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Camille Claudel 1915 [2013 - France, 97 min. C] R. Sc. Bruno Dumont. Ph. Guillaume Deffontaines. Mont. B. Dumont et Basile Belkhiri. Son : Philippe Lecoeur. Déc. Riton-Dupire-Clément. Cost. Alexandra Charles et Brigitte Massay-Sersour. Prod. 3B Productions, Arte France Cinéma, CRRAV Nord-Pas-de Calais, Le Fresnoy|Jean Bréhat, Rachid Bouchareb et Muriel Merlin. I. Juliette Binoche (Camille Claudel), Jean-Luc Vincent (Paul Claudel), Emmanuel Kauffman (le prêtre), Marion Keller (Mademoiselle Blanc), Armelle Leroy-Rolland (la jeune soeur novice). 

~ À partir de 1913, la sculptrice Camille Claudel est internée à la demande de ses parents. En février 1915, du fait de la guerre, elle est désormais dans une institution religieuse, l'asile d'aliénés de Montdevergues à Montfavet près d'Avignon au milieu de malades particulièrement atteints. Ne sculptant plus, développant ponctuellement un discours paranoïaque (notamment envers Auguste Rodin), elle garde pourtant toute sa lucidité et son regard sensible d'artiste. Sa profonde souffrance ne trouve qu'espoir dans une hypothétique sortie de son internement forcé et de pouvoir rejoindre sa mère, qui ne communique plus avec elle, àVilleneuve-sur-Fère. Seul son frère, l'écrivain et diplomate Paul Claudel, lui écrit et lui rend visite constituant un lien avec l'extérieur. Depuis trois jours elle l'attend et espère qu'il accédera à sa requête. En vain, Paul est plutôt soucieux de lui-même, de sa foi chrétienne et de sa carrière littéraire. Insensible à la détresse de sa sœur, il refuse de la prendre en charge se contentant de payer pour les meilleures conditions possibles d'internement malgré l'avis du médecin-psychiatre traitant qui envisage sa sortie.

Distribué en 2013, le Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont se situe à l'inverse de celui de l'autre Bruno, Nuytten en l'occurrence, film flamboyant et romantique, traversé par la passion incandescente d'Isabelle Adjani et le relief colossal de Gérard Depardieu. Une œuvre baroque pour tout dire. C'était en 1988. En réalité, le film de Dumont n'a rien d'un biopic. C'est surtout la relation d'une déchéance : en 1915, l'artiste n'existe plus depuis bien longtemps. Rongée par la maladie intérieure qui, à petit feu, la détruit aussi sûrement que ceux qui l'entourent. De tout geste créateur, désormais, surgit une souffrance indicible. Que ce soit dans l'expression d'une courbe ou dans l'effort surhumain pour pétrir la glaiseCamille Claudel 1915 c'est d'abord une œuvre épurée, circonscrite dans le temps (97 minutes au lieu des 170 minutes du Camille Claudel de Bruno Nuytten) et sèche comme les paysages ensoleillés et les hivers glacials de la colline vauclusienne : "C'est épouvantable. Rien ne peut donner l'idée des froids de Montdevergues. Et ça dure sept mois au grand complet...", écrit Camille à son cher frère. L'espace cinématographique, emprisonné dans les frontières de l'asile, essaie cependant d'affranchir l'image d'un huis-clos tendanciel. Là, Camille, atteinte de paranoïa mais aussi victime d'une décision familiale dans laquelle Paul, son frère, l'auteur du Soulier de satin et de L'Annonce faite à Mariey a joué un rôle pour le moins ambigu, sera internée pendant trente ans (de mars 1913, à l'âge de 48 ans - Camille est née le 8 décembre 1864 - jusqu'à sa mort, le 19 octobre 1943, dans une profonde indifférence). Paul, que la foi catholique exalte et qui, peut, dès lors, s'estimer sauvé d'une folie familiale, par la grâce de Dieu, ne perçoit en Camille qu'une créatrice dévorée par le génie. Celle-ci aura beau hurler : "...Ce n'est pas ma place au milieu de tout cela, il faut me retirer de ce milieu ; après quatorze ans aujourd'hui d'une vie pareille, je réclame la liberté à grands cris..." La supplication restera vaine. Juliette Binoche/Camille Claudel est évidemment le point focal. Pour le réalisateur, l'actrice possédait deux ancrages salutaires : l'âge et la peinture. Mais, il y avait plus que cela : la tristesse ou le sourire de Juliette. Ne plus jouer, attirer la caméra vers cette tristesse ou ce sourire. Occuper le cadre telle la Madone de Vinci. Et, enfin, suivant Bruno Dumont, diriger comme si "toute femme a en elle une Camille Claudel ; portée par un amour éperdu, une élévation dans l'art, et habitée par la peur de la folie." Or, justement, c'est cet immense amour pour Rodin, et dont son art témoigne, qui la pousse vers l'atroce passion obsessionnelle et un sentiment de persécution. Cet amour privilégié, unique, incommensurable et, dont la haine successive n'en est, au fond, que l'expression exacerbée et défaite ; des années durant, elle le nourrit, lui consacre ses aspirations et ses espoirs à seule fin de vivre dignement. Songez : en 1898, après presque quinze ans d'attente, Camille réalise qu'elle ne pourra jamais épouser Auguste Rodin. Lequel l'admire toujours et l'aime encore. "Je lui ai montré où trouver l'or, mais l'or qu'elle trouve est bien à elle", affirmera-t-il. Qu'il est donc difficile cependant d'être femme et artiste-sculpteur en ces temps-là ! De l'asile, elle jette rageusement ces lignes : "L'imagination, le sentiment, le nouveau, l'imprévu qui sort d'un esprit développé étant chose fermée pour eux, têtes bouchées, cerveaux obtus, éternellement fermés à la lumière, il leur faut quelqu'un pour la leur fournir." Plus loin, elle s'écrie : "Une maison d'aliénés ! Pas même le droit d'avoir un chez moi ! Parce qu'il faut que je reste à leur discrétion ! C'est l'exploitation de la femme, l'écrasement de l'artiste à qui l'on veut faire suer jusqu'au sang..."  Déjà, en 1888, au terme de deux années d'effort, Camille exposant au Salon des Champs-Elysées son Sakountala, fusion en plâtre d'amour et de désir, inspiré d'un drame du poète hindou Kalidasa, elle vitupérait un jury ramolli et blasé. "Monsieur, ce sont des heures de travail, des heures d'interrogation, des heures où mon âme a brûlé. Pendant que vous mangiez, rigoliez, pendant que vous vous bâfriez de la vie, j'étais seule avec ma sculpture, et c'est ma vie qui se coulait peu à peu, dans cette glaise, mon sang que je laissais s'enfouir au plus profond, mon temps de vie", clamait-elle. Toutefois, Camille Claudel 1915 c'est avant tout la Camille que l'on connaît moins :  Claudel après Rodin, Claudel sans sculpture. Bruno Dumont concentre son récit autour de trois journées de la vie de l'artiste à l'asile de Montdevergues. Au cours desquelles, Paul (Jean-Pierre Vincent), le frère adoré et le correspondant intime, celui dont elle souhaite tout, vient lui rendre visite. La sortira-t-elle de cet enfer ?  S'éloignant de Montfavet, Paul ose dire : "Il n'y a pas de pire métier que l'art." Dans L'œil écouteil écrira encore : "...Une telle force, une telle sincérité presque terrifiante, à la fois d'amour, de désespoir et de haine, qu'il outrepasse les limites de l'art où il a été réalisé... [...] L'esprit dans un suprême flamboiement qui l'a conçu n'avait plus qu'à s'éteindre..." Alors que c'est sûrement l'arrêt des facultés créatrices de Camille qui a précipité celle-ci dans l'abîme. "Elle sombre pour avoir été rejetée par l'amour et par l'art", estime Bruno Dumont. Cet art, celui de Camille Claudel, le cinéaste a voulu que, cette fois-là, ce soit l'artiste qui le contemple, admirant ainsi sa propre tragédie : le visage du médecin-psychiatre ou la promenade des résidents de l'hospice d'aliénés. Une œuvre d'une absolue dignité. 

 

Captive City (The) [1952 - États-Unis, 91 min. N&B] R. Robert Wise. Sc. Karl Kamb, Alvin Josephy Jr. d'après son propre récit. Ph. Lee Garmes. Mus. Jerome Moross. Mont. Robert Swink. Pr. Theron Warth, Aspen Prod. U.A. I. John Forsythe (Jim Austin), Joan Camden (Marge Austin), Harold J. Kennedy (Don Carey), Marjorie Crossland (Mrs Sirak), Victor Sutherland (Murray Sirak), Ray Teal (Gillette), Hal K. Dawson (Clyde Nelson). 

En route vers Washington, Jim Austin (J. Forsythe), rédacteur en chef d'un journal de Kennington, et son épouse vont déposer devant une commission du Sénat sur le crime organisé présidé par le démocrate Estes Kefauver (1903-1963). Ils sont pris en chasse par des « gens du milieu » agissant dans leur propre ville. Ils se réfugient alors dans un commissariat et demandent qu'on leur envoie une escorte policière afin de les protéger. Par précaution, Austin préfère enregistrer sa déposition au magnétophone. Austin avait été contacté par un détective privé, Clyde Nelson, lequel enquêtait sur un bookmaker, Murray Sirak, et pour le compte de son épouse. Le détective avait découvert que Sirak, devenu membre de la mafia, versait régulièrement de l'argent à la police locale. D'abord dubitatif, Austin modifie son jugement lorsqu'il apprend que Nelson vient d'être assassiné et que les autorités de la ville font bien peu d'efforts pour retrouver les coupables. Il mène alors ses propres investigations et apprend, petit à petit, qu'un certain Fabretti s'est installé en ville et commande un réseau de bookmakers qui a fini par corrompre les élus, les notables et la police de la ville... 

Film peu connu en France du réalisateur de The Set-Up (Nous avons gagné ce soir, 1949), un des quelques grands films sur la boxe. The Captive City n'a d'ailleurs jamais été distribué dans l'hexagone. Robert Wise (1914-2005) fut surtout un professionnel impeccable, capable de tirer son épingledu jeu dans tous les genres. Il savait en outre épouser l'air du temps et les idées d'un cinéma à venir. Comme celles du producteur Julian Blaustein sur les « soucoupes volantes », thème à la mode en ces temps-là. Il venait précisément, l'année précédente, de réaliser Le Jour où la Terre s'arrêta (The Day The Earth Stood Still), considéré comme la première œuvre de SF (science-fiction) du cinéma. Sorti en pleine guerre froide, ce film reflétait deux hantises majeures de l'époque : la guerre atomique et la présence dans l'espace d'OVNI ou d'extra-terrestres. Des années plus tard, Robert Wise avec Le Mystère Andromède (1971) renouera avec le genre. Si nous avons évoqué ces deux films, c'est parce qu'ils expriment, l'un et l'autre, une forme d'inquiétude anticipatrice sur la dégradation possible de la société moderne. On la retrouve dans cet excellent film noir qui tranche singulièrement d'avec le genre, au point qu'il paraît en indiquer la fin. Inspiré d'une réalité profondément authentique, The Captive City est forcément une œuvre indéridable. Elle préfigure les films policiers qui surgiront plus tard. Wise use d'un style sec et d'une précision quasi documentaire. The Captive City livre donc une analyse concrète d'un mal qui ronge la société et montre la nécessité de s'en défaire. Mais, à la façon de filmer le décor et d'en communiquer l'angoisse ressentie par ses personnages, Wise nous projette dans un univers qui pourrait devenir rapidement incontrôlable, un univers régi par la violence et l'illicite. The Captive City a la « force terrifiante d'un récit de science-fiction ». [J. Lourcelles]

 

Certaines nouvelles [1976 - France, 95 min. C] R. Sc. et dial. Jacques Davila. Scénario. Marie-France Bonin. Assistant réalisateur. Georges Bensoussan. Ph. Martial Thury. Déc. Vianey Brintet. Pr. Dovidis/SFP, Pierre Meurisse. I. Micheline Presle (Hélène), Bernadette Lafont (Mayette), Gérard Lartigau (Pierre), Caroline Cellier (Françoise), Frédéric de Pasquale (Jean), Roger Hanin (Georges), Martine Sarcey (Denise), Gérard Hernandez (son époux), Anémone (Marie-Annick), Zouzou (une jeune fille). Prix Jean-Vigo 1979. 

~ Pierre (Lartigau) est étudiant à Paris. En ce mois de juillet 1961, il revient en Algérie pour passer ses vacances auprès de sa mère Hélène (M. Presle). Le pays est plongé dans une agitation de fin d'époque. Pourtant, chacun vaque à ses occupations sans rien laisser paraître. Seul Pierre semble accorder une importance aux événements tragiques qui secouent cette Algérie encore française. Après son départ, l'ami de sa mère, un brigadier, est assassiné. 

Né à Oran, le regretté Jacques Davila (1941-1991), disparu trop tôt, réalise ici un premier LM à caractère autobiographique. Il s'agit, avec Les Oliviers de la justice (1962) de James Blue, adapté d'un roman de Jean Pélégri, du plus délicat témoignage sur la réalité d'une époque et d'un milieu européen dans une Algérie coloniale crépusculaire. Le réalisateur observe avec distance mais non sans attendrissement une famille européenne d'Algérie. Il laisse le spectateur libre de son propre jugement. Davila manifeste une lucidité remarquable lorsqu'il reconstitue l'ambiance faussement insouciante des Européens d'Algérie alors qu'autour d'eux le conflit atteint désormais un point de non-retour. Le film n'est sorti qu'en 1980. Preuve que ce drame - celui de la Guerre d'Algérie - et, surtout, son épilogue, avait bien du mal à être digéré en France. On retrouve au générique des acteurs de très grand talent, et outre Roger Hanin, Frédéric de Pasquale - dans le rôle de Jean - qui avait incarné un appelé du contingent dans un des premiers films français qui évoquait l' « innommé » et innommable Guerre d'Algérie, La Belle Vie (1963) de Robert Enrico.  

 

Choses de la vie (Les) [1970 - France, Italie, 89 min. C] R. Sc. Claude Sautet. Sc. Jean-Loup Dabadie d'après le roman éponyme de Paul Guimard. Ph. Jean Boffety. Mus. Michel Sarde. Mont. Jacqueline Thiédot. Déc. André Piltant. Cost. Jacques Cottin, André Courrèges. Pr. Jean Bolvary, Raymond Danon, Roland Girard. Fida Cinematografica, Lira Films, Sonocam. I. Michel Piccoli (Pierre Bérard), Romy Schneider (Hélène), Lea Massari (Catherine Bérard), Gérard Lartigau (Bertrand Bérard), Jean Bouise (François), Boby Lapointe (le bétailleur), Hervé Sand (le camionneur), Henri Nassiet (le père de Pierre), Marcelle Arnold (la mère d'Hélène). Prix Louis-Delluc 1970. Tournage : 19 juin - 13 août 1969, Charente-Maritime (Ile de Ré, La Rochelle) ; Paris (rue de Sèvres [VIe], rue de Bougainvilliers [XVIe] ; Yveline (Septeuil, Nauphle-le-Château, Théry). 

~ Pierre (Piccoli), architecte, époux de Catherine (Lea Massari) vit avec Hélène (R. Schneider). Instable et professionnellement insatisfait, ses rencontres avec son épouse sont teintées de regret et de désolation. Les relations avec son fils (Lartigau) sont plutôt médiocres. À l'occasion d'un déplacement automobile en province, il songe rompre avec Hélène. La destinée en décidera autrement... 

Observateur méticuleux du couple, de l'amitié au sein d'un univers social en constante transformation, tel apparaît, à nos yeux, Claude Sautet. Il faudra attendre Les Choses de la vie, son troisième LM, pour pouvoir clairement définir les caractéristiques de son cinéma. Comment rendre une vie - un titre du cinéaste portera ce titre : Une histoire simple - à travers un synopsis ou un résumé de scénario ? Une vie au demeurant écourtée et de manière totalement foudroyante. Celle d'un homme en pleine force de l'âge... Qui, ici, au volant de son Alfa Roméo Giulietta se projette, évalue son avenir avec indécision et quelque anxiété. Et, brusquement... L'homme ne succombe pas de suite, il a encore le temps de se souvenir et de s'interroger sur le futur de ceux qu'il aime : Hélène, son épouse Catherine, son fils Bertrand.

Sautet n'a pas voulu faire un film sur un phénomène social contemporain : l'accident d'automobile : en décrire sa cruauté et le fléau qu'il peut constituer. La réponse cinglante qu'il adressa à un journaliste de Paris-Match, à propos de la conduite de Michel Piccoli, est explicite. Cependant, le choix d'un pareil événement, inspiré, rappelons-le, d'une œuvre de Paul Guimard, nous paraît très avisé. C'était, à cette époque, un phénomène de société, une société dans laquelle l'automobile, signe de progrès, de vitesse et d'autonomie, devenait désormais un moyen de locomotion courant. Ce qui explique pourquoi ce film aura certainement marqué le public. Il n'était pas rare que beaucoup de Français n'ait pas vécu pareil drame, dans sa famille ou dans son entourage (amis, voisins etc.) Le réalisateur décrit cette tragédie à hauteur d'homme. Pierre Bérard c'est celui qu'on côtoie ou cela pourrait être vous ou moi. Et, de ce point de vue, Michel Piccoli l'incarne de façon bouleversante. Ce film consolidera, et de façon irrévocable, la réputation de l'artiste.

Si Jean Loup Dabadie et Claude Sautet ont tant soigné l'écriture de la séquence consacrée à l'accident, laquelle a entraîné dix jours de tournage (66 plans) et l'installation de trois caméras à trois angles différents, c'est avant tout parce qu'elle constitue, dans l'économie du film, un moment fondamental : celui où un homme prend conscience qu'il va mourir de façon totalement imprédictible et qui essaie d'accepter ce hasard affreux. Mais, sans doute, parce qu'elle est aussi la métaphore ingrate et brutale d'un choix que ne parvenait pas à faire Pierre (Michel Piccoli) : un choix entre deux vies, entre deux femmes. Enfin, c'est à partir de lui, fragments d'une vie d'hier, d'il y a quelques jours, quelques heures à peine, que tout s'ordonne à présent.

Le réalisateur offre tout à la fois le récit au ralenti et subjectif du conducteur et celui objectif à vitesse normale, ainsi que ceux des témoins afin de décrire la fin de Pierre Bérard, « cette valse lente qui mène à la mort ». (C. Sautet) Et, dans ces séquences, les plus belles et les plus significatives, s'y exprime paradoxalement, à travers la « vie rêvée » d'un homme, tout ce qui fait qu'on s'attache à elle : ce sont les choses de la vie. Ces petits riens qui deviennent de grandes choses lorsqu'on risque de les perdre à jamais. Dès lors, un film qui décrit la descente vers la mort se transfigure en ode à la vie. Gilles Jacob écrivit alors : « Digne d'un Fellini, une séquence restera fameuse : celle du mariage imaginaire. Le blessé garde les yeux clos, il fait provision de signes. Il voit son mariage avec Hélène, semblable à ce mariage champêtre qu'il vient de croiser sur la route, refuge enchantée de la vie révée [...] ; soudain, le panoramique se poursuit, le sourire se fige, Pierre découvre les témoins de l'accident, et, près de lui, le maquignon en habit. [...] Alors, Pierre comprend que c'est grave, la boussole intérieure s'affole : dernier galop. Et ce choc, le plus intense dans le cinéma français depuis Hiroshima mon amour, nous le ressentons avec lui en qui nous nous reconnaissons. » [G.J. in : Les Nouvelles littéraires, 19 mars 1970] Les Choses de la vie de Claude Sautet ou l'une des plus magnifiques chWroniques d'une mort non annoncée. 

 

Commune (La) (Paris, 1871) [2000 - France, 345 min. N&B. ] R. Peter Watkins. I. La plupart des acteurs sont non-professionnels. D'abord diffusé sur Arte en 2000, ce film historique est divisé en deux parties. Sept ans plus tard, il sort sur les écrans dans une version abrégée de trois heures. 

~ 1870-71. La misère est grande en France. Le pays est en guerre contre la Prusse. L'Empereur est contraint de capituler à Sedan. Début septembre 1870, la foule parisienne et la Garde nationale envahissent le palais Bourbon et réclament la déchéance de Napoléon III. Jules Favre devient vice-président d'un Gouvernement de la Défense nationale. Les 17 et 18 mars 1871, le peuple travailleur de Paris, qui refuse la capitulation dans une capitale assiégée, se rebelle. La Commune est créée. Alors que la télévision versaillaise - celle de la Troisième République et de l'Assemblée nationale réfugiée à Versailles - rapporte l'événement de façon partielle et orientée, une commission communarde se crée et s'organise pour relayer ce moment qui, bien que majeur dans l'histoire du mouvement ouvrier, reste néanmoins l'une des périodes les plus méconnues de l'histoire de France. Les journalistes se rendent sur les lieux où naît la Commune : mairie, barricades, clubs féministes, etc. et procèdent à des interviews pour rendre compte à la population de la réalité. Les gens disent leurs rêves, leurs révoltes, leurs combats et opposent leurs opinions.

Documentariste audacieux et innovant, le Britannique Peter Watkins (cf. Encyclo Films B, La Bataille de Culloden) réalise en 1966, sous les auspices de la BBC, The War Game (48 minutes) sur les conséquences de la bombe nucléaire. L'œuvre sera médiocrement appréciée par la chaîne qui, finalement, prendra la décision de l'interdire. Watkins reçoit pourtant le BAFTA 1967 du meilleur CM en Grande-Bretagne. Le réalisateur démissionne alors de la BBC en apprenant que celle-ci s'était soumise aux injonctions du gouvernement britannique. Watkins continuera d'exprimer inlassablement son credo contre l'usage des proliférants nucléaires. Avec The Gladiators (1969) réalisé cette fois-là en Suède, où il s'est installé, mais surtout The Journey (Le Voyage), immense travail de 14 h 30, tourné dans 12 pays différents entre 1983 et 1986. Auparavant, Watkins aura donné un autre film courageux : Punishment Park (1971) qui dénonce la politique de répression des autorités américaines à l'égard de ceux qui condamnent sa politique impérialiste et belliciste en Asie du Sud-Est. Le scénario procède d'une projection uchronique. On émet l'hypothèse que le gouvernement US pourrait décréter l'état d'urgence - chose potentiellement existante mais non appliquée dans la réalité - à l'égard des opposants à la guerre du Vietnam. Un tribunal populaire exceptionnel est donc organisé contre ces « réfractaires » qui, au terme d'une procédure accusatoire sommaire, sont condamnés à de très lourdes peines. Comme on le constate, Watkins aime à jouer sur les temporalités pour faire du cinéma un instrument actif et vivant, capable de mobiliser l'intelligence et la conscience du spectateur qui ne regardera plus les évènements de manière passive voire résignée. Watkins ne se désintéresse nullement d'autres sujets, artistiques notamment : en témoigne, Edvard Munch, la danse de la vie (1974), film de 3 h 30 sur le peintre et graveur expressionniste norvégien. Avec La Commune (Paris, 1871), sa dernière œuvre, Watkins prolonge sa réflexion sur le rapport des hommes à l'Histoire et du cinéma à l'Histoire déjà entamée avec La Bataille de Culloden. 

À l'aube du XXIe siècle, Peter Watkins reprend donc la caméra et tourne à Montreuil, en banlieue parisienne, dans les anciens studios de Georges Méliès, une reconstitution de la Commune de Paris. Il opte pour une forme proche du théâtre et interroge toujours plus radicalement les moyens du cinéma. Il filme à la façon des « actualités » - la caméra s'assume pleinement et la scène est occupée par des journalistes qui commentent. En outre, l'épisode historique se nourrit des événements directement contemporains : les acteurs jugent leur propre mouvement et tout autant celui de l'agitation sociale de l'hiver 1995 en France qui provoquera le retrait du plan Juppé sur la Sécurité sociale et, à terme, la dissolution de l'Assemblée nationale par le président Chirac en avril 1997. Mal accueilli initialement, le film n'est guère défendu par Arte. Les interprètes et participants se rassemblent au sein de l'association Rebond pour La Commune afin de soutenir le film et le travail d'accompagnement et de débat critique impulsé par le réalisateur. 

Peter Watkins expliquait alors qu'il recherchait depuis toujours, et donc à travers le projet La Commune, « à proposer des alternatives  à la collusion croissante entre le système éducatif et les mass medias, collusion qui est arrivée à un stade où l’éducation critique sur le rôle des medias a presque entièrement disparue. Ces réflexions et mes tentatives de remise en cause du format Hollywoodien standard de la TV et du cinéma (que j’appelle « la Monoforme ») ont entraîné la marginalisation progressive de mon travail. Pour résumer, la Monoforme est la structure narrative Hollywoodienne reposant sur un montage rapide et une construction rigide et fermée. Cette forme narrative cinématographique, avec sa structure d’une rigidité étouffante et ses innombrables astuces pour retenir l’attention du spectateur, contamine 95% du cinéma actuel, et ses clones forment la quasi-totalité des informations télévisées, émissions de jeux et de débats télévisés et quantité de documentaires. » Le réalisateur envisage La Commune selon une optique de réflexion collective en mesure de renverser la relation hiérarchique imposée par les médias à l'endroit du public. Watkins nous dit : « L’un des plus graves problème avec la Monoforme est sa structuration délibérément conçue pour empêcher tout processus de réflexion et d’esprit critique de la part des spectateurs; c’est là où la durée de notre film et la forte dynamique de parole insufflée par les comédiens jouent un rôle de premier plan. » [P. Watkins, Lettre ouverte à la presse, Archives Le Rebond...

Dans une présentation du film faite à Belfort en 2007, l'historien Jacques Rougerie (1932-2022), spécialiste de cet événement historique, déclarait quant à lui : « [...] Ce film « raconte » (je mets aussitôt ici des guillemets) une histoire : l’histoire, dramatique, d’une insurrection parisienne du XIXe siècle, ce geste dont les Parisiens sont coutumiers depuis 1789, tous les vingt ans à peu près : juillet1830, février et juin1848, mars1871. Je remarque l’incapacité où se sont trouvés les critiques à nommer « cette chose » comme disent certains d’entre eux, qu’est l’œuvre de Peter Watkins. Un « drôle d’objet » ; une reconstitution documentaire ; un documentaire fictionnalisé ; fiction documentée, une fiction qui déroute, fiction historique, fiction du réel, fiction inspirée du réel. Docu-fiction, terme qui avait plu à Watkins lui-même, mais ne me semble pas davantage convaincant. Bref, une expérience rare, « ovni dans le paysage audiovisuel ». De surcroît un film politique, polémique ; « Political, polemical, uncompromising, and uncommercial ». Du cinéma « engagé », donc hautement suspect de falsification, et de surcroît « marxiste » (aujourd’hui une injure suprême au sein de la communauté des historiens), ainsi que l’a écrit un malveillant critique du Monde, en toute ignorance d’ailleurs de la pensée si complexe de Marx sur la démocratie, qu’on entrevoit à peine aujourd’hui. Pourquoi pas d’ailleurs plutôt anarchiste ou « libertaire », terme qui précisément apparaît dans le vocabulaire politique peu avant la Commune. De toute façon Peter  Watkins plaide véhémentement coupable dans les deux cas : « Je ne considère pas que mes films puissent entrer dans les catégories de « fiction » et de « documentaire » - mais ce sont  plutôt des tentatives de remise en question de ces genres ! ». Et il en rajoute aussitôt, disant son intention de mettre délibérément en question les problèmes de neutralité, d’objectivité « dont les médias actuels sont si friands ». [J. Rougerie, Commune de Paris 1871

Quoi qu'il en soit, dans un contexte où l'événement est si rarement et si mal enseigné, l'œuvre de Peter Watkins constitue un monument incontournable. Jacques Rougerie l'affirme sans détours : « Sans offenser, je l’espère, personne, je soulignerai d’abord que c’est, à mes yeux, le premier vrai film qui ait été réalisé sur la Commune. On a eu des œuvres de commémoration, voire de quasi-propagande. On a eu des allégories (réussies, mais combien engagée, ce qui ne gêne en ce cas personne, comme la Nouvelle Babylone), des récits documentaires expliquant pédagogiquement la Commune, illustrés par des images, d’ailleurs toujours les mêmes, que chacun se réappropriait à sa façon (La Commune de 1871 de Cécile Clairval). Portant souvent sur seulement un aspect de l’insurrection : la répression (Jean Baronnet), la Semaine sanglante, tel héros (Rossel, Dombrovsky). Il en est auxquels j’ai participé, il en est que j’apprécie tout spécialement (L’Année terrible de Claude Santelli). Il n’en est aucun que je puisse comparer en posture et en stature avec l’œuvre de Peter Watkins. » [op. cité] Nonobstant quelques critiques de surface, l'historien se félicite également du choix fait par Peter Watkins : l'observation d'un quartier authentiquement populaire. « Je soulignerai, dit-il, l’importance du choix d’un arrondissement parisien, le XIe populaire. C’est probablement le plus représentatif du Paris Peuple d’alors, et c’est heureusement celui pour lequel il existe une documentation spécialement abondante. Alain Dalotel, qui a été principal conseiller historique du film, y avait autrefois consacré sous ma direction un travail approfondi, mais jamais publié ; c’est chose faite, puisque le film y puise et en use abondamment. Mais surtout choisir un fragment populaire de Paris, c’est  se donner le moyen de s’abstraire d’un aspect déformant de la réalité ; ce qui se passe en haut, à l’Hôtel de Ville où siègent les élus de la Commune), pour s’intéresser à ce qui s’est passé tout en bas. C’est ce que, en réaction à des images de 1871 trop convenues, avec d’autres historiens, dont Dalotel, j’ai moi-même voulu  faire. L’histoire d’une révolution populaire ne peut se réduire à celle de ses « gérants » comme les nomment si bien les sociologues, maîtres toujours infidèles. » En ce sens, La Commune de Paris, narrée de ses profondeurs, revit bien plus fort en nous, nous reconduit aujourd'hui même à nos propres combats, à nos propres espoirs et à nos idéaux.  En même temps, le film de Peter Watkins ne désinscrit jamais l'événement du chaînon qui, depuis 1789 en passant par Juin 1848, aboutit à cette insurrection. L'essence de cette révolution populaire manquée imprégnera désormais l'histoire française de façon permanente : Le Front populaire en 1936, le printemps 1968. Est-ce la raison pour laquelle La Commune de Paris est officiellement si peu prisée ? « La Commune de Paris de 1871 demeure l’un des événements majeur de l’histoire européenne de ces 150 dernières années. Au moins 30 000 citoyens ont payé de leur vie un combat contre certains pouvoirs qui menacent encore nos sociétés contemporaines. La Commune traite non seulement des événements de 1871, mais aussi du combat mené par de nombreuses personnes contre les problèmes sociaux et économiques croissants causés par le processus de mondialisation. L’un des rôles principaux de La Commune est son appel à une plus large parole publique, et son analyse de la résistance à cet appel au sein des mass médias », déclara Peter Watkins. [op. cité] Rappelons pour mémoire ce qu'écrivit Karl Marx en ces temps-là, le 30 mai 1871 plus exactement : « Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d'une société nouvelle. Le souvenir de ses martyrs est conservé pieusement dans le grand cœur de la classe ouvrière. Ses exterminateurs, l'histoire les a déjà cloués à un pilori éternel, et toutes les prières de leurs prêtres n'arriveront pas à les en libérer. » [K. Marx, La Guerre civile en France, 1871. Éditions sociales]. 

 

Convoi de femmes (Westward The Women) [1951 - États-Unis, 118 min. N&B] R. William A. Wellman. Sc. Charles Schnee, d'après un sujet de Frank Capra. Ph. William C. Mellor. Dir. art. Cedric Gibbons, Daniel B. Cathcart. Mus. (non crédité) Jeff Alexander, mélodie To The West ! To The West ! de Henry Russell. Mont. James E. Newcom. Cost. W. Plunkett. Pr. Dore Schary/Loew's Inc., MGM. Tournage : Kanab, Utah ; Tucson, Arizona. I. Robert Taylor (Buck Wyatt, le convoyeur), Denise Darcel (Fifi Danon, la chanteuse de saloon française), Hope Emerson (Patience Hawley), John McIntire (Roy E. Whitman, le fermier commanditaire du convoi), Julie Bishop (Laurie Smith), Lenore Lonergan (Maggie O'Malley), Marilyn Erskine (Jean Johnson), Beverly Dennis (Rose Meyers, l'institutrice), Renata Vanni (Antonia Moroni), Henry Nakamura (Ito).

Vers l'Ouest lointain, en Californie, les cowboys manquent cruellement de femmes. L'éleveur Roy Whitman (J. McIntire) souhaite mettre fin à cette situation préjudiciable... Lui et son contremaître, Buck Wyatt (R. Taylor), partent à la recherche d'« honnêtes » compagnes pour leurs « garçons » ...

Que ce soit dans le western - qu'il aborde en 1943, avec The Ox-Bow Incident (L'Étrange incident), dans lequel il affronte une plaie brûlante, la pratique du lynchage sans preuves -, ou dans d'autres genres, Wild Bill alias William Augustus Wellman, longtemps méconnu, n'aurait jamais pu être taxé de réalisateur political correctness. Ce casse-cou libertaire n'entrait dans aucune catégorie décelable. En revanche, si les studios le contraignaient aux ouvrages les plus serviles, il pouvait s'y plier ignominieusement : The Next Voice You Hear (1950), par exemple. Une autre manière d'exprimer, sans doute, son insubordination naturelle. Convoi de femmes/Westward The Women (1951) a ce double intérêt de proposer une image de l'Ouest absolument inaccoutumée - une projection non idyllique de l'espace géographique, des lieux rencontrés, des hommes et du voyage, et, à l'intérieur de cette représentation non conformiste, une vision de l'élément féminin située à l'exact opposé des archétypes courants qui pousse un critique à écrire : « Le Far West est une affaire d’hommes. [...] Il n’y a que dans le western de 1951 de William Wellman, Convoi de femmes, que les femmes prennent fermement leur destin en main à la grande surprise d’ailleurs de Robert Taylor, le mâle qui guide le convoi. » [Jean-Claude Vantroyen, Le SoirDu reste, Wellman n'a jamais cultivé l'éducation puritaine qui consiste à flatter une soi-disant épouse iconique, maternelle et dévouée, au détriment des malchanceuses et des marginales dans des territoires, où, à dire vrai, rien ne fut simple, ni profondément juste. Le regretté Michael Henry Wilson écrit, à propos des westerns du cinéaste : « (Chez Wellman), l'expérience des pionniers n'est pas moins amère : en regard de leurs souffrances, l'aventure ne paraît pas en valoir la chandelle. L'Ouest n'est pas une terre d'abondance. La géographie est le plus souvent hostile ou ingrate ; les paysages peu avenants ; déserts et glaciers, ciels jaunes et forêts noires, mornes plaines où les éléments sont toujours sans pitié. À la violence de la nature répond la violence des individus : la Frontière déforme les caractères plutôt qu'elle ne les forme. » [M. Henry Wilson, À la porte du paradisCent ans de cinéma américain. Armand Colin, Paris, 2014.] La Frontière, dans Westward the Women (littéralement, À l'Ouest les Femmes), c'est celle qu'ont franchie ces pionniers - cowboys tenaces et laborieux - qui travaillent, en Californie, sous les ordres d'un fermier, Roy Whitman (John McIntire). Toutefois, celui-ci se rend parfaitement compte que des hommes sans femmes, ce sont des hommes instables, divisés, belliqueux et sans perspectives. Pour asseoir l'idéal d'une vallée prospère, « la source qui alimentera et développera ce rêve, ce sont des femmes. Des femmes de valeur », affirme Roy. Ainsi, demande-t-il à son convoyeur (Buck Wyatt/Robert Taylor) d'aller chercher de potentielles épouses à Chicago. Il en sélectionne cent-trente-huit ; deux autres les rejoindront plus tard. Le récit, basé sur des faits historiques précis, et, dont l'inspirateur est Frank Capra, auteur de comédies sociales à succès (Mr Smith goes to Washington, It's Wonderful Life), n'avait pu s'imposer auprès de la Columbia. C'est donc Wellman qui le reprit pour la MGM. Quant à la piste qui mène vers l'Ouest et que le film évoque - la California Trail, longue d'environ 3 000 km -, elle est alors récente, et, forcément incertaine, pénible et périlleuse : nous sommes, en effet, en 1851, un siècle avant le tournage du film proprement dit. « Elle l'est pour des hommes eux-mêmes, pense Buck, alors qu'en sera-t-il pour des femmes ? » Un tel défi, des femmes volontaires tentent de le braver ; car, il en fallait du cran pour effectuer cette aventure, au mépris d'une nature inhospitalière, des intempéries imprévisibles, de moyens de transport défaillants et d’agressions humaines fortement probables. Or, les femmes qui s'embarquent dans le Missouri, à la rencontre de futurs maris, n'ont plus rien à perdre. Toutes sont des fugitives ou des irrégulières qui n'ont guère d'autre choix que d'échapper à l'enfer d'une existence sans perspective. Ainsi, leur faudra-t-il assimiler les savoir-faire traditionnellement réservés aux hommes. William Wellman, conformément à sa morale, n'a pas voulu tricher avec la réalité. Les actrices retenues ont dû, au cours d'un tournage plutôt long - onze semaines - et exécuté en décors réels, à Kanab dans le comté de Kane (Utah), une commune quasiment fondée au XIXe siècle par des pionniers mormons et dans laquelle de nombreux westerns y ont été réalisés -, apprendre à conduire un chariot bâché (le conestoga ou le schooner plus léger), harnacher des chevaux, tirer et réparer un attelage, manier fouet et pistolet... En vérité, démentant une réputation de macho, Wild Bill a toujours chéri les dames au tempérament de feu. Son actrice préférée était d'ailleurs Barbara Stanwyck, connu pour sa forte personnalité et qui fut, un temps, l'épouse de Robert Taylor. Enfin, la fameuse Louise Brooks (Loulou) et sa coupe de garçon, apparurent, dès 1928, dans son Beggars of Life (Les Mendiants de la vie). Il n'est donc pas surprenant que soient convoqués ici des caractères singulièrement trempés et, tout aussi, hétérogènes pour les incarner. On remarquera aussi que Denise Darcel, d'origine française, Renata Vanni, d'origine italienne, et Henry Nakamura, d'origine japonaise, s'expriment partiellement voire totalement dans leur langue natale. Wellman a, sans aucun doute, voulu mettre concrètement en relief le melting pot constitutif des États-Unis. Citons donc les actrices présentes ici : Denise Darcel, en entraîneuse de cabaret, entrevue dans Battleground (1949), film sur la Seconde Guerre mondiale, du même réalisateur, et très en relief dans Vera Cruz (1954) de Robert Aldrich ; Julie Bishop, protagoniste féminine de Northern Pursuit [1943, Raoul Walsh] aux côtés d'Errol Flynn ; la monumentale Hope Emerson (physique impressionnant (1,88 m, 110 kg), Hope Emerson (1897-1960) restera célèbre pour son rôle de gardienne-chef sadique dans le très bon Caged/Femmes en cage (1950) de John Cromwell, aux côtés de deux autres prestataires remarquables, Eleanor Parker et Agnes Moorehead. Il s'agissait ici d'une prison pour femmes.) : Elle incarne dans Convoi de femmes la veuve d'un capitaine de clipper disparu autour du Cap Horn. Enfin,  l'institutrice Rose Meyers, mère d'un enfant illégitime (Beverly Dennis), ou l'exilée italienne Antonia (Renata Vanni), accompagnée de son adolescent, toutes affronteront l'adversité avec courage. Quant à celles qui manient armes et conduisent chevaux - rares mais époustouflantes -, comme Maggie O'Malley (Lenore Lonergan) et Jean Johnson (Marilyn Erskine), très vite rivales, elles n'enseigneront aux autres que les rudiments indispensables pour survivre. Au terme de l'odyssée, la révélation sera immense : Buck Wyatt, plutôt misogyne, rangera bientôt ses préjugés sexistes au vestiaire. Non sans une certaine gloire et un vrai bonheur : le triomphe de ce groupe de femmes est aussi le sien et lui aura permis de trouver chaussure à son pied dans la personne de Fifi/Denise Darcel. À l'extrême fin, hommes et femmes seront naturellement transformés. Constatons, une fois encore, la volonté du cinéaste de ne pas agrémenter : l’espace et la tonalité s’exhibent dans la rudesse et l'âpreté tandis que l’effacement musical, générique et conclusion exceptés, rétrocède aux bruits et aux sons leur dimension instructive. Clouer le sentimentalisme au pilori et épier le moindre signe, au plus près des êtres : vérité des situations, vérité des gestes et des comportements, ainsi pense et agit Wellman. Aussi, observe-t-il, avec l'acuité d'un documentariste, les vicissitudes d'une traversée qui n'avait rien d'un conte : « Des tombes partout, elles pavent le chemin », affirme Buck Wyatt, en guise d'avertissement. Pourtant, si Wellman démystifie et dédramatise, c'est surtout afin de ne point trahir ces femmes qui franchissent la Frontière sans l'ombre d'un regret. Avec une constance qui l'habite depuis toujours - voir The Public Enemy (1931) ou ses films de guerre -, Wellman réprouve le spectaculaire. Il possède « le don d'émouvoir en refusant l'émotion » (M. Henry Wilson). De la violence et de la mort, il n'en montrera que ses ultimes conséquences. De l'accident qui coûte la vie au fils d'Antonia, nous ne verrons que les réactions d'une mère éplorée et désespérée ; de la chute d'un chariot dans une pente rocailleuse, nous n'enregistrerons que les débris au fond du précipice ; de l'attaque meurtrière des Indiens, la caméra retiendra les fourgons incendiés et la citation, amplifiée par l'écho, du nom des personnes tuées ; de l'accouchement d'un nouveau-né, il nous faudra nous contenter de l'essentiel, c'est-à-dire de l'exultation et de la tendresse des femmes. En dernier lieu, Wellman - c'est uniquement de ce côté-ci qu'il ralliera John Ford - met en exergue l'épopée collective qui fonde la grandeur d'un destin. La photographie de Westward The Women traduit, à maintes reprises, la dimension de solidarité communautaire indispensable à la réussite de l'entreprise, que ce soit lorsque les femmes besognent au transport des chariots dans les passages impraticables à forte déclivité, ou lorsqu'elles marchent, à travers les sables mouvants du désert, derrière les convois allégés, ou encore dans la liesse d'un point d'eau enfin trouvé. Au demeurant, ces scènes surprennent par leur vérité élémentaire. De façon étrange, les séquences évoquées, filmées suivant divers angles de vue ou différentes perspectives, rappellent celles des jeunes adolescents désœuvrés, déjouant ou mettant en déroute les forces de l'ordre, dans le Wild Boys of the Road (1933) du même cinéaste, une des réalisations américaines les plus authentiques sur la Grande Dépression, gâchée cependant par un happy end moralisateur. Grandeur à laquelle les femmes, grâce à leur endurance, leur pacifisme et leur héroïsme modeste, y ont largement contribué. « Women ! Women ! Women ! » s'écrie l'homme, quand, au détour du sentier, surgit le convoyeur. Femmes, vous voici bientôt, pimpantes et fleuries, à l'orée de Whitman's Valley ! Sans votre présence, que seraient les hommes ? De pauvres cowboys solitaires.