¬ 8-Mai 1945 : fin de la Guerre ou tragédie algérienne ?
Le 8 mai 1945, fut signé l’acte de capitulation du IIIe Reich. L’effroyable guerre mondiale qui s’était étendue de l’Europe jusqu’à l’Afrique et l’Asie, s’achevait enfin. Pourtant, les facteurs qui causèrent cette catastrophe n’avait pas été entièrement éradiqués. À vrai dire, aucun phénomène d’ordre politique ou social n’aurait pu être séparé de ce drame qui précipita des peuples contre d’autres peuples. En Europe, des États-nations comme l'Allemagne ou l'Italie avaient eu le sentiment d’être lésés par le traité de Versailles (28 juin 1919), lequel fut signé à l'issue du premier conflit mondial (1914-18). En outre, comparées au Royaume-Uni et à la France, leurs possessions coloniales demeuraient modestes. De fait, les peuples italien et allemand eurent le sentiment d'avoir à payer plus durement le tribut de la Première Guerre mondiale. Il eût été difficile de séparer la réalité de la politique coloniale européenne des facteurs qui présidèrent au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Allemand et Italiens, surtout ceux qui, sevrés de mots d'ordre nationalistes, s'étaient battus sur les champs de bataille, nourrissaient une forme d'amertume d'ordre patriotique. Une extrême droite chauvine sut habilement exploiter ce sentiment d’humiliation. L’ère des césars autoritaires et bellicistes s'annonça. Face à la menace d'une révolution prolétarienne européenne, les classes au pouvoir effrayées, celles qui financèrent les expéditions coloniales, adoubèrent les césars. Au-delà, l’idéologie de la race supérieure que les césars exaltaient ouvertement n’était rien d’autre que celle que les puissances alliées, Union soviétique exceptée, n’avaient cessé de promouvoir à l’endroit des peuples qu’ils dominaient. Or, tous les facteurs qui venaient de précipiter l’humanité dans ce cataclysme inouï devaient être, à présent, impérativement balayés. En Algérie, les colons avaient désormais une hantise : Les Algériens et, en particulier, ces soldats « indigènes » qui s’étaient battus aux côtés des soldats français, avaient pris conscience que la France n’était pas si invincible que cela, et, surtout, que la France n’était pas uniquement « ces colons » qui, après les avoir spoliés, les surexploitaient dans des conditions de semi-esclavagisme. Ils avaient également ressenti qu'on ne pouvait composer avec le fascisme (ou le nazisme) si l'on voulait se débarrasser du colonialisme. Du reste, comme l'écrit Yves Benot dans son introduction à un ouvrage traitant des massacres coloniaux [Voir biblio. plus bas], « on comprend pourquoi Léopold Sédar Senghor, dans un article daté du 1er mai 1945 mais certainement revu un peu plus tard, a pu écrire que, si l'Allemagne avait été vaincue, le nazisme ne l'avait pas été, ni en France, ni - surtout - outre-mer. L'est-il d'ailleurs aujourd'hui ? » Quoi qu'il en soit, au contact de la métropole, la vision du monde des Algériens comme celle des Africains en général, en avait été transformée et leur conscience politique affermie. Désormais, leur propre combat se nourrirait d’une perspective plus universelle, celle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Enfin, ces Algériens-là s’étaient battus bravement contre les oppresseurs fasciste et nazi. Ils espéraient que la République française en fût reconnaissante et qu'elle comprît on ne peut mieux leurs aspirations. Retournés dans leur pays natal, ils retrouvèrent non plus un oppresseur allemand mais un oppresseur français qui n'avait guère changé de visage. Il y avait entre ces tyrans bien des similitudes : l'injustice permanente, l’arrogance, le racisme, le sentiment de supériorité, la violence. Pourtant, il serait faux de dire qu’une grande partie des élites métropolitaines fussent entièrement aveugles. De ce côté-ci, on avait conscience qu’il fallait changer des choses, mais on demeurait, à l’instar du Général De Gaulle, farouchement attaché à l'idée de préserver, coûte que coûte, l’Empire colonial français. Aussi, ce qui survint en Algérie, au début du mois de mai 1945, mit brutalement fin, le jour même, à toute chimère sur un monde de paix et de concorde universelle. Affirmer cela, de nos jours, c’est évidemment interpeller l’actualité. Des guerres s'éternisent, tandis qu'on en prépare d'autres. Des politiciens sans scrupules agitent, quant à eux, des épouvantails qui les cautionnent.
~ Extraits du travail de l’historien Ouanassa Siari Tengour, celle de son confrère Jean-Pierre Peyroulou et du journaliste Yves Benot
Ceci, afin de commémorer les 80 ans de cet événement de l’histoire algérienne, événement tragique et fondateur.
1 . Les manifestations de mai 1945, moment fondateur de l' « esprit d'indépendance »
Or, depuis le débarquement des forces anglosaxonnes, les Algériens étaient plus attentifs aux principes affichés dans la Charte de l'Atlantique - signée en août 1941 par le président des États-Unis Franklin D. Roosevelt et le Premier ministre britannique Winston Churchill, elle condamnait toute annexion territoriale et réaffirmait le principe de l'autodétermination de chaque peuple - et à l'idée d'un État algérien tel que Le Manifeste du peuple algérien l'avait revendiqué en février 1943. Quand, le 22 mars 1945, la nouvelle de la création de la Ligue arabe au Caire parvint en Algérie, elle fut largement relayée par les leaders nationalistes. Il en fut de même quand se tint la conférence de San Francisco qui donna naissance à l'Organisation des nations unies, l'ONU (avril-juin 1945). Comme l'écrivit justement Charles-André Julien, « le printemps 1945 fut pour les musulmans du monde entier l'annonce d'une ère triomphale ». [In : L'Afrique du Nord en marche, Julliard, 1972, p. 265] Mais, en guise de réveil, les Algériens ont vécu les affres de la répression, des arrestations et des condamnations.
Dans le Nord-Constantinois, en particulier à Sétif, Guelma et Kherrata, la répression des manifestations du 1er mai, jour de la fête du travail, et du 8 mai, jour de l'armistice et donc du retour à la paix, a provoqué de violentes émeutes (102 colons furent tués) qui ont donné lieu en représailles, en mai et juin, à des massacres coloniaux marqués par des violences inouïes de la part des forces de l'ordre secondées par les milices des colons. La seule présence des foules algériennes dans les rues des différentes villes suffit pour déclencher une répression qui mobilisa des moyens disproportionnés. [Note personnelle : À Sétif, dès la venue du préfet et du général Raymond Duval, commandant de la division de Constantine, le soir du 8 mai, les ordres les plus stricts sont donnés afin que tout début d'insurrection soit sévèrement réprimé. « On voyait des cadavres partout dans les rues, la répression était aveugle. [...] » , dira l'écrivain Kateb Yacine en 1984. Dans une enquête effectuée par le PCA (Parti communiste algérien), un militant écrira : « Les musulmans ne peuvent circuler en ville que s'ils se munissent d'un brassard blanc délivré par l'autorité française et justification d'un emploi dans un service public. À partir de là, toute exécution d'un Musulman est tolérée. [...] Autrement dit, l'Européen a droit de vie ou de mort sur l'Algérien musulman. [Source : A. Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la Guerre d'Algérie, Casbah Éditions, 2002]. Les massacres qui en résultèrent vinrent s'ajouter à ceux que la mémoire avait ensevelis mais point oubliés. Mais, au-delà des pertes humaines, évaluées à plusieurs milliers de morts, il convient de souligner la signification réelle de ces manifestations portées par un esprit nouveau, nourri des espoirs que la conjoncture internationale avait fait naître.
Un souffle nouveau parcourait les villes comme les campagnes. Ce fut l'œuvre des Amis du Manifeste et de la liberté (AML), parrainés depuis mars 1944 par les dirigeants nationalistes qui avaient fait leur entrée en politique au cours de l'entre-deux-guerres. Il faut rappeler la profonde attraction exercée par les discours des acteurs de ce vaste mouvement politique. La réception des écrits publiés dans la presse autorisée (L'Égalité) ou clandestine (El-Watan), les slogans émis ont vite dépassé les cercles habituels. Ce fut cette lente mais inéluctable pénétration de quelques notions fortes comme la patrie et l'indépendance qui contribua à élargir l'horizon d'attente et à faire sortir de leur résignation des masses paupérisées et fragilisées à l'extrême. L'adhésion populaire au projet des AML fut réelle et le mérite en revint aux militants appartenant à la tendance modérée de Ferhat Abbas, au PPA clandestin et à l'Association des oulémas. Dans ce rassemblement, où ne figura pas le PCA, les militants du PPA furent les plus actifs sur le terrain. Ils surent manier le vocabulaire qui sied aux masses et qui assura leur ralliement à la cause nationale. Forts de leur savoir-faire, de la sémantique propre à la politique moderne, ils offrirent, à la jeunesse essentiellement, les possibilités de contester l'ordre établi et de soustraire à son emprise. La lente socialisation politique conforta l'idée d'émancipation de l'Algérie en gestation. La multiplication des signes de désobéissance, des inscriptions murales, des gestes symboliques et provocateurs en fut la preuve [...]. Ces attitudes concoururent doublement à élargir l'assise sociale du mouvement de politisation, auquel les ruraux adhérèrent massivement, et à remodeler le champ culturel travaillé par l'imaginaire millénariste, offrant ainsi des ressources inédites à la résistance.
Contrairement aux explications fondées sur une causalité linéaire unique, l'événement qui s'est joué en mai 1945 renvoyait donc à une pluralité de catégories d'explication où s'entremêlaient plusieurs héritages et plusieurs espaces-temps. L'une des caractéristiques du changement perçu en cette année 1945 fut sans doute l'affirmation d'une identité collective qui remit en question la légitimité coloniale. La participation des Algériens aux manifestations de mai, avec l'organisation de cortèges à part, traduisit bien cette volonté de s'approprier l'espace public, d'en faire le lieu de l'expression politique, défiant toutes les interdictions.
Par ailleurs, les difficultés économiques, la rigueur des opérations de guerre menées par l'armée dans le Nord-Constantinois, les cérémonies de pardon (aman) qui tournèrent à des scènes d'humiliation grotesque, provoquèrent de profonds traumatismes, durablement inscrits dans la mémoire collective, et creusèrent un peu plus le fossé séparant les vaincus des vainqueurs. [Note : Les "événements de Sétif" , conclut, pour sa part, Annie Rey-Goldzeiguer, ont eu pour conséquence décisive d'avoir dressé deux camps ennemis. Les passerelles que le monde du contact avait réussi à édifier s'écroulent les unes après les autres. Ce monde est en ruine. Le temps est venu où chacun doit choisir son camp pour préparer la lutte finale, mais cette fois dans les pires conditions. (op. cité)]. L'historien Mohammed Harbi a donc raison : « la guerre d'Algérie a bel et bien commencé à Sétif le 8 mai 1945 ». [In : Le Monde diplomatique, mai 2005].
O. Siari Tengour [In : Histoire de l'Algérie à la période coloniale, collectif sous la direction d'A. Bouchène, J.-P. Peyroulou, O. Siari-Tengour, S. Thénault - Barzakh, 2012)
2, a. De 7 heures à 16 heures, le 8 mai à Sétif : les émeutes en ville, le djihad dans les campagnes (J.-P. Peyroulou)
Le 8 mai 1945 ne s'inscrivait pas dans le registre de la manifestation revendicative, mais avait un caractère officiel. les autorités fixèrent la date et y participèrent par des discours et des dépôts de gerbes. Il fut aussi festif, les populations exprimant leur joie et leur délivrance en ce jour de victoire et de retour de la paix. [...] Les nationalistes voulaient en faire un enjeu. Ils entendaient opposer à la démonstration de la nation française l'existence d'une nation algérienne, à la temporalité des Européens celle des Musulmans d'Algérie, sans faire de cette journée de joie une journée de deuil. Les départements d'Alger et d'Oran restèrent calmes le 8 mai. La mobilisation puis les violences furent concentrées dans le département de Constantine qui avait été peu concerné par la répression du 1er mai. Pour comprendre les événements qui se produisirent le 8 mai à Guelma, en fin d'après-midi et dans la soirée, il faut analyser ceux qui survinrent à Sétif dans la matinée, pour pouvoir comparer les deux manifestations. À Sétif, la police devait déjouer tout début de manifestation. Le sous-préfet Butterlin convoqua à 7 h 30 un proche de Ferhat Abbas et lui rappela l'interdiction de tout cortège à « caractère politique ». Selon l'esprit de l'article 1 d'un décret d'octobre 1935 qui soumettait toute manifestation sur la voie publique à une déclaration préalable à la sous-préfecture. [...] La manifestation du 8 mai était donc illégale, à la différence de celle du 1er mai. Dans l'impossibilité de faire appliquer la loi, le commissaire Tort ne renouvela pas l'interdiction de défiler. On se contenta de rappeler que le port de pancartes durant le cortège officiel célébrant la victoire était interdit. Les responsables des AML s'en portèrent garants.
À 9 heures, le cortège s'ébranla. Les Algériens remontèrent vers la ville européenne [...] Les hommes avançaient en rangs serrés, entonnant des chants patriotiques. Les scouts, en tête, enjoignaient les ruraux venus pour le marché à rejoindre le cortège. Le cortège grossit. Une masse compacte, hétérogène sur le plan de la culture politique, se présenta dans la ville européenne, un espace urbain [...] inconnu de certains ruraux [...] Or, quand il y a une incursion dans un espace étranger, souvent adverse, parfois compris comme interdit, la violence devient une possibilité.
Plusieurs banderoles étaient sorties - Libérez Messali , Vive l'Algérie libre et indépendante - et le drapeau vert au croissant, exhibé. Les promesses faites au commissaire n'avaient pas été tenues. [...] L'épreuve de force était dès lors inévitable. [...] À 9 h 25, un des adjoints du commissaire saisit une banderole qui suivait le passage des scouts musulmans. La réaction fut immédiate. Les matraques des manifestants sortirent. Les rapports de police se contredisent : impossible de savoir qui tira le premier. Dans la bousculade générale, la police ne fit pas de sommations avant de tirer [...] Bouzid Saâl, jeune scout porteur du drapeau, fut abattu. [...] Les manifestants fuyaient hors de la ville. Dans leur retraite, de nombreux Européens furent tués à coups de couteau, de sabre, de matraque ou de revolver. La manifestation tourna à « une explosion de haine longtemps contenue », nota le commissaire Bergé dans son rapport au gouverneur général. [...] Les violences durèrent de 9h 25 à 10 h 45, en même temps que les cérémonies officielles. Bilan : 21 morts européennes et de nombreux blessés, un nombre indéterminé de victimes côté algérien. [...] Comme lors du 1er mai et comme à Blida, l'enlèvement des banderoles et des drapeaux provoqua la transformation de la manifestation en émeute. Les policiers étaient trop peu nombreux pour faire face aux manifestants sans utiliser leurs armes. L'ordre du sous-préfet Butterlin était inadapté. [...]
Avant de tourner à l'émeute, Sétif connut un cortège pacifique. Dans la culture politique protestataire française, la manifestation est un substitut à la Révolution française à partir de la fin du XIXe siècle, selon Danielle Tartakowsky. En Algérie, la manifestation ne pouvait être le moyen d'une affirmation. [...]
En fin de matinée, les paysans revenaient de Sétif ; les transporteurs, les portefaix diffusèrent les nouvelles dans les campagnes : les Européens tuaient les Musulmans à Sétif. Il fallait défendre ces derniers par solidarité. [...] Les violences musulmanes qui se poursuivaient dans la région furent l'expression de la vengeance et du désespoir. N'obéissant à aucune oganisation centralisée, elles relevaient d'une exigence de solidarité collective, d'ordre communautaire.
2, b. 18 heures à Guelma le 8 mai : une manifestation nationaliste interdite et réprimée
À Guelma, le dispositif défensif était prêt depuis le 14 avril. Il n'avait pas servi le 1er mai. La matinée du 8 se passa comme tous les jours de marché. [...] À midi, quelques personnalités musulmanes guelmoises, la plupart AML, comme Mohammed Reggui, prirent la décision [...] de ne pas manifester l'après-midi. Ces modérés n'avaient pas l'influence des jeunes radicaux du PPA auprès des plèbes urbaines et paysannes. Au même moment, le sous-préfet André Achiary fut informé par le préfet de Constantine des émeutes de Sétif. Il reçut l'ordre de réprimer les manifestations nationalistes. [...] À 15 heures, Lestrade-Carbonnel confirma à Achiary : « Réprimer tout acte de désordre, force doit rester à la loi après sommations réglementaires. » [Télégramme, 8 mai 1945, 15 h. AN FR CAOM, MAA- 811866] [...]
Des manifestants se rassemblèrent à 16 heures, à la même heure qu'à Bône, à l'extérieur de la ville, au cimetière Khermate, par conséquent dans un lieu de recueillement, de religion et de souvenir. La consigne était de ne pas porter d'armes blanches sur soi. Le cortège comprenait de 1 500 à 2 000 jeunes gens et enfants de la ville de Guelma, et de 400 à 500 paysans venus pour le marché [...] Le cortège devait se diriger vers le monument aux morts pour honorer les combattants et les morts, parmi lesquels des soldats musulmans. Il s'inscrivait donc, dans une certaine mesure, dans la dimension collective du 8 mai. Les adultes et les vieux de la ville arabe de Guelma écoutèrent les conseils des modérés ; ils ne manifestèrent pas. Les pères ne tenaient pas leurs fils. À 18 heures, le cortège entra en ville, avec les drapeaux algériens au milieu des couleurs des Alliés, dont le drapeau tricolore, et des pancartes portant les slogans déjà en cours le 1er mai « Libérez Messali », « Vive l'Algérie » « Vive la charte de l'Atlantique ». [In : Boucif Mekhaled, Chroniques d'un massacre, 8 mai 1945...Syros, Paris, 1995]. Les manifestants entonnaient un chant patriotique, Min Djibalina, l'hymne des scouts et levaient l'index au ciel. Aucun ne portait de matraque comme à Sétif.
Les cérémonies terminées, le sous-préfet et les personnalités guelmoises s'installèrent au café-glacier Reggui, place Saint-Augustin. 18 h 30 : le cortège arrive dans le centre. L'apercevant par la rue Victor-Benès, Achiary se précipita, en compagnie du maire socialiste Garrivet et de son adjoint, du président du Consistoire juif, le rabbin Attali, et de huit policiers rejoints par dix gendarmes. Le sous-préfet demanda la dispersion, sans tenter d'arracher les drapeaux et les pancartes que tenaient les scouts. Ali Abda, 20 ans, jeune frère du dirigeant local des AML, bouscula le sous-préfet. La foule menaçait de submerger le mince service d'ordre policier. Achiary dégaina son revolver, tira en l'air ; les policiers et les gendarmes l'imitèrent, puis chargèrent. Le secrétaire des AML de Millesimo (aujourd'hui : Belkheir), une commune sise à 2 km de Guelma, Mohamed Salah Boumaaza, fut tué d'un coup de feu, et six autres musulmans furent grièvement blessés. Sans tirer, les forces de l'ordre puis de l'armée pourchassèrent les manifestants qui furent « refoulés hors de l'enceinte de la ville », écrit le capitaine de la Garde. [Rapport du 19 mai 1945, AN, FR-CAOM, MAA, 81F866]. Les modérés des AML restèrent au café Reggui. Leur position était inconfortable. Qu'ils favorisent la dispersion, et leurs coreligionnaires les auraient accusés de collaborer avec le sous-préfet et la police. Qu'ils rejoignent les manifestants, et les pouvoirs civils et les Européens les auraient assimilés aux radicaux du PPA. Ils ne choisirent donc pas. L'on choisit à leur place : ils devaient mourir. [...]
Alors que l'Europe et souvent le monde espéraient que ce 8 mai 1945 permettrait de repousser la violence, les premières illégalités auraient commencé ce jour-là, selon le commissaire Bergé, à Millesimo, dans une commune où les colons étaient constitués en milice depuis le 14 avril. Le garde champêtre B.... aurait arrêté les frères Boughalmi et Ali Drare, lesquels n'étaient membres d'aucune organisation, mais revenaient de Guelma. Des colons miliciens de la commune - ils étaient quatre - que nous retrouverons durant les deux mois de massacre, les auraient sortis de leur geôle et exécutés "pour l'exemple" au milieu du village. Puis, ils auraient brûlé leur ferme et se seraient partagé le bétail. Ils « préparèrent un bûcher et brûlèrent les cadavres », affirma le commissaire Bergé. Les restes auraient été dispersés dans l'oued Seybouse. Bergé, brassant une quantité d'horreurs, ne confondit-il pas avec la destruction des corps qui advint en juin ? Nous le pensons.
[...] Dans les manifestations de Sétif comme de Guelma, convergèrent toutes les nouvelles formes de sociabilité partisane et sociale : élective dans le cas de Sétif, et dans les deux cités, des sociabilités syndicales, nationalistes, scoutes. Les quarante scouts musulmans de la troupe En Noudjoum (Étoiles en arabe) figuraient en uniforme au premier rang [Note : Ceux-ci étaient passés sous l'influence du PPA et des oulémas avec Ahmed Seridi, comme vice-président, Ouartsi et Abda, comme aumôniers [morchid]). Les manifestations vérifièrent, de ce point de vue, l'une des conclusions de Danielle Tartakowsky sur la manifestation, selon laquelle il faut la comprendre comme « le substitut des modes de sociabilité en déclin ». [In : Les Manifestations de rue en France, 1918-1968, Sorbonne, Paris, 1997]. Inversement, en refusant l'expression politique de ces sociabilités nouvelles, en refusant l'accès aux espaces civiques et politiques par la répression, les pouvoirs publics coloniaux leur refusaient d'accéder au politique et de poursuivre le processus de modernisation sociale et politique entrepris avant guerre. Du coup, ils renvoyaient les Algériens dans le religieux, réactivaient les anciens modes de sociabilité, la tribu, le clan, comme support social et spatial du djihad. [...]
Dans le contexte colonial du printemps 1945 et dans la situation d'assez grande partition ethnique de l'espace urbain, les manifestations de 1945 affirmèrent toutes la volonté d'imposer la légitimité d'une présence collective des Musulmans - habitants de la Casbah, des faubourgs de Sétif ou de Guelma, de la ville arabe de Guelma - et des revendications nationales, dans des espaces européens que l'urbanisme, par l'habitat - la place de la Grande-Poste ouvrant sur la mer, l'avenue Jean Jaurès et son prolongement l'avenue Clémenceau à Sétif, la place Saint-Augustin à Guelma -, le peuplement et les mœurs - la mixité, les boissons, l'habillement - distinguaient des espaces musulmans. Le cortège et les forces de l'ordre exprimaient chacun une physique du pouvoir et de la nation dont l'intensité matérielle n'avait jamais été atteinte avant le 1er mai en Algérie et le 8 mai dans le Constantinois. Au moment où l'on assistait à la première affirmation de la nation algérienne par les organisations nationalistes, les Algériens entendaient prendre, par ces manifestations, possession d'un espace qu'ils découvraient collectivement comme le leur. [...]
J.-P. Peyroulou, in : Guelma, 1945. Une subversion française dans l'Algérie coloniale, La Découverte, Paris, 2009.
3. Le 8 mai 1945 selon Ferhat Abbas (1899-1985), créateur des AML (Amis du Manifeste et de la liberté)
« Rappelons brièvement les faits. Le 8 mai 1945 est un mardi. C'est le marché hebdomadaire. La ville de Sétif abrite, ce jour-là, entre 5 000 et 15 000 fellahs, et commerçants venus des régions les plus éloignées.
La veille, l'administration avait autorisé une manifestation. Des Musulmans avaient, paraît-il, exprimé le désir de déposer une gerbe de fleurs au monument aux morts. À qui cette autorisation a-t-elle été accordée ? Le sous-préfet ne le sait pas et se sent incapable de le dire. On s'est présenté à la sous-préfecture pour demander verbalement cette autorisation. Le sous-préfet "pensait" que c'était un responsable des AML. Il ne lui a pas demandé son identité. Il n'a pas exigé une demande écrite comme le veulent l'usage et la loi. Le maire de la ville est laissé dans l'ignorance de cette démarche insolite.
En revanche, le préfet de Constantine - André Lestrade-Carbonnel - est mis au courant. Il autorise la manifestation, mais ordonne de tirer sur les manifestants si ceux-ci arborent le drapeau algérien. Circonstance aggravante pour les autorités : la semaine précédente, le 1er mai, le PPA, parti interdit, avait organisé des cortèges de protestation contre le maintien en résidence forcée de Messali Hadj. À Alger, il y eut un mort et des blessés. À Sétif, une manifestation identique fut organisée. Plus de quatre mille paysans suivirent le cortège. C'était un sérieux avertissement. L'atmosphère était chargée d'orage. Mais les responsables de l'ordre public n'en avaient cure.
Toujours est-il que le 8 mai, une manifestation plus importante fut autorisée. C'était le piège. Le cortège se forma au faubourg de la Gare, près de la nouvelle mosquée, et se dirigea vers la ville. Il fut encadré par la police. Il parcourut mille mètres environ, drapeau algérien déployé. Les policiers n'intervinrent pas. Mais à hauteur du Grand Café de France, en plein centre-ville, un commissaire de police surgit et tenta d'arracher des mains d'un manifestant les couleurs nationales. Le militant résista, la police tira. Un mort, plusieurs blessés. Et ce fut l'émeute.
Les manifestants pourchassèrent les Européens, et la police, appuyée par l'armée, tira sur les manifestants. Bilan : de nombreux morts et blessés. En quittant la ville, les gens venus au marché colportèrent les nouvelles les plus extravagantes. Et le feu s'étendit à la campagne et aux villages. Cependant, la masse paysanne et citadine ne bougea pas. Les cadres des AML restèrent calmes. En gros, le peuple algérien ne s'associa pas au désordre.
Les émeutes particulièrement dans le Constantinois furent sanglantes. Cent deux victimes parmi la population française. En revanche, les Algériens furent massacrés par dizaine de milliers. Légionnaires, Sénégalais, Tabors sous le commandement du général Duval et du colonel Georges Bourdila, commandant la subdivision de Sétif, se ruèrent sur nos villages et nos douars, et n'épargnèrent ni femmes ni enfants. Les colons appuyés par la police et l'armée se livrèrent à des violences indescriptibles, indignes d'un monde dit civilisé. La jeunesse, qui formait les cadres des AML, paya un lourd tribut. À Sétif, à Périgotville, à Kherrata, à Oued Marsa, à Guelma, à Bône, les colons, groupés en milice, assouvissaient leur haine et fusillaient, par milliers, des jeunes après leur avoir infligé les pires tortures. La chasse à l'Arabe, comme au temps des Rovigo et des Saint-Arnaud, était revenue au goût du jour. Des groupes de colons armés s'arrogeaient le droit de juger et de fusiller. Et nous avons le regret et l'obligation de déclarer qu'en ne sanctionnant pas ces faits, le gouvernement de l'époque - [note : Gouvernement Provisoire de la République française sous l'autorité du général De Gaulle et incluant de nombreux ministres de gauche] - a refusé à ses ressortissants la justice et la vérité (Rapport inachevé de la commission d'enquête sur ces faits placé sous la direction du général de gendarmerie Paul Tubert).
Les AML furent dissous. La loi martiale fut proclamée. Le croiseur Duguay-Trouin bombarda les douars des communes mixtes de Takitount et Oued Marsa. L'administration procéda à des arrestations massives. Les militants algériens sont, les uns placés dans des camps de concentration, les autres traduits devant les tribunaux militaires. Messali Hadj est déporté en Afrique centrale. [...] J'ai été arrêté avec le docteur Saadane dans le salon d'attente du gouverneur général à Alger, M. Yves Chataigneau [note : ce dernier n'était pourtant pas présent au moment des faits], le 8 mai 1945, à 10 h 30. Nous étions là, au nom des AML, pour féliciter le représentant de la France de la victoire des Alliés. Mis au secret, je n'a appris les événements du Constantinois que deux semaines plus tard. [...] J'ai été interné dans quatre prisons. La loi d'amnistie ayant été votée par la première assemblée constituante, je fus libéré le 16 mars 1946. [...] »
Ferhat Abbas, in La Nuit coloniale, p. 154-59. Julliard, Paris, 1962.
4. La mission du général Paul Tubert (J.-P. Peyroulou)
Dans des secteurs comme Guelma, la répression mise en marche par les pouvoirs publics et l’armée s’autonomisa. Le 8 mai y libéra une violence générale entre communautés sur laquelle se greffèrent toute une série de micro-violences personnelles, dans un rapport de force totalement déséquilibré. L’aviation et la marine furent utilisées contre les douars. C’est dans ces circonstances que, le 19 mai, à la demande du ministre de l’intérieur Tixier, de Gaulle nomma le général de gendarmerie Tubert, résistant, membre, depuis 1943, du Comité central provisoire de la Ligue des droits de l’homme (où siègent également René Cassin, Pierre Cot, Félix Gouin et Henri Laugier), membre de l’Assemblée consultative provisoire, dans le but d’arrêter la répression. Et effet, à partir du 19 mai, les ordres du général Duval changèrent complètement de nature et la milice de Guelma fut dissoute. Mais, pendant six jours, du 19 au 25 mai, la commission fit du sur-place à Alger. Officiellement on attendait l’un de ses membres “ retenu ” à Tlemcen. Dans les faits, c’est bien Tubert qui était retenu à Alger. On ne le laissa partir pour Sétif que le 25 mai, quand tout y était terminé. Et, à peine arrivé à Sétif, il fut rappelé à Alger le lendemain, le 26, sur ordre du gouvernement, par le gouverneur général Chataigneau. Si bien qu’il ne put se rendre à Guelma. De retour à Alger, Tubert ne fut pas reçu par Chataigneau... mais par Gazagne, le secrétaire général du Gouvernement général d’Algérie.
Pourquoi n’alla-t-il pas à Guelma ? Non seulement parce que le général de Gaulle voulait absolument sauver un représentant de la résistance en Algérie, A. Achiary, l’un des organisateurs de la milice européenne, mais aussi parce qu’à Guelma, la répression menée par cette milice officiellement dissoute, continuait toujours dans les faits. Et elle continua jusqu’au 25 juin, jour où le ministre de l’Intérieur Tixier arriva à Guelma. Il y eut encore 4 morts ce jour-là. Ce furent les derniers. Quand il repartit, les meurtres cessèrent.
En somme, on promena Tubert et la nomination de la commission Tubert fut une menace qu’agita le gouvernement provisoire pour faire cesser la répression. Mais celui-ci n’avait aucune intention de le laisser constater effectivement l’ampleur de la répression.
Reste que Tubert a tenu à remettre un rapport sur la base des quelques faits qui lui ont été rapportés, expliquant les intentions qui auraient présidées à sa mission et exprimant quelques hypothèses. Son rapport est celui d’un honnête homme, au fait des réalités algériennes, qui sait qu’il a servi d’épouvantail mais qui tient à prendre sa mission au sérieux en attirant notamment l’attention sur les causes profondes de cette crise et le caractère aveugle de la répression. Le rapport fut oublié. Il ne fut pas diffusé. De toute façon, après la révolte de Madagascar, et une fois la guerre d’Indochine commencée, l’épisode du 8 mai 1945 dans la région de Constantine n’intéressait plus personne en France. La France avait, en Algérie, “ la paix pour dix ans ”. Tubert fut nommé maire d’Alger peu après. Et Gazagne a été élu à ce poste en 1948.
5. Extraits du rapport Tubert
« [...] Trois faits nous ont été racontés, prouvant l'état d'esprit de la population musulmane. Un instituteur de la région de Bougie donne à ses élèves un modèle d'écriture : "Je suis français, la France est ma patrie." Les enfants musulmans écrivent : "Je suis algérien, l'Algérie est ma patrie."
Un autre instituteur fait un cours sur l'Empire romain. Il parle des esclaves. "Comme nous", crie un gosse.
À Bône enfin, une partie de football opposant une équipe entièrement européenne à un "onze" musulman doit être arrêté par crainte d'émeute...
La multiplicité des renseignements qui nous sont parvenus permet d'affirmer que les démonstrations de cet état d'esprit couvraient tout le territoire algérien. Actuellement, la presque totalité de la jeunesse des facultés est acquise aux idées nationales ou, au moins, autonomistes...
Les musulmans ayant séjourné en métropole comme soldats ou travailleurs ont porté leur attention sur des faits sociaux qui passaient inaperçus aux yeux de leurs parents. Ils font des comparaisons entre leur situation et celle des Européens, qu'ils jugent privilégiés. En outre, ils acceptent difficilement que des Espagnols, des Maltais, des Italiens qui, souvent non naturalisés, ne sont pas appelés à défendre le pays où ils vivent, jouissent d'une situation supérieure à la leur. Enfin, ils jalousent les colons propriétaires des grands domaines. Un seul colon règne en maître sur des milliers d'hectares et ils comparent sa richesse à leur misère. »
6. Sétif vu de l'hexagone [... et le positionnement d'Albert Camus] (Yves Benot)
La censure militaire, alors en vigueur jusqu'au début juin, n'a rien laissé passer sur les manifestations du 1er mai en Algérie. Quant aux événements du 8 mai, la presse ne pourra commencer à en parler que le 12, à la suite du Conseil des ministres de la veille, et à travers son communiqué. C'est aussi le 11 mai que de Gaulle - président du gouvernement provisoire depuis le 3 juin 1944 - a adressé à Chataigneau un message par lequel il l'invite à faire savoir que la « souveraineté française » sera maintenue. Le communiqué parle assez longuement des difficultés du ravitaillement des « populations indigènes » en Algérie et des mesures prises par le gouvernement. Mais, « en attendant que le ravitaillement parvienne en Algérie, le gouvernement, en raison de l'agitation anti-française créée par des éléments indigènes, a adressé au gouverneur général des instructions concernant le maintien de l'ordre dans les trois départements » (texte donné par Combat du 12 mai). Le Populaire du même jour est plus précis : « Des troubles se sont produits, des villages ont été occupés avec la complicité du parti populaire arabe [sic : pour Parti du peuple algérien ! - Y.B.], des agents nazis encore très nombreux et enfin des sectes religieuses qui cherchent leur mot d'ordre auprès des agitateurs panarabes du Caire. » Le ministre de l'Intérieur, Tixier, est socialiste, on l'a vu. L'Humanité du 12 mai insiste, elle, sur le rôle de fonctionnaires vichystes et fait allusion aux incidents du 1er mai. Le 15 mai, Tixier donnera un communiqué plus détaillé qui concerne les 8, 9 et 10 mai, après quoi « l'ordre a été rapidement rétabli par les forces de l'ordre assistées de détachements de l'armée et de l'aviation ». À propos de cette dernière, le ministre de l'Air, le communiste Charles Tillon, qui n'a pas, dans ses attributions le contrôle de l'emploi de l'aviation, avait, au Conseil des ministres du 11 mai, demandé qu'elle ne soit pas employée pour des bombardements et des mitraillages, mais uniquement en mission de reconnaissance et d'intimidation ; il n'en a rien été. [Note : Cofondateur et dirigeant des Francs-tireurs et partisans (FTP), Charles Tillon avait rédigé, le 17 juin 1940, un tract diffusé à Bordeaux qui constituait un véritable appel à la résistance, d'une tonalité différente de celle des autres responsables communistes. Charles Tillon expliquera par la suite qu’il ne fut jamais informé par ses collègues du gouvernement ou par ses services, puis qu'après avoir été informé de l'étendue du drame, il avait voulu démissionner du gouvernement, mais que « la direction du Parti » avait refusé. [In : A. Ruscio, Les communistes et les massacres du Constantinois (mai-juin 1945). Revue d'histoire, 2007/2 (n°94), Cairn.Info] Charles Tillon sera, par la suite, écarté de la direction du Parti, en septembre 1952, pour « activité fractionnelle » ainsi que d'autres responsables communistes liés à la Résistance comme Auguste Lecœur. Réhabilité en 1957, il est exclu du PCF en 1970.] De son côté, le ministre socialiste Tixier accuse le PPA et les AML. France-Soir, daté du 13-14 mai, publie en une, sur quatre colonnes, un article d'Y. G., sous ce titre qui dit tout : « C'est l'agitateur Ferhat Abbas qui a suscité les troubles d'Algérie. Il dispose de fonds importants et d'armes d'origine mystérieuse. » [...] Le même jour, commence dans Combat la série des six articles d'Albert Camus, retour d'Algérie où il vient de passer trois semaines ; ils paraissent entre le 13 et le 23 mai. [Republiés in : Actuelles III, Paris, 1958] Dans un post-scriptum, Camus réfute par ailleurs les assertions de M. Y.G. à propos de Ferhat Abbas. [...]
L'intervention de Camus est d'une tout autre rigueur. D'emblée, il affirme qu'il y a crise - et non de simples incidents -, que « le peuple arabe existe», qu'il « n'est pas inférieur sinon par les conditions dans lesquelles il se trouve ». Plus encore, en proclamant que « l'Algérie est à conquérir une seconde fois », il énonce implicitement que, pour l'instant, elle est perdue pour la France - l'Algérie des Algériens s'entend. S'il traite ensuite des problèmes économiques et sociaux, il convient de porter attention à sa formulation : « La crise la plus apparente [souligné par moi, Y.B.] dont souffre l'Algérie est d'ordre économique. » [...] mais Camus marque bien que la crise « tient aussi à la conviction où ils (les Arabes) sont que cette faim n'est pas juste. » Ils n'admettent pas que seules les rations des Algériens soient réduites. Le fond de la question est donc une question de justice. [...] Camus sait que l'objectif de l'assimilation, qui avait pu mobiliser une partie de l'opinion algérienne en 1936-37, est maintenant perçu comme inaccessible et, de toute façon, dépassé. [...] Aujourd'hui, après la guerre d'Algérie, après toutes les recherches sur le nationalisme algérien et son histoire, on risque de sous-estimer ce que ces articles ont d'unique à leur date dans la presse française. Camus est seul à définir clairement le problème politique. [...]
Mais Camus lui-même, après avoir fourni à ses lecteurs le moyen de comprendre le fond du problème, en tire des conclusions qui esquivent la question de l'indépendance. Il ne cache pas ses affinités électives avec Ferhat Abbas et insiste sur le caractère modéré du programme des AML, laissant entendre son peu de sympathie pour Messali et le PPA. Aussi, ce qu'il demande, ce n'est pas la reconnaissance du droit à l'indépendance, c'est la justice, c'est que l'on exporte en Algérie « le régime démocratique dont jouissent les Français » (dans son éditorial du 15 juin, écrit aussitôt après la fin de la censure militaire). [...] « C'est la force infinie de la justice, et elle seule, qui doit nous aider à reconquérir l'Algérie et ses habitants. » En quelque sorte, une Algérie gallo-arabe comme il y comme il y a eu finalement une Gaule gallo-romaine ? Mais n'est-ce pas opposer un vœu pieux à la répression qui fait horreur à Camus ? N'est-ce pas sous-estimer la force des intérêts, et des passions des colons, dont Camus doit tout de même bien connaître les capacités de haine violente et la force de pression politique ? [...]
Y. Benot, Massacres coloniaux, 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, Préface de F. Maspero, La Découverte, 1994.
7. Document : Ordonnance du 7 mars 1944 relative au statut des Français musulmans d'Algérie
Le Comité français de la Libération nationale
Ordonne :
Art. 1. - Les Français musulmans d'Algérie jouissent de tous les droits et sont soumis à tous les devoirs des Français non musulmans.
Tous les emplois civils et militaires leur sont accessibles.
Art. 2. - La loi s'applique indistinctement aux Français musulmans et aux Français non musulmans. Toutes dispositions d'exception applicables aux Français musulmans sont abrogées.
Toutefois restent soumis aux règles du droit musulman et des coutumes berbères en matière de satut personnel, les Français musulmans qui n'ont pas expressément déclaré leur volonté d'être placé sous l'empire intégral de la loi française. Les contestations en la même matière continuent à être soumises aux juridictions qui en connaissent actuellement.
Le régime immobilier reste fixé par les lois en vigueur.
Art. 3. - Sont déclarés citoyens français, à titre personnel, et inscrits sur les mêmes listes électorales que les citoyens non-musulmans et participent aux mêmes scrutins les Français musulmans de sexe masculin âgés de 21 ans et appartenant aux catégories ci-après :
- anciens officiers ;
- titulaires d'un des diplômes suivants :
diplôme de l'enseignement supérieur, baccalauréat de l'enseignement secondaire, brevet supérieur, brevet élémentaire, brevet d'études primaires supérieures, diplôme de fin d'études secondaires, diplômes des médersas, diplôme de sortie d'une grande école nationale ou d'une école nationale de l'enseignement professionnel industriel, agricole ou commercial, brevet de langue arabe et berbère ;
- fonctionnaires ou agents de l'État, des départements, des communes, des services publics ou concédés, en activité ou en retraite, titulaires d'un emploi permanent soumis à un statut réglementaire, dans des conditions qui seront fixées par décret ;
- membres actuels et anciens des chambres de commerce et d'agriculture ;
- bachaghas, aghas et caïds ayant exercé leurs fonctions pendant au moins trois ans et n'ayant pas fait postérieurement l'objet d'une mesure de révocation ;
- personnalités exerçant ou ayant exercé des mandats de délégué financier, conseiller général, conseiller municipal de commune de plein exercice, ou président d'une djemaa ;
- membres de l'Ordre national de la Légion d'Honneur ;
- compagnons de l'ordre de la Libération ;
- titulaires de la médaille de la Résistance ;
- titulaires de la médaille militaire ;
- titulaires de la médaille du travail et membres actuels ou anciens des conseils syndicaux des syndicats ouvriers régulièrement constitués, après trois ans d'exercice de leurs fonctions ;
- conseillers prud'hommes actuels ou anciens ;
- oukils (avocats) judiciaires ;
- membres actuels et anciens des conseils d'aministration et de section des S.I.P. artisanales et agricoles ;
Art. 4. - Les autres Français musulmans sont appelés à recevoir la nationalité française. L'Assemblée nationale constituante fixera les conditions et les modalités de cette accession.
Dès à présent, ceux d'entre eux qui sont âgés de plus de vingt-et-un ans et du sexe masculin, reçoivent le bénéfice des dispositions du décret du 4 février 1919 [note : Cf. loi Jonnart - du nom de Charles Jonnart, nommé gouverneur général en Algérie, en janvier 1918, pour mettre en œuvre des réformes dans ce pays. Le décret modifie sensiblement le statut juridique de l'indigénat d'Algérie. Ce sont surtout ses adversaires qui l'appelèrent ainsi. L'historien Ch.-R. Ageron écrit : « Si l'on mesure l'ampleur des résistances qu'il fallut vaincre - toute l'opinion publique et toute l'administration algériennes - on peut comprendre que cette loi ait paru jusqu'à la 2e Guerre mondiale un acte révolutionnaire. Mais peut-être n'est-il pas interdit d'y voir aussi la révélation de notre conservatisme en matière de politique algérienne et notre impuissance à réaliser l'assimilation de l'Algérie musulmane. » (In : Une politique algérienne libérale sous la IIIe République, (1912-1919), Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1959] et sont inscrits dans les collèges électoraux appelés à élire la représentation spéciale aux conseils municipaux, conseils généraux et délégations financières prévue par ledit décret.
Cette représentation sera pour les conseils généraux et les délégations financières égale aux 2/5e de l'effectif total de ces assemblées. Pour les conseils municipaux, elle sera également des 2/5e sauf dans le cas où le rapport entre la population française musulmane et la population totale de la commune n'atteindra point ce chiffre. Elle serait alors proportionnelle au chiffre de la population musulmane.
Art.5. - Tous les Français sont indistinctement éligibles aux assemblées algériennes, quel que soit le collège électoral auquel ils appartiennent.
Art. 6. - Est réservé le statut des populations du M'Zab ainsi que des populations des territoires proprement sahariens.
Alger, le 7 mars 1944,
Charles de Gaulle,
Par le Comité français de la Libération nationale :
Le commissaire à l'intérieur, Emmanuel d'Astier De La Vigerie.
Le commissaire d'État aux affaires musulmanes, Georges Catroux.
Le commissaire à la justice, François de Menthon.
~~ Livres :
Annie Rey-Goldzeiguer : Aux origines de la Guerre d'Algérie 1940-1945, Casbah Éd. Alger 2002. La Découverte&Syros, Paris, 2001.
Jean-Pierre Peyroulou : Guelma, 1945. Une subversion dans l'Algérie coloniale, La Découverte, Paris 2009.
Marcel Reggui, Les Massacres de Guelma, La Découverte, Paris, 2006.
Jean-Louis Planche, Sétif 1945, Histoire d'un massacre annoncé. Perrin, 2006.
Yves Benot, Massacres coloniaux, 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, La Découverte&Syros, 1994.
Film :
Héliopolis (Algérie, 2021 - Djaffar Gacem)
Doc.
https://www.youtube.com/watch?v=cv4UT40hr_I