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Forêt interdite (La) (Wind Across the Everglades) [1958 - États-Unis, 93 min. C] R. Nicholas Ray. Assistant réalisateur. Charles Maguire Jr. Sc. Budd Schulberg. Ph. Joseph Brun, Saul Midwall. Son. Ernest Zatorsky. Mus. Paul Sawtell, Bert Shefter. Compositeurs des chansons originales. Budd Schulberg "Empty Pocket Blues", Totch Brown "Kissin' and Killin' ", "Shear 'Em Sheep, Shear 'Em", Rufus Beecham "Lonely Boy Blues". Dir. art. Richard Sylbert. Mont. Georges Klotz, Joseph Zigman. Pr. Stuart Schulberg / Schulberg Productions. I. Christopher Plummer (Walt Murdock), Burl Ives (Cottonmouth), Gypsy Rose Lee (Mrs. Bradford), George Voskovec (Aaron Nathanson), Tony Galento ("Beef"), Emmett Kelly (Bob, le bigame), Pat Henning ("Sawdust"), Peter Falk (l'écrivain), Chada Eden (Naomi), Corry Osceola (Billy-le-manchot).
~ Vers la fin du XIXe siècle, un nouveau trafic se met en place : celui des plumes d'oiseaux sauvages. Un professeur de sciences naturelles, Walt Murdock (C. Plummer) s'embarque pour la Floride afin de stopper le massacre illicite des espèces. Il devient le garde-chasse de la région marécageuse des Everglades. Le chef de la bande des trafiquants, Cottonmouth (Burl Ives) tente de lui dresser un piège. Il lui fait envoyer, par un intermédiaire, un guide chargé de l'égarer, un Indien séminole répondant au nom de Billy-le-manchot (Osceola). Mais, au lieu d'abuser Murdock, Billy-le-manchot devient plutôt son allié...
L'idée du film appartient incontestablement à Budd Schulberg (1914-2009), romancier et scénariste ayant inspiré Elia Kazan (Sur les quais, 1954 ; Un homme dans la foule, 1957). Le scénario et les dialogues de Wind Across the Everglades - sensiblement différents du film définitif - ont été publiés chez Random House (NY, 1958). Ils ont été traduits en français , en 1994, par Danièle et Pierre Bondil, chez Rivages/Écrits noirs (1997). Dans la préface, Schulberg indique que Nicholas Ray, malade, n'avait pu terminer le film. Il déclare l'avoir fini avec l'aide du chef opérateur, Joseph Brun et celle de l'assistant réalisateur, Charles Maguire Jr. Dans son ouvrage consacré à Nicholas Ray [Éditions Christian Bourgois, 1990], B. Eisenschitz note certains faits éclaircissants. Schulberg, scénariste et aussi producteur du film (avec son frère, Stuart), regrettait d'avoir choisi Ray plutôt que Robert Wise. Aux yeux du scénariste, Nicholas Ray, accro aux stupéfiants et à l'alcool, ne maîtrisait pas vraiment les choses. Au 58e jour de tournage, après une dispute plus conséquente que les autres, Schulberg lui retire la direction du film. On n'en fera pas la publicité certes, mais Ray restera dans sa chambre d'hôtel. À en croire l'acteur Burl Ives (Cottonmouth dans le film), suite à cela, « tout le monde faisait la mise en scène ». Au moment où Nicholas Ray est débarqué, il restait essentiellement à tourner le voyage du retour en barque de Murdock avec Cottonmouth, puis l'agonie de celui-ci.
Budd Schulberg découvrit les marais des Everglades à la fin des années 1940. Il en fut très impressionné : la région était immensément riche et belle, mais, en même temps, sauvage, hostile et dangereuse. Son propos initial fut de montrer combien l'homme, et, en particulier, l'homme blanc, ignorant voire dédaignant son environnement, uniquement guidé par des appétits mesquins, se livrait à une destruction de l'équilibre naturel. L'attitude de l'Indien Billy-le-Manchot suggère que les civilisations autochtones ont, de leur côté, une tout autre vision. Et, précisément, parce qu'elles n'épousent pas les conceptions de l'homme blanc, elles, aussi, sont menacées. Le seul réalisateur américain qui eût pu magnifier pareil scénario était potentiellement Nicholas Ray. Schulberg n'a pas eu de chance : Ray n'était pas au mieux. Or, sans doute, les complications du tournage, d'ordre météorologique autant que psychologique, ont contribué à intensifier, au sein d'un univers suintant et venimeux, l'aspect hasardeux du récit. De ce point de vue, des comparaisons ont justement été établies avec l'ultérieur Apocalypse Now, inspiré de l'Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Un homme, un scientifique idéaliste (Murdock/Plummer), part donc à la recherche d'un trafiquant (Cottonmouth/Burl Ives). Il traverse une contrée inhospitalière qui le domine. Cottonmouth règne, en revanche, sur ces marais et sur un groupe d'hommes obscurs. Tel le Kurtz (Marlon Brando) de Coppola, celui-ci a instauré ici ses propres lois et son potentat. Murdock combat - ô paradoxe -, en défenseur de la nature, un homme qui évolue, nuit et jour, dans cette nature dont il connaît les plus infimes secrets. Aussi, la traversée du professeur revêt une triple dimension : voyage à travers une nature qu'il érige en dogme ; voyage intérieur - Qui est-il ? Où se tient son courage ? Quelles sont ses limites ? - ; et voyage vers l'autre, ce « prédateur » qu'il lui faut impérativement connaître et comprendre. Murdock comme Cottonmouth, en « marginaux » qu'ils sont, ont, l'un comme l'autre, besoin d'apprendre. Le film ne les stigmatisent point. Les coupables vivent dans le luxe et le confort : sans ceux-là, il n'y aurait ni négoce, ni massacre. Au terme du périple, s'éveille la fraternité imprévue de deux hommes que tout paraissait opposer. « Par-dessus tout, La Forêt interdite est un hommage à la beauté du monde visible, laquelle n'est jamais donnée une fois pour toutes mais doit être défendue à chaque instant contre la violence, la destruction, la bêtise et sa propre fragilité. » [J. Lourcelles, op. cité]
Fraise et chocolat (Fresa y chocolate) [1993 - Cuba, 110 min. C] R. Tomás Gutiérrez Alea et Juan Carlos Tabío. Sc. T. G. Alea et Senel Paz, d'après son conte, El Bosque el lobo y el hombre nuevo. Ph. Mario García Joya. Déc. Fernando Pérez O'Reilly. Mus. José María Vitier. Cost. Miriam Dueñas. Mont. Miriam Talavera, Osvaldo Donatíen, Rolando Martinez. Pr. ICAIC (Cuba), Telemadrid (Espagne), IMCINE, Tabasco Film (Mexique). I. Jorge Perugorría (Diego), Vladimir Cruz (David), Mirta Ibarra (Nancy), Francisco Gattorno (Miguel), Marilyn Solaya (Vivian), Andres Cortina (le prêtre), Antonio Carmona (le petit ami). Ours d'argent du meilleur film, Prix spécial du jury à la Berlinale 1994.
~ La Havane, années 1970. Diego, un artiste homosexuel, s'éprend de David, un universitaire membre des Jeunesses communistes. Cette rencontre fortuite se métamorphose en une amitié intense que rien ne laissait prévoir. L'effort intérieur et la dignité de Diego afin de ne rien céder dans un contexte qui lui est foncièrement hostile fera fléchir les certitudes affichées de David. Avec eux, ou plutôt entre eux, une femme, peu sûre d'elle-même, Nancy, servira de catalyseur à leur fraternité.
Tomás Gutiérrez Alea (1928-1996) fut un des fondateurs et précurseurs du cinéma cubain. Celui-ci n'existait pas avant la Révolution victorieuse de janvier 1959, initiée par les guérilleros de la Sierra Maestra regroupés autour de Fidel Castro et Ernesto Guevara. Jusqu'ici, l'île caribéenne n'avait été qu'un territoire destiné à satisfaire les intérêts du colonialisme espagnol d'abord, puis de l'impérialisme nord-américain. Au XVIIe siècle, arrivèrent ici colons espagnols et esclaves africains. Tomás Gutiérrez Alea évoquera ces temps dans La última cena (La Dernière Cène, 1976), film important qui justifie pleinement les mots de l'historien cubain Manuel Moreno Fraginals : « Con sangre se hace azúcar ». La plus grande île des Antilles entrera dans l'ère de la monoculture : celle de la canne à sucre. L'œuvre jetait, en outre, un regard particulièrement critique sur la duplicité de l'Église catholique dans le développement à grande échelle de la traite négrière. Cuba fut aussi une terre de luttes, de combat, d'espoir. Le poète José Julián Martí (1853-1895), apôtre de la Guerre d'indépendance contre le colonisateur espagnol, reste, de nos jours, le symbole du peuple cubain libre et indépendant. Visionnaire, il dira : « Le peuple qui confie sa subsistance à un seul produit se suicide. » Le crépuscule de la puissance espagnole se manifestait désormais partout en Amérique latine. L'ère d'une nouvelle prépondérance s'annonçait : celle des États-Unis. Celles-ci intervinrent, à Cuba comme chez ses voisins du Sud, sous le fallacieux prétexte « humanitaire » et « démocratique » (le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes) dans la Guerre d'indépendance cubaine (1895-1898). Un film de l'Italien Gillo Pontecorvo, Queimada (1969) avec Marlon Brando, y fera songer. Si République fut créée à Cuba en 1902, il en fut tout autrement dans les termes et dans les faits ensuite. Le fameux amendement Platt (2 mars 1901), disposition « légale » U.S., inclus dans la nouvelle Constitution cubaine, enchaîne le pays dans les conditions d'un protectorat et officialise le droit d'ingérence nord-américain. Le traité américano-cubain de mai 1934, plus souple, ne changera rien quant au fond (Good neighbour policy, selon les termes du président Franklin D. Roosevelt). Le peuple cubain, maintenu dans une profonde misère et un total asservissement, verra se succéder au pouvoir deux des tyrans les plus vénaux et les plus sanguinaires du monde latino-américain, subordonnés disciplinés de l'impérialisme « yankee » : Gerardo Machado y Morales [1925-1933], gérant de la succursale locale du trust U.S. General Electric Company, admirateur déclaré du Duce dont le romancier cubain Alejo Carpentier dressera un portrait-type dans son El recurso del método (1974) que le Chilien Miguel Littin portera à l'écran quatre ans plus tard ; Fulgencio Batista y Zaldívar [1940-44 - 1952-59], un colonel, réputé homme fort de cette armée cubaine qui s'était particulièrement illustrée durant la Seconde Guerre mondiale aux côtés des États-Unis. Propulsé, à nouveau, au pouvoir en 1952 grâce à un golpe militaire, Batista, très corrompu, aura transformé l'île en une plaque-tournante du trafic de la drogue contrôlé par les parrains de Cosa Nostra. La capitale cubaine accueille même, en décembre 1946, une conférence au sommet des chefs mafieux nord-américains qui rassemble plus d'un millier de participants et constitue la plus importante du genre. Qui dit mafia dit aussi casino et prostitution. La Havane était en effet devenue un immense tripot et un bordel à ciel ouvert. En outre, l'île de Cuba était devenue le 51e État non officiel des États-Unis d'Amérique. C'est l'ex-ambassadeur américain à La Havane, entre 1957 et 1959, Earl E. T. Smith qui l'avouait lui-même : « Jusqu'à l'arrivée de Castro au pouvoir, les U.S.A. avaient à Cuba une telle influence que leur ambassadeur était le second personnage du pays : peut-être était-il même plus important que le président cubain. » [In : E. Galeano, Las vegas abiertas de America Latina, Ed. Siglo veintiuno de españa, 1971] Il était donc légitime que beaucoup voulurent changer cet état de choses et faire une révolution. En intellectuel humaniste épris de justice, Tomás Gutiérrez Alea s'engagea aux côtés des « barbudos ». Bien avant l'établissement du nouveau régime, Gutiérrez Alea coréalise avec son compatriote Julio García Espinosa, un MM sur la vie des charbonniers des marais de Zapata (ciénaga) au sud-est de La Havane, El Megano (1955). Le film sera confisqué par le régime de Batista. Il tourne à l'avènement du pouvoir révolutionnaire, Esta tierra nuestra, un CM de fiction qui décrit la vie des campagnes avant la réforme agraire. Dans Historias de la revolución (1961), en trois volets, il reste constamment sobre, « à l'affût des cheminements psychologiques plutôt que d'envolées lyriques sur l'épopée révolutionnaire encore fraîche. » [Paulo Antonio Paranagua] Cumbite (1964), situé en Haïti et inspiré de Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, conserve la même retenue : ce drame de la sécheresse et des discordes ataviques place Gutiérrez comme un créateur plutôt soucieux de rigueur intellectuelle et de réflexion. À la longue, son soutien à la révolution cubaine apparaîtra de l'ordre d'un engagement moral plutôt que d'un alignement inconditionnel à la doxa castriste. Ce que les anticommunistes par principe feront toujours mine de ne pas comprendre. Si Muerte de un burócrata (1966) est une charge désopilante et féroce contre la bureaucratie en herbe sous le système communiste, Memorias del subdesarrollo (1968), sans doute son film le plus fort et le plus intelligent, est, en revanche, une courageuse interrogation sur le concept de révolution. Suffit-il de la proclamer pour qu'elle déroule son cours comme un fleuve impétueux ? En deuxième lieu, il y a entre les personnages de Gutiérrez Alea et lui-même une forme d'affinité. En quelque sorte, un autoportrait pas tout à fait exact de soi-même. À travers Sergio, le protagoniste de cet excellent film, « explicite alter ego du cinéaste, l'on assiste à la décomposition personnelle et morale d'un homme qui décide de vivre à contre-courant. Un « monsieur » qui décide de rester dans « l'île du peuple », sans autre occupation que d'analyser ce qui l'entoure. » [Antxon Salvador Castiella, op. cité] Y compris les jolies mulâtresses qu'il observe de son balcon et dont il apprécie la beauté «primitive». Une représentation toute paternaliste, comme, sans doute, celle qu'il cultive à l'égard du peuple cubain dans ses composantes les plus humbles, lequel vient de participer quand même à un acte révolutionnaire extraordinaire. Sergio vit donc avec « ce » nouveau Cuba dont il critique tous les aspects sans participer aucunement à sa construction.
Fresa y chocolate aborde un thème plus osé. Le contexte historique y est plus favorable. Mais, c'est aussi parce qu'ici à Cuba, les mentalités demeurent profondément imprégnées de machisme. Cependant, si nous avons évoqué Memorias del subdesarrollo (Mémoires du sous-développement), c'est que, dans ce film, nous nous sommes aperçus que bourgeois ou prolétaires, communistes ou non communistes, les hommes, mais les femmes également, avaient besoin de faire leur propre révolution. On ne sort pas instantanément d'une société où la femme est rivée, au fil des siècles, dans le statut de servante ou de prostituée. La plus belle législation au monde sur l'égalité des sexes ne modifiera pas les mentalités, les usages et les opinions. Or, Cuba, socialiste ou pas, demeure, aujourd'hui même, marquée par le conservatisme de la pensée et des mœurs. Cette réalité n'est pas observable qu'à Cuba évidemment. L'intelligence du réalisateur est d'avoir, à travers l'homosexualité, pointé une forme de l'idéologie conservatrice que le pouvoir communiste ne cesse de véhiculer lui-même : le refus de l'altérité ou le conformisme social et politique. Selon Gutiérrez Alea, Fresa y chocolate est une œuvre « contre l'intolérance. Pour apprendre, dit-il, que celui qui n'est pas avec moi n'est pas forcément contre moi ». Il adopte, de ce point de vue, un ton autocritique - une nouvelle fois, on pourrait voir dans le personnage de David, un autoportrait du réalisateur. Comme David, Gutiérrez découvre ou a découvert, puis il s'est questionné. Il a modifié son point de vue, il est en voie de transformation, et, du coup, son ami peut envisager autrement son rapport à une réalité, celle d'une société dirigée par les communistes. Car, ce n'est pas un hasard, Gutiérrez Alea et Juan Carlos Tabío, son élève, ont centré Fresa y chocolate sur un personnage qui, dans une société cubaine intoxiquée par le dogmatisme marxiste-léniniste, ne peut qu'être marginal voire dissident : Diego (Jorge Perrugorria) est homosexuel, artiste et croyant. On appréciera ici la qualité des dialogues et la subtilité des interprètes. Antxon Castiella note avec malice que, tout en affrontant une thématique gay, les séquences au lit sont hétérosexuelles. « On pourrait dire, écrit-il, qu'il s'agit d'une défense de l'homosexualité (fraise) faite par l'hétérosexualité (chocolat), de même qu'une critique du communisme faite par des communistes : existe-t-il une meilleure métaphore de la tolérance ? » (A. Salvador Castiella, op. cité]
Fraises sauvages [Les] (Smultronstället) [1957 - Suède, 92 min. N&B] R. et Sc. Ingmar Bergman. Ph. Gunnar Fischer. Mus. Erik Nordgren, Göte Lovén. Mont. Oscar Rosander. Déc. Gittan Gustafsson. Cost. Millie Ström. Pr. Allan Ekelund, Svensk Filmindustri. I. Victor Sjöström (Professeur Isak Borg), Bibi Andersson (Sara), Ingrid Thulin (Marianne Borg), Gunnar Björnstrand (Dr. Evald Borg), Julian Kindahl (Agda), Folke Sundquist (Anders), Björn Bjelfvenstam (Viktor), Naima Wifstrand (Mme Borg, la mère d'Isak), Gertrud Fridh (Karin Borg, l'épouse d'Isak), Max von Sydow (Henrik Akerman). Ours d'or au Festival de Berlin 1958.
~ Un vieux professeur en médecine, Isak Borg (Sjöström), doit se rendre à la cathédrale de Lund où l'on y fêtera son jubilé ou ses cinquante années consacrées à la science. La veille de son départ, au commencement du mois de juin, il fait un cauchemar étrange : des visions hantées par la mort. C'est, en réalité, le spectacle de sa propre mort qu'il contemple en rêve. Fortement impressionné, Isak annule son voyage en avion et préfère se rendre à Lund en voiture. Sa bru, Marianne (I. Thulin), qui, ayant quitté son mari Evald (Björnstrand), vit auprès de lui, demande à l'accompagner. En route, elle lui reproche de vivre en misanthrope égoïste et lui confie les états d'âme d'Evald, son fils. Celui-ci éprouve à son endroit un sentiment de respect mêlé de haine. Isak observe un temps de repos afin de se recueillir en un lieu privilégié de son enfance, non loin de la demeure familiale : le « bois aux fraises sauvages » où l'entraînait sa cousine Sara (Bibi Andersson), qu'il aurait voulu épouser et qui lui apparaît telle qu'elle était jadis, il y a soixante ans à présent, courtisée et embrassée par un autre cousin...
C'est avec Sourires d'une nuit d'été (1955), son seizième LM, qu'Ingmar Bergman accéda à une reconnaissance universelle. Le film, d'une tonalité inhabituellement légère chez lui, fut récompensé d'un « Prix de l'humour poétique » au festival de Cannes de l'an 1956. Un an plus tard, Bergman livrait une œuvre totalement différente. Transposée d'une de ses propres pièces, elle s'inscrivait dans un contexte historique médiéval et sous le sceau de La Bible. Une fresque située dans l'église de Täby, dans la banlieue de Stockholm, lui aurait inspiré Le Septième Sceau (1957). Œuvre du peintre suédois Albertus Pictor, elle représentait La Mort jouant aux échecs. Le film impressionna durablement critiques et public. Elle reçut le Prix Spécial du Jury au festival de Cannes 1957, ex-aequo avec Kanal du Polonais Andrzej Wajda. Ingmar Bergman pouvait désormais aborder, plus franchement et plus librement, les thèmes et les sujets qui lui tenaient à cœur. Il était jeune, il n'avait pas atteint sa quarantième année, l'avenir lui était donc prometteur. Aussi, Les Fraises sauvages surprit beaucoup : le film revêtait un aspect testamentaire. En tous les cas, une sorte de temps à part. Était-ce uniquement le reflet d'un hommage voire d'une admiration à l'égard d'un artiste - immense au demeurant - comme son compatriote Victor Sjöström, un des grands pionniers du cinéma mondial ? Ou la préfiguration d'une destinée de créateur, la sienne donc, dans un monde traversé par la violence et l'injustice ? Si, en effet, les premières séquences - celles du rêve - renvoient indubitablement vers Sjöström et ses propres films : La Montre brisée et La Charrette fantôme, le film renvoie, quant à lui, aux motifs bergmaniens obsessionnels : la prison du couple, l'angoisse métaphysique etc. Fort heureusement, Bergman développe en contrepoint des instants chargés d'une poésie colorée et aérienne qui tempèrent largement l'aspect sombre qu'aurait le film.
« Tout comme Proust, écrit Peter Cowie, Bergman veut révéler ici sa profonde foi en la vie. Celle-ci contient de nombreux mystères, mais l'homme qui a conscience de sa propre insignifiance dans la vaste structure du monde, a davantage de chances d'être sauvé que l'égoïste ou l'intolérant. » À travers le personnage d'Isak Borg joué par Sjöström, de ses questionnements et de ses faiblesses, on voit se dessiner clairement celui du père, et, par avance, celui du fils, le réalisateur lui-même. « Empruntant le rôle de mon père, dira Bergman, il occupa mon âme, il s'appropria tout. [...] Les Fraises sauvages n'était plus mon film, c'était celui de Victor Sjöström. » L'incarnation du réalisateur des Proscrits, auparavant sollicité pour Vers la joie (1950), le huitième film de Bergman, confère au film une dignité et un magnétisme intemporels.
Frankenstein [1931 - États-Unis, 70 min. N&B] R. James Whale. Sc. Garrett Ford, Francis Edward Faragoh, d'après l'adaptation de John L. Balderston de la pièce de Peggy Webling et du roman de Mary W. Shelley, Frankenstein or The Modern Prometheus. Ph. Arthur Edeson. Mus. Bernhard Kaun. Mont. Clarence Kolster, Maurice Pivar. Déc. Charles D. Hall, Hermann Rosse. Maquillage. Jack Pierce. Pr. Carl Laemmle Jr., Universal Pictures. I. Colin Clive (Henry Frankenstein), Mae Clarke (Elizabeth), John Boles (Victor Moritz), Boris Karloff (le monstre), Frederick Kerr (le baron Frankenstein), Fwight Frye (Fritz), Edward Van Sloan (Dr Waldman).
~ Avant le générique, devant un rideau de théâtre, Edward van Sloan (le Van Helsing du film Dracula réalisé, la même année, par Tod Browning, et le Dr Waldman de ce film), annonce au public, au nom de Carl Laemmle Jr., que le film qu'il verra risque de le choquer voire de l'horrifier. Henry Frankenstein (Colin Clive), le fils du baron du même nom, a quitté l'université pour se livrer dans une bâtisse isolée à des recherches sur le galvanisme et l'électrobiologie. Avec des morceaux de cadavres déterrés ou pris sur des gibets, il veut fabriquer un être vivant grâce à un rayon plus puissant que les ultra-violets. Son assistant bossu qui devait voler à la faculté le cerveau d'un homme sain a renversé le bocal qui le contenait et lui amène, à sa place, le cerveau d'un criminel. La fiancée de Frankenstein (Mae Clarke), Victor Moritz (J. Boles) et le Dr Waldman se rendent chez lui afin de le détourner de son terrible projet...
La Universal obtint un grand triomphe avec Dracula au début de l'année 1931. Aussi, envisagea-t-on, dans la foulée, la mise en chantier d'une adaptation de Frankenstein, inspiré tout à la fois du premier roman de Mary Shelley, écrit en 1816, et, ensuite, de l'adaptation théâtrale de Peggy Webling en 1927. Dans cette dernière, le nom du créateur sera attribué à la créature, ici incarnée par Boris Karloff.
Le roman de Mary W. Shelley (1797-1851) trouve son origine dans un séjour fait, en juin 1816, sur les bords du lac Léman. Le poète Lord Byron avait loué la villa Diodati, du nom de son ancien propriétaire. Ce dernier était l'ami de John Milton, l'auteur du Paradis perdu, poème épique publié en 1667, lequel hante l'œuvre de Mary Shelley. Non loin de là, justement, à la maison Chappuis, séjournaient Mary Godwin future Shelley et son amant, le poète maudit Percy Bysshe Shelley, chassé d'Oxford pour athéisme. Sans doute aussi, parce qu'il venait de quitter femme et enfants au profit de Mary qui n'avait pas encore vingt ans. Les uns et les autres - Byron et sa maîtresse, le docteur Polidori d'une part ; les Shelley d'autre part - firent bientôt connaissance et on se retrouvera en excursion ou sur les bords du lac, mais surtout au château de Chillon. Car, l'année 1816 restera une année sans été (The ungenial summer, selon les termes de Mary Shelley), une année terrible pour l'Europe. « Ce fut un été humide et rigoureux, se rappelle Mary Shelley en 1831, et la pluie incessante nous confinait des jours entiers à l'intérieur de la maison. » [Préface à l'édition de 1831 de Frankenstein or The Modern Prometheus] Dans ce contexte d'orages continuels, les « vacanciers », claquemurés, s'abreuvaient de lectures et, en particulier, celles du Gespensterbuch (Livre des fantômes) de Friedrich Laun et Johann August Apel. En outre la conversation revenait souvent sur les expériences du botaniste et philosophe Erasmus Darwin, un ancêtre de Charles Darwin. On prétendait qu'il était parvenu à ranimer de la matière morte. Lord Byron eut, à partir de là, l'idée d'une compétition littéraire - on en fixe la date au 16 juin 1816 à la villa Diodati, et la séquence devenue célèbre figurera dans Bride of Frankenstein (1935), la suite du film de 1931. Que chacun d'entre eux écrive une ghost-story, tel fut l'enjeu du concours. Byron ne rédigea qu'une ébauche, finalement reprise et devenue nouvelle, sous le titre Le Vampire, grâce à son compagnon John William Polidori. Aurait-elle inspiré le Dracula de Bram Stoker ? Dans tous les cas, c'est la jeune Mary Wollstonecraft Godwin (Shelley) qui laissera, à la postérité, la plus belle œuvre. Son premier roman sera un coup de maître. Elle dira être entrée dans la vie d'adulte au cours de cet été suisse. [Emily Sunstein : Mary Shelley. Romance and Reality, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1991]. L'œuvre de Mary Shelley fut rangée d'emblée dans la catégorie du roman gothique. En maints aspects, on y perçoit une volonté de réalisme pourtant. Un contemporain, le célèbre Walter Scott d'Ivanhoé, le relève à sa façon qui note qu'ici les « les personnages se comportent en être humains » [Blackwoods Edinburgh Magazine, 20 mars 1818] Max Duperray affirme que la critique de l'époque n'a pas estimé à sa juste valeur l'acte de création effectué par Victor Frankenstein. [M. Duperray, Mary Shelley, Frankenstein. Vanves, CNED, 1994] Pour comprendre l'œuvre de Mary Shelley et en saisir l'originalité, il importe d'analyser sa structure de développement : « trois cercles concentriques » de narration émanant d'un pivot épistolaire : les lettres du narrateur, à savoir l'explorateur Walton ; le récit de Frankenstein à Walton ; le discours du « monstre ». Au sein de cet ordonnancement principal, surgissent des « poches de digression renfermant d'autres récits miniatures. » [Sandra M. Gilbert et Susan Gubar, The Madwoman in the Attic, Yale UP, 1979] Le narrateur n'apparaît, quoi qu'il en soit, qu'en tant que médiateur. Qui donc détiendrait l'autorité dans la conduite de cet itinéraire général constitué d'une suite de récits en miroir ? En un parallélisme rigoureux, en effet, ces récits s'annoncent l'un l'autre : l'entreprise de Walton, audacieuse et transgressive en soi, annonce les passages à l'acte, puis les errances de Frankenstein en des terres de désolation ; le premier a outrepassé l'injonction de son père tout comme le fera Victor, et le monstre lui aussi arpentera les pics et les plaines avant de semer la terreur et la désolation. Telle la mélopée du chœur antique, tous, souffrant de la même aliénation vis-à-vis de la chaîne humaine, se lamentant de leur solitude, Walton dès sa deuxième lettre, Victor après sa rencontre avec lui, le monstre lors de sa prise de parole. Tous échouent aussi à communiquer, d'où les catastrophes qui se succèdent et, sans doute, les constants transferts de la responsabilité narrative. [M. Duperray, op. cité] Tout autant, Mary Poovey observe d'ailleurs que la structure narrative constitue, pour l'auteur du roman, un paravent derrière lequel se dissimuler aux yeux du public, s'exprimer tout en s'effaçant, s'affirmer sans risquer le rejet social en raison de son âge et de sa condition féminine. [M. Poovey : The Proper Lady and the Woman Writer : Ideology and Style in the Works f Mary Shelley and Jane Austen. Chicago University Press, 1985] « Frankenstein, souligne Jean-Pierre Naugrette, décrit un univers régi non seulement par l'injustice, mais par une chaîne de persécutions, qui emprisonnent aussi sûrement que les barreaux des prisons. D'un univers romantique, ouvert à la beauté, à la majesté, au sublime des paysages et des passions, à ce que William Wordsworth [note : poète romantique anglais] appelle la "piété naturelle", on est passé à un univers gothique qui, selon le professeur Robert D. Hume, se révèle comme « hanté par la perte de la signification absolue, réitérant un désir de savoir les vérités ultimes, mais diminuant et déformant ce désir à travers la forme travestie du monstre lui-même, parodie grotesque de la volonté humaine d'atteindre le surhumain. » [R. D. Hume, cité par Rosemary Jackson, Fantasy : The Litterature of Subversion, Londres, Methuen, 1981] Cette quête de connaissance ou d'exploration au-delà des limites humaines aboutit à son envers : l'échec voire la mise en péril de toute humanité. Pour autant, le gothique de Mary Shelley a ceci de particulier qu'il s'en différencie notablement par une claire intériorisation des souffrances de l'être, y compris celles du « monstre » qui, à l'écran , a fini par devenir Frankenstein, alors que, par nature, le « monstre » ne saurait avoir de nom. L'unique Frankenstein est celui qui a créé le « monstre ». Or, le cinéma a justement provoqué la confusion. Emanuel Ringelblum (1900-1944) qui avait participé au soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943 rend compte, dans son célèbre journal (« Chronique du ghetto de Varsovie »), du malheureux usage du nom de Frankenstein. Il y est consigné ceci : « 30 mai 1942. La semaine dernière a été une semaine sanglante. Des contrebandiers ont été abattus presque chaque jour. Surtout dans le Petit Ghetto, où monte la garde un gendarme qui a été baptisé Frankenstein parce qu'il ressemble physiquement au monstre du cinéma, et parce qu'il se conduit comme lui. C'est un chien sanguinaire [...] Son déjeuner ne passe pas tant qu'il n'a pas versé du sang juif. » D'une façon curieuse, le nom de Frankenstein résonne comme un nom ashkénaze et renvoie à des hommes de science d'origine juive. Du reste, et comme le relève encore Naugrette, le moderne Prométhée de Mary Shelley n'est pas du tout le libérateur tant loué par les hommes. Il vient d'accoucher d'un monstre qui préfigure un humanoïde proche de la mystique juive, le Golem (גולם) que l'Autrichien Gustav Meyrink popularisera en 1915 dans un récit marqué par la Kabbale et situé dans le ghetto de Prague. Paul Wegener l'incarnera dans un film muet qu'il coréalisera la même année.
Les romantiques du XIXe siècle aimaient à peaufiner les mythes antiques. De fait, Mary Shelley a renouvelé celui de Prométhée. C'est un aspect fondamental de son roman. Le cinéma a gommé la part du titre qui renvoie au mythe grec. En narrant la fabrication d'une sorte d'être humain, l'écrivaine rappelait la dimension prométhéenne de défi aux dieux qui est évoquée dans Les Métamorphoses d'Ovide qu'elle avait lues dans la traduction de John Dryden. À vrai dire, le mythe de Prométhée obsédait déjà ses proches et bien d'autres : son époux, Percy écrira un Prométhée délivré (1820) tandis que Lord Byron composera un poème (Prométhée) qui fera l'éloge du Titan, littéralement « celui qui pense en avant ». Percy B. Shelley tout comme Karl Marx, bien plus tard, en garderont, eux aussi, cette image, telle qu'elle est rapportée par le Prométhée enchaîné d'Eschyle. Chez Mary Shelley, la dimension prométhéenne de Frankenstein s'augmente d'une valeur indéniablement critique et réactualisée. L’adjectif « moderne » témoigne de la volonté d'adapter doublement le mythe ancien, au regard des nouveaux savoirs et aussi du discours religieux dominant. Le défi aux dieux de l'antiquité devient donc ironiquement, même si la création, au sens chrétien n'est pas fabrication mais s'opère ex nihilo, défi au Dieu créateur. « Alors que dans le mythe ou la tragédie antique, Prométhée est souvent décrit comme le bienfaiteur de la race humaine, le Prométhée moderne apparaît ici « comme porteur non du feu de la civilisation, mais de la flamme d'un désir inextinguible à laquelle l'humanité, si elle ne s'en garde, risque de se consumer. » [J.-P. Naugrette citant Dominique Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein, Livre de Poche, 1996. Préface à M. Shelley, Frankenstein, Marabout, 1978] Aux deux versions du mythe - celle d'Eschyle mais plus encore celle d'Ovide -, Mary Shelley y a ajouté des emprunts au Paradis perdu de Milton évoqué plus haut et au poème de Samuel T. Coleridge, La Complainte du vieux marin, qui raconte la malédiction d'un équipage à la suite du meurtre d'un albatros pourtant salvateur. Tel le Satan de Milton, Victor (Henry dans le film de Whale) Frankenstein s'est révolté contre Dieu lui-même. Mais comme Dieu, il abandonne sa créature. Lui et sa créature sont condamnés au même désespoir et à la même solitude. Le « monstre » ne se soumet pourtant pas : il choisit le Mal et ne cesse de reprocher à son créateur de l'avoir soustrait à la terre. Tout comme le marin de Coleridge, le docteur Frankenstein est prisonnier de l'Antactique à l'image de la glaciation dont souffre son âme.
Il serait impensable d'inventorier, en quelques lignes, les multiples interprétations, au demeurant fort complexes, du magnifique livre de Mary Shelley. Il ouvre un champ de possibles assez extraordinaire quand on sait que l'autrice débutait seulement. Dans le cadre majestueux du lac Léman, non loin du massif du Jura, et au cours d'une saison anormalement frappée par le tonnerre et les rafales de pluie, l'imagination de Mary comme ceux de ses ami(e)s avaient certainement trouvé des conditions propices pour méditer sur la notion du beau, question inhérente à la conception prométhéenne. Il aurait été plus juste de parler de sublime, tel que le philosophe irlandais Edmund Burke l'avait définie en 1757 [Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau]. Ce sublime dont nos rêves sont habités et qui provoquent chez nous le désir de s'en échapper, parce qu'il nous dépasse, nous réduit à quasiment rien et suggère un univers implacable. Ce sublime provoque en nous un effroi glaçant. Les immensités du pôle arctique sont, chez Mary Shelley, d'une nudité (starkness) terrifiante. La notion de sublime s'impose progressivement dans Frankenstein : d'abord associée à un émerveillement et une sérénité rousseauistes, elle se focalise ensuite sur l'immensité et l'angoisse que suscite la tempête, alors véritable leitmotiv du roman. L'extérieur génère bientôt son écho intérieur : « Au fond de mon être, je sentais passer le souffle de l'insurrection et du bouleversement », s'exclame le jeune Victor après avoir vu l'éclair lézarder les grands arbres. » (M. W. Shelley, Frankenstein, Livre de poche) Au-delà, l'époque était aussi celle des premières grandes expériences scientifiques. Le pressentiment d'un basculement vers des inventions décisives propres à transformer le monde, a sans aucun doute, influencé l'esprit du roman.
Le roman de Mary Shelley a été adapté de différentes manières. Son succès public lui vaut d'être transposé au théâtre, dès 1823, par Richard Brinsley Peake. Nous avons évoqué plus haut la version proposée, en 1927, par la dramaturge anglaise Peggy Webling (1871-1949) et qui servira de source inspiratrice au film présent réalisé à Hollywood par James Whale. Il y avait eu précédemment un film muet de J. Searle Dawley (1910). Mais, à vrai dire, c'est celui-ci qui marquera l'histoire du cinéma et, surtout, qui enclenchera un généreux filon cinématographique (et télévisuel). S'agissant du Frankenstein de 1931, on avait pensé initialement à l'acteur d'origine hongroise, Béla Lugosi (1882-1956) qui, avec son accent typique du Banat, venait d'incarner un comte Dracula plus vrai que nature dans le film de Tod Browning. Robert Florey devait être réalisateur. Mais, après quelques tests, la Universal choisit d'autres personnes. Des bribes de Florey demeureront néanmoins : les idées du cerveau criminel du monstre et l'atmosphère créée dans le moulin lui appartiennent. James Whale qui le remplace s'entoure de compatriotes : Pour jouer le monstre de Frankenstein, il fait appel à William Henry Pratt alias Boris Karloff (1887-1969), natif du Sussex, qui s'était enfin fait remarquer dans Criminal Code de Howard Hawks, et ceci après plus de 80 apparitions à l'écran. Il venait d'interpréter le rôle d'un forçat qui tuait de ses propres mains son compagnon de cellule. Avec son visage anguleux et son aspect sévère et intimidant - c'est le moins qu'on puisse dire -, Karloff entrera définitivement dans la légende du cinéma comme l'incarnation idéale du monstre de Frankenstein. À tel point, que lorsqu'on parle de Frankenstein, on voit d'emblée la physionomie de Boris Karloff, tel que Jack Pierce (1889-1968) l'aura façonnée. Ce dernier restera en effet comme le troisième personnage principal de ce Frankenstein légendaire. Dans son maquillage imprégné d'une grande sobriété, Pierce n'aura pas omis ce qui constitue l'aspect paradoxal du monstre, tel que Mary Shelley l'avait décrit : il n'est pas privé d'humanité, tout au contraire. Son masque exprime une douleur intense. Boris Karloff, immense acteur, en traduit l'infini pathétisme. À partir de là, il renvoie forcément à une représentation symbolique de l'homme. La parabole du fils et du père, et, plus sûrement encore, celle du Dieu-Créateur et sa créature. Un homme profondément divisé, entre reconnaissance et rancune. Enfin, au seuil des années 1930, l'inquiétude s'était de nouveau accrue quant aux applications de la science qui, lors du premier conflit mondial, avaient montré vers quels usages elles pouvaient aboutir.
Rares sont les suites qui soient plus intéressantes que l'original : Bride of Frankenstein (La Fiancée de Frankenstein, 1935, 75min.), toujours réalisé par James Whale, avec Colin Clive, Boris Karloff et sous les auspices du maquilleur Jack Pierce, encore produit par Carl Laemmle Jr. et la Universal, surpassa le film de 1931. Outre l'élément, nous l'avons signalé en amont, que mention soit faite de la genèse littéraire : la compétition instaurée par Lord Byron et l'accouchement du roman de Mary Shelley. La composante qui enrichit considérablement ce Frankenstein-là réside dans l'entrée en scène de plusieurs figures : en l'occurrence, le savant fou Prétorius, interprété par l'acteur britannique Ernest Thesiger (1879-1961), qui grâce à Whale, fait une seconde carrière aux États-Unis depuis The Old Dark House (Une soirée étrange, 1932) où il évolue aux côtés de Boris Karloff, Melvyn Douglas et Charles Laughton. Prétorius promet au monstre (Boris Karloff) de lui fabriquer une compagne. Il incarne l'extrémité perverse de la conduite scientifique adoptée par Henry Frankenstein (Colin Clive). En deuxième lieu, on note un personnage violoniste, ermite aveugle, qui contribue grandement à l'humanisation du monstre. Il est interprété par Oliver Peters Heggie (1877-1936), un acteur et metteur en scène d'origine australienne, installé aux États-Unis depuis 1901. Il joua, par exemple, le rôle d'un directeur de zoo, se situant à Budapest, qui faisait organiser une traque pour retrouver deux jeunes amoureux dissimulés parmi les animaux (Zoo in Budapest, 1933 - Rowland V. Lee). Ici, il prend en amitié le monstre et lui enseigne un peu de vocabulaire (Chez Whale, le monstre ne parle quasiment jamais. Il n'émet que des grognements, alors que chez Mary Shelley, il acquiert progressivement le langage voire une culture impressionnante. La dimension Bildungsroman est totalement évacuée au cinéma.) Les séquences [36e à 43e min.] avec l'ermite comptent parmi les plus belles du cycle Frankenstein. Enfin, surgit justement l' « épouse » du monstre, à savoir Elsa Lanchester. Celle-ci campe, au début du film, Mary Shelley. Le générique de l'époque passait sous silence qu'elle jouait le rôle de la fiancée de Frankenstein. Ce qui n'empêcha nullement qu'elle devint célèbre grâce à cette incarnation. Elsa Lanchester (1902-1986) avait été initialement danseuse classique - elle avait pour professeur Isadora Duncan. Elle s'essaya au théâtre, et, en 1927, elle fit la connaissance de l'immense Charles Laughton qu'elle épousa deux ans plus tard. Jacques Lourcelles écrit à ce propos : « En trois minutes d'écran, une coiffure et deux costumes, Elsa Lanchester a su imposer un personnage inoubliable. Elle apparaît d'abord en momie puis vêtue d'une sorte de suaire qui est sa robe de mariée. » [op. cité] La qualité des dialogues, teintés d'humour froid et tragique (« I love Dead. I hate Living » dit le monstre à Prétorius), et le talent des comédiens contribuèrent également à la réussite du film. La conclusion de Bride of Frankenstein, très différente de la première mouture - qu'on peut deviner en visionnant attentivement la version finale -, conforta l'idée d'un monstre non dénué d'humanité. Reste que le titre choisi, comme les deux autres prévus initialement (The Return of Frankenstein ; Frankenstein Lives Again), ne firent qu'accroître la confusion entre Frankenstein (le créateur) et sa créature, tandis que l'époque et les lieux choisis paraissent fortement indéfinissables.
Boris Karloff apparut dans trois autres suites des aventures du monstre : Son of Frankenstein (Rowland V. Lee, 1939) ; House of Frankenstein (Erle C. Kenton, 1944. Dans celui-ci, Karloff, qui ne souhaitait plus jouer le rôle de la créature, passa le flambeau à Glenn Strange qu'il conseilla et qu'il aida du mieux qu'il put. Ce film fut une sorte d'adieu au fantastique cher à la Universal. On y réunit tout à la fois Frankenstein, Dracula (John Carradine) et le Wolf Man (Lon Chaney Jr.). Karloff interpréta le Dr Gustav Niemann) ; Frankenstein 1970 (Howard W. Koch, 1958. Karloff incarnait cette fois-là le créateur, le baron Victor von Frankenstein). Notons, au passage, que la Universal - cette fois-là, sans Boris Karloff - fit se rencontrer le Wolf Man (Lon Chaney Jr.) et le monstre créé par Frankenstein, interprété par Béla Lugosi, en 1943, Frankenstein Meets the Wolf Man, réalisé, sur un scénario de Curt Siodmak, par Roy William Neill.
Ensuite, le Britannique Terence Fisher (1904-1980), sous l'égide de la Hammer Film Productions, renouvela les anciens mythes du fantastique. Aussi, outre Dracula et le Docteur Jekyll, il réalisa de nombreuses variations autour de Frankenstein. En 1957, fut donc distribué, première production en couleurs de la firme anglaise, The Curse of Frankenstein (Frankenstein s'est échappé, 83 min.) avec deux acteurs légendaires, Peter Cushing (dans le rôle du baron) et Christopher Lee (le monstre). Le succès fut retentissant. La Hammer produisit donc six autres titres dont quatre réalisés par Terence Fisher : La Revanche de Frankenstein (1958), Frankenstein créa la Femme (1967), Frankenstein Must Be Destroyed (1969) et Frankenstein et le monstre de l'enfer (1974). Toutefois, en se servant du mythe de Frankenstein pour le faire entrer dans le genre du cinéma d'épouvante, Terence Fisher s'éloignait plus encore du modèle littéraire dont les films de Whale eux-mêmes n'en avaient conservé que quelques motifs. En même temps, la dimension poétique voire humaniste des premiers Frankenstein de James Whale y était absente. Outre le fait manifeste que la place primordiale était, à présent, occupée non par le monstre mais par le savant, à savoir Victor Frankenstein alias Peter Cushing. Au demeurant, celui-ci n'était plus un jeune homme romantique et exalté, dépassé par sa propre création, mais un homme d'âge mûr au caractère cynique. Or, la version de Paul Morrissey et Andy Warhol, Chair pour Frankenstein (1973), puis celle surtout de Jack Smight, Frankenstein : The True Story (id.), mini-série TV conçu pour la NBC, comme son titre l'annonce, semble indiquer un retour aux racines et un réel intérêt pour l'œuvre de Mary Shelley. Vingt ans plus tard, enfin, le Britannique Kenneth Branagh se réfère directement à la romancière, avec Mary Shelley's Frankenstein (1994). Le synopsis montre indéniablement que Branagh, Steph Lady et Frank Darabont ont effectué un vrai retour vers le roman. Le producteur du film est Francis Ford Coppola qui venait de donner un Dracula d'après Bram Stoker (1992). Le rôle de la créature est dévolu à Robert De Niro tandis que Branagh prête ses traits à Victor Frankenstein. Aspect intéressant : Sur le tournage, Kenneth Branagh insiste pour que la créature ne soit jamais appelée « monstre ». Il préfère qu'elle soit nommée The Sharp-Featured Man (littéralement « L'homme aux traits pointus »). Cette volonté de rendre justice à Mary Shelley nous emplit de bonheur. Et nous souhaitons qu'elle connaisse de nouveaux développements. Faut-il rappeler ici les mots de la romancière elle-même dans son introduction à l'édition de Frankenstein ou le Prométhée moderne de 1831 ? « Et aujourd'hui, de nouveau, je souhaite à ma hideuse progéniture succès et prospérité. J'ai de l'affection pour elle, car ce fut le rejeton des beaux jours, quand mort et chagrin n'étaient que des mots, qui ne trouvaient aucun vrai écho dans mon cœur. Plusieurs de ses pages évoquent mainte promenade, mainte excursion, et mainte conversation, du temps où je n'étais point seule ; et mon compagnon était celui que, dans ce monde, je ne reverrai jamais plus. Mais cela ne regarde que moi ; mes lecteurs n'ont rien à voir avec ces associations. » [M.W.S., Londres, 15 octobre 1831] Cet infortuné compagnon, vous l'avez reconnu, c'est l'auteur romantique Percy B. Shelley, son époux, submergé par la tempête au large de la mer de Ligurie, à l'été 1822, dans cette Italie que les poètes n'ont jamais cessé de chanter.
Frantz [2016 - France, Allemagne 113 minutes. N&B+C] R. et Sc. François Ozon, avec la collaboration de Philippe Piazzo, d''après le film L'Homme que j'ai tué, d'Ernst Lubitsch. Ph. Pascal Marti. Mont. Laure Gardette. Scripte. Lydia Bigard. Mus. Philippe Rombi. Déc. Michel Barthélémy. Cost. Pascaline Chavanne. Dir. art. Susanne Abel. Pr. Mandarin Production. I. Paula Beer (Anna), Pierre Niney (Adrien Rivoire), Ernst Stötzner (le docteur Hoffmeister), Marie Gruber (Magda, son épouse), Johann von Bülow (Kreutz), Anton von Lucke (Frantz Hoffmeister).
~ Réalisateur fécond - un film par an depuis 1997 -, François Ozon n'en reste pas moins un artiste imprévisible. Sous l'habit constamment multiforme des genres et des époques, il développe une thématique profondément personnelle. S'inspirant d'une pièce de Maurice Rostand (L'homme que j'ai tué) et, plus encore, de l'adaptation à l'écran du grand Ernst Lubitsch (Broken Lullaby, 1932), Ozon les détourne assez nettement. Ce n'est donc pas un remake de Lubitsch : Anna (Paula Beer) y joue un rôle beaucoup plus important et le film, par conséquent, pencherait côté féminin. Comme il pencherait aussi du côté des perdants : les Allemands. « Le film est construit en miroirs, avec des tas de résonances entre la France et l'Allemagne », dit Ozon. C'est donc plus que le reflet d’une coproduction.
Dirions-nous ici qu’il s’agit de l’expression d’un amour contrarié ? Celui d’un « poilu » français – Adrien Rivoire joué par Pierre Niney – et d’une famille allemande originaire de Quedlinburg (Saxe-Anhalt) - les Hoffmeister. Ce rescapé de la Guerre 14-18 a tué un autre soldat, allemand celui-là, Frantz. Son prénom résonne symboliquement. De son côté, Adrien vit ce drame personnel avec une rare intensité. Aussi, se rend-il sur la tombe du jeune Frantz afin de lui rendre hommage et d’expier son « crime » en présentant ses « condoléances » à la famille. Toutefois, il le fait par le biais d’un mensonge : Adrien et Frantz se seraient connus autrefois comme étudiants à Paris ; ils auraient éprouvé, chacun de leur côté, une admiration fervente pour l’art et la culture de leurs patries respectives. Frantz plaide donc pour l’amitié entre les peuples. Adrien souffre forcément parce qu’il est, en son fond, européen et pacifique. Adrien et Frantz sont les victimes d’une guerre qu’ils ne voulaient pas. Il y a du Frantz en Adrien. Et c’est pourquoi la famille Hoffmeister qui ignore la vérité l’adopte finalement… et va même jusqu’à souhaiter qu’il épouse Anna (magnifique Paula Beer), la veuve de Frantz. Celle-ci, en revanche, découvre justement cette vérité si dure à admettre. Il n’empêche qu’elle éprouve à l’endroit d’Adrien un sentiment difficilement réprimable. La guerre fut un « accident » et la noblesse d’Adrien touche profondément Anna. Il possède la grandeur et l’humilité de ceux qui aiment leur « ennemi » et pratiquent même sa langue. « Frantz » est d’ailleurs double : les deux langues y sont parlées en original. « J'ai obtenu qu'il soit exploité en France et en Allemagne en version originale, donc dans les deux langues », explique le réalisateur d'Angel (2007), reconstitution victorienne en anglais, qui offre quelque similitude avec lui. La première partie de Frantz empreinte d’un minimalisme détaché peut décevoir, d’autant que l’image, toujours magnifiquement éclairée ou soigneusement cadrée, provoque l’effet inverse : elle « refroidit » le trouble des personnages et le désordre mental d’une époque, traversée par les soubresauts d’un chauvinisme pestilentiel dont Adrien – en Saxe – et Anna – à Paris – font, tous les deux, les frais. Ce nationalisme rétrograde n’empêchera pas la « collaboration » et Vichy en 1940. Frantz nous le laisse penser. En revanche, Anna, à la recherche d’Adrien en France, le film adopte une autre tournure – sans doute plus conforme à la vraie nature de François Ozon – et finit par nous émouvoir absolument. On découvre, à cet instant-là, qu’il s’agit bien d’un grand, d’un immense film d’amour. Un amour paradoxal, imprévisible, impossible, malheureux : celui d’Anna pour Adrien. Celui d’une Allemande pour un Français. Elle a bien failli, pour cela, se noyer une première fois dans son propre pays. Plus tard, afin de ne point décevoir ses parents, elle produit, à son tour, un mensonge. C’est pourtant Manet, l'auteur du Suicidé qui la sauve à Paris. On la voit répondant à un visiteur la questionnant : « Vous l’aimez-vous aussi (ce tableau) ? » : « Oui, il me donne envie de vivre. » Paula Beer y est étonnante : elle en fait peu et on est bouleversé quand même.
Fuori dal mondo [1999 - Italie, 100 min. C] R. Giuseppe Piccioni. Sc. Gualtiero Rosella, Lucia Maria Zei, G. Piccioni. Ph. Luca Bigazzi. Mus. Ludovico Einaudi. Mont. Esmeralda Calabria. Pr. Lionello Cerri (Lumière and Co). I. Margherita Buy (sœur Caterina), Silvio Orlando (Ernesto), Carolina Freschi (Teresa), Maria Cristina Minerva (Esmeralda), Fabio Sartor (ami d'Ernesto), Giuliana Lojodice (la mère de Catarina), Sonia Gessner (la mère supérieure). David di Donatello de la meilleure réalisation 1999.
~ Caterina (M. Buy), une jeune religieuse qui n'a pas encore prononcé ses vœux, trouve un nouveau-né abandonné au parc Sempione de Milan. Il est enveloppé dans un pull portant l'étiquette d'un pressing. Dans l'espoir de retrouver sa mère, elle se rend vers la teinturerie. Là, elle fait la connaissance d'Ernesto (Orlando), son propriétaire, homme d'apparence mélancolique et solitaire. Il dit avoir travaillé, un temps durant, avec une certaine Teresa (C. Fieschi) avec laquelle il aurait eu une relation sentimentale. Caterina et Ernesto se mettent ensemble en quête de Teresa. Or, celle-ci, retournée chez un ancien compagnon, est tiraillée par la honte et le sentiment de culpabilité. Elle ne se sent guère en mesure d'élever l'enfant. Caterina, de son côté, éprouve une inclination maternelle et décide de mettre fin à sa vocation. Entre Ernesto et elle, il n'y aura qu'un début de relation affectueuse. Ernesto aurait pourtant aimé être père...
Cinquième LM d'un réalisateur très peu connu en France... et très apprécié chez nos voisins italiens. Fuori dal mondo - littéralement, Hors du monde - a été couvert de récompenses. Il n'a pas connu néanmoins de distribution normale dans l'hexagone, festivals du cinéma italien exceptés. Le film mêle nombreux motifs mélodramatiques sans chercher à les mener à un quelconque dénouement classique : il préfère en extirper les drames intérieurs. Et, de ce point de vue, il se révèle parfaitement maîtrisé. « Un cinema senza clamori e coraggiosamente inattuale, ma che parla di cio che ci circonda e semina dubbi più che cercare risposte. » [Il Mereghetti, Dizionario dei film, Baldini&Castoldi, Milano] « Un film sans affectation et courageusement « inactuel » mais qui parle de ce qui nous entoure, qui sème le doute plutôt que de chercher des réponses. » Fuori dal mondo laisse une part considérable à l'inexprimé - ce qui n'est point dit expressément mais que l'on devine et comprend. Interprétation remarquable de Margherita Buy et Silvio Orlando. La photographie - une ville de Milan froide et méconnaissable - de Luca Bigazzi est tout à fait en situation.