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Manchester by the Sea [2016 - États-Unis, 135 min. C] R.et Sc. Kenneth Lonergan. Ph. Jody Lee Lipes. Mus. Lesley Barker. Musiques additionnelles : T. Albinoni, G.-F. Haendel, J.-S. Bach, B. Dylan, R. Charles, E. Fitzgerald etc. Déc. Florencia Martin. Cost. Melissa Toth. Mont. Jennifer Lame. Prod. Lauren Beck, Matt Damon, Chris Moore, Kimberley Steward, Kevin J. Walsh / The Affleck/Middleton Project, B Story, Big Indie Pictures, CMP, K Period Media, Pearl Street Films. Int. Casey Affleck (Lee Chandler), Michelle Williams (Randi), Lucas Hedges (Patrick Chandler), Kyle Chandler (Joe Chandler), C.-J. Wilson (George), Tate Donovan (l'entraîneur de hockey), Matthew Broderick (Rodney).

~ Le film se déroule à Manchester-by-the-Sea, une petite ville côtière de l'est des États-Unis, proche de Boston. Il raconte l'histoire d'un homme, Lee Chandler (Casey Affleck), qui doit s'occuper de son jeune neveu (Lucas Hedges) qui vient de perdre brutalement son père. Lee est lui-même traumatisé par un drame familial survenu dans cette ville des années auparavant. Il éprouve donc beaucoup de difficultés à gérer pareille situation... 

Né le 16 octobre 1962, à New York, Kenneth Lonergan, auteur de trois longs métrages à ce jour, est un cinéaste rare et singulier. À titre de rappel, il débute au cinéma en signant le scénario de Mafia Blues (Analyze This) de Harold Ramis (1999) avec Robert De Niro. Quelques mois plus tard, il réalise sa première fiction avec You can count on meavec Laura Linney et Mark Ruffalo, et dont le producteur exécutif n'est autre que Martin Scorsese. Comme pour Manchester by the Sea ou pour Margaret (2011), il y est déjà question d'accident mortel et des conséquences qu'il entraîne. Le réalisateur ne propose rien d'autre qu'une observation attentive, faite de bienveillance et d'empathie, envers des protagonistes traumatisés par une expérience dans laquelle intervient, tout autant, un très fort sentiment de culpabilité. À cette souffrance, il n'offre nulle alternative accommodante. Il faut concéder au temps et aux événements imprévisibles leur part de réponse. Il n'y a point de résignation dans cette démarche : Lisa Cohen (Anna Paquin) de Margaret ou Lee Chandler (Casey Affleck) de Manchester devront, avec courage et détermination, affronter leur propre destinée. À laquelle, ô paradoxe, la mort - celle des proches, l'amant d'une mère dans Margaret (Jean Reno) ou le frère de Lee (Kyle Chandler) dans Manchester -, peut prêter à la vie un sens nouveau et insuffler une volonté inattendue. Nos vies se réduisent-elles à ce que nous en attendons ? Qu'attendent de nous ceux qui nous aiment ? Il est naturel cependant qu'il faille reprendre confiance en soi. « Je n'en ai pas la force », répète, à deux reprises, Lee s'adressant à son neveu Patrick (Lucas Hedges), désormais privé d'un père. L'adolescente Lisa, lycéenne à New York, comme Lee, gardien d'une résidence à Boston, sont écorchés vifs. Ils vivent pourtant cet état différemment : alors que Lisa explose en phrases nerveuses, coupantes, hurlantes et révoltées, Lee, introverti et renfrogné, noie dans l'alcool et les bagarres, sa furie à l'égard de tous et... de lui-même ! Margaret est un film urbain, submergé par le bourdonnement de la rue, de l'activité professionnelle et des rumeurs médiatiques. Manchester by the Sea, est, en revanche, retrait, silence et intériorité. Du coup, ce qui est périphérique disparaît, à savoir les cours scolaires et les débats entre lycéens, la religion et la politique, l'actualité et les divertissements culturels. Notre héros a beau travailler et loger à Quincydans la périphérie de Boston, de celle-ci nous n'en verrons qu'un bref passage introductif. N'allez pas croire que Manchester ne soit pas violence cependant ! Lorsqu'elle surgit - tapie dans les méandres d'un récit, édifié du point de vue du personnage et suivant sa propre nature ombrageuse et querelleuse -, elle vous prend à la gorge. Tout en inscrivant son récit dans une autre géographie, Lonergan rompt avec le procédé de narration purement chronologique. On constate, à merveille, combien l'option choisie se justifie. Le mutisme et la crispation dans lesquels Lee Chandler a figé son existence ne peuvent être perçus et compris que suivant un tel recours. Elle contraint, en outre, le spectateur à suivre de manière intense et soutenue ce qui se passe à l'écran. Et ce qui se déroule à l'intérieur de Lee importe plus que toute autre considération. Lui seul conserve, en fardeau, son lourd secret. Il est si terrible qu'il est impuissant à s'en délivrer. Au spectateur d'échafauder, à son sujet, quelque hypothèse et d'en découvrir soudainement l'atrocité. Cette réalité ne sera révélée qu'en fragments : parce que notre héros a besoin (le peut-il ?) de recoller les morceaux. Lonergan surprend : puisqu'il loge son œuvre dans l'âme de Lee Chandler, la transition, entre hier et aujourd'hui, opère, par la grâce d'un montage supérieurement maîtrisé et d'une ligne musicale signifiante, comme figure de style ou analepse plus encore que comme flashback. C'est toujours au présent que le héros vit la brutalité des faits passés. Ce ne sont plus des souvenirs qu'il déroule : à partir de là, sa vie s'est interrompue. C'est d'ailleurs au cours la séquence chez le notaire, au moment où Lee apprend que son frère, se sachant condamné, avait prévu de lui confier la garde de son fils, que nous découvrons la catastrophe : celle qui a conduit au choc psychique des époux et à leur séparation. Comment Lee pourrait-il devenir, en effet, un bon père pour Patrick, alors qu'il estime ne l'avoir pas été pour ses enfants naturels, brûlés, à cause de son imprudence, dans l'incendie de sa maison ? Comme Lisa dans MargaretLee ne veut et ne peut rien se pardonner - voir la scène de la déposition au commissariat où l'officier de police crie à Lee : « Vous ne voulez pas non plus qu'on vous crucifie ? » Reflet supplémentaire de cette situation, la séquence bouleversante de la rencontre entre Lee et son ex-épouse Randi (Michelle Williams) et que laisse augurer l'accolade mutuelle donnée au cours la cérémonie funèbre religieuse pour Joe. Au détour d'une des rues de Manchester-by-the-Sea, Lee se retrouve face à Randi qui vient d'avoir un enfant. Jean-Dominique Nuttens écrit ceci : « Lee voudrait disparaître, couper court tant la violence de cette rencontre est grande, tant la blessure qu'il a enfouie sous la neige (ndlr : le film a été tourné au début de l'hiver et s'est achevé à l'orée du printemps) se rouvre soudain, mais reste pour ne pas blesser Randi. Cette séquence où les paroles restent enfoncées dans la gorge, où les larmes affleurent sans pouvoir couler est déchirante et très représentative d'une direction d'acteurs exceptionnelle et d'une sensibilité à fleur de peau. » (In : Positif n° 671, janvier 2017).  Manchester-by-the-Sea (Massachusetts), ainsi nommée pour la distinguer des nombreuses communes du même nom sises en Nouvelle-Angleterre, est une des occurrences poétiques du film. Ancien port de pêche, la petite ville devint station balnéaire au milieu du XIXe siècle. Ici, et, contrairement aux images répandues d'une Amérique citadine bigarrée, constituée de gratte-ciel et de vastes artères encombrées, les racines anglo-saxonnes des Etats-Unis paraissent plus évidentes : l'architecture victorienne de l'église et des summer cottagesle port de plaisance... Dans cet endroit tranquille et cossu, réservé aux élites bostoniennes, le modeste concierge Lee Chandler doit s'y fixer plus longtemps qu'il n'aurait pu le prévoir. Décédé au cœur de l'hiver, son frère ne peut y être enterré. Cette idée de terre gelée en Essex, cause de report des funérailles, peut suggérer des analogies. Le cinéaste affirme de son côté : « L'image de la neige qui s'en va apporte beaucoup au film, cependant le cycle des saisons m'intéressait moins d'un point de vue métaphorique que dramatique. Il fallait tout simplement que l'enterrement du frère soit retardé. Au cœur de l'intrigue, il y a cet état de fait : on ne peut pas procéder aux funérailles immédiatement. Voilà ce qui provoque les divergences entre les personnages [...]. » (Entretien avec A. Gombeaud, Paris, 13/10/2016). Deux autres aspects fondamentaux créditent Manchester by the Sea d'une dimension exceptionnelle. De prime abord, Kenneth Lonergan rend crédible ses personnages sans déséquilibrer l'ensemble. Chacun des protagonistes vit de sa propre vie et, à ce titre, les portraits ne sont jamais caricaturés ou traités comme secondaires. Cette science n'est pas infuse. Lonergan possède des qualités d'écriture et un don littéraire incontestable. L'idée qu'on pourrait, à partir de chacun des personnages, prolonger le film ou en constituer un autre n'est pas abstraite. Casey Affleck ou Lucas Hedges, les deux acteurs les plus merveilleusement dirigés, ne sont pourtant pas les seuls caractères les plus riches à approfondir. Un tel constat révèle, en filigrane, des virtualités romanesques insoupçonnées. Le réalisateur ne déclare-t-il pas ainsi : « J'irais même plus loin : une histoire ne peut pas prendre vie si chaque personnage n'est pas totalement dessiné. [...] Mais c'est ce que je voulais montrer dans Margaret : que derrière chaque fenêtre de la grande ville, il y a toute une histoire ! » En second lieu, la réussite du cinéaste tient aussi à la juste finalité qu'il attribue à la bande-son et qui était déjà constatable dans ses réalisations précédentes. N'est-ce pas, au demeurant, faire injure à Lonergan et, en conséquence à Lesley Barker, que de parler simplement de bande-son ? Nous sommes ici en présence d'un autre protagoniste : la partition musicale - les compositions originales et celles additionnelles, jazz et musique classique tout à la fois. De ce point de vue, Lonergan laisse la musique imprégner la séquence entière lorsqu'il estime qu'elle rend parfaitement compte de l'état d'esprit du personnage - la longue scène muette de reconstitution du drame, citée plus haut, entièrement enchaînée au rythme de l'Adagio d'Albinoni en est l'illustration la plus troublante et la plus achevée. Au-delà, ce qu'il faut louer en Manchester by the Sea c'est la leçon, admirablement récitée, qu'il nous enseigne :  il n'existe nulle vie qui ne trouve la mort en chemin et, sans doute, faut-il en prendre son parti. L'amour peut alors devenir une merveilleuse voie de résilience - celui d'un oncle (Lee Chandler/Casey Affleck) pour un neveu pratiquement orphelin (Patrick/Lucas Hedges). À bord du Claudia Mariele bateau de Joe, et sur les paroles d'I'm Beginning to See the Light d'Ellington, Lee paraît plus serein... En rade de Manchester-by-the-Sea, l'espoir n'est pas forcément perdu.