|Pier Paolo PASOLINI : Le ceneri di Gramsci

 

 

 

 

Le 2 novembre prochain, on commémorera le Cinquantième anniversaire de la tragique disparition de Pier Paolo Pasolini. Un demi-siècle... Et ce privilège, pour ma part, non de l’avoir connu personnellement, mais de l’avoir tôt découvert - dans cette furieuse tombée d’adolescence -, puis de l’avoir lu, d’avoir vu ses films, d’imaginer l’homme tel qu’en lui-même : c’est énorme, selon moi. Car, cette chance, tant d’autres ne l’ont pas. Qui ne le connaissent point. En sauront-ils un jour quoi que ce soit ? Je l’ai appris à mes dépens, ayant récemment acheté la première traduction intégrale française d’un ensemble de poèmes écrits entre 1951 et 1956 et dans lequel s’insère Les Cendres de Gramsci écrit en 1954. Cette traduction est celle du fidèle Jean-Pierre Manganaro. Elle a été éditée, en ce fructueux début d’année pasolinien, chez Ypsilon Editeur. La publication offre ceci d’incomparable qu’elle propose les poésies dans les deux langues. Il ne faut donc pas lésiner : l’acheter coûte que coûte. Cette édition offre les poèmes suivants selon un ordre chronologique :

- L’Apennin (l’Appennino)- Le Chant populaire (Il canto popolare)- Picasso- Meeting (Comizio)- L’humble Italie (L’umile Italia)- Tableaux frioulans (Quadri friulani)- Les cendres de Gramsci- Récit (Recit)- Les pleurs de l’excavatrice (Il pianto della scavatrice)- Une polémique en vers (Una polemica in versi)- La Terre de Labour (La Terra di Lavoro) Auxquels il faut ajouter des notes de l’auteur lui-même.

 

Qu’est-ce qui rassemble tous ces poèmes ? Pier Paolo Pasolini, chassé de la patrie de sa mère, le Frioul, aborde dans un total état de dénuement une Rome qu’il va progressivement découvrir et adopter. Ce Frioul qu’il a tant aimé, qui représentera désormais pour lui un monde édénique à jamais disparu, il croit pouvoir le retrouver dans les faubourgs miséreux, les borgate romains. De quoi l’accusait-on au Frioul, à Casarsa, à San Vito al Tagliamento et à Valvasone ? Aujourd’hui, peut-être, la chose paraîtrait dérisoire et absurde. Pour autant, on l’accusa d’immoralité. Côté catholique et chrétien démocrate, la chose paraissait comme attendue. En revanche, ailleurs, chez ceux que Pier Paolo considèrent comme ses camarades, la réaction est consternante, affreusement injuste, pitoyable même. A la fédération d’Udine du PCI, Pasolini écrit notamment : « Je ne m’étonne pas de la diabolique perfidie des démocrates-chrétiens ; je m’étonne par contre de votre manque d’humanité ; comprenez bien que parler de déviation idéologique est une stupidité. En dépit de vous, je reste et je resterai communiste, au sens le plus vrai du terme. » Ceci est essentiel pour lire et comprendre Les Cendres de Gramsci. Ceci explique l’engagement politique de Pier Paolo jusqu’à son horrible meurtre sur un terrain vague de l’Idroscalo d’Ostia. Dans une lettre à Silvana Ottieri (Mauri), sa très grande amie, il écrira, anticipant quelque part sa fatale destinée : « Ma vie future n’aura certainement rien à voir avec celle d’un professeur d’université ; je suis marqué désormais du sceau de Rimbaud, de Dino Campana ou d’Oscar Wilde, que je le veuille ou non, que les autres l’agréent ou pas.» 

Aussi, ses débuts dans la capitale sont celles de l’homme devenu pauvre parmi les vagabonds, ses frères. Il habite initialement en banlieue, à Ponte Mammolo, dans le quartier de Rebibbia, en face de la grande prison :

 

« Povero come un gatto del Colosseo,

vivevo in una borgata tutta calce

e polverone, lontano dalla cittàe dalla campagna,

stretto ogni giorno

in un autobus rantolante ;

e ogni andata, ogni ritorno

 

era un calvario di sudore e di ansie.

Lunghe camminate in una calda caligine,

lunghi crepuscoli davanti alle carte

ammucchiate sul tavolo, tra strade di fango,

muriccioli, casette bagnate di calce

e senza infissi, con tende per porte...[...] »

[II - Il pianto della scavatrice]

 

« Come i poveri povero, mi attaco

Come loro a umilianti speranze,

Come loro per vivere mi batto

Ogni giorno. [...] »

[Le ceneri di Gramsci]

 

FR. « Aussi pauvre qu’un chat du Colisée, /je vivais dans une bourgade toute de chaux/et de poussière, loin de la ville/et de la campagne, coincé tous les jours/dans un bus qui râlait et chaque aller, chaque retour/était un calvaire de sueur et d’anxiétés./De longues marches dans une brume chaude,/de longs crépuscules devant les papiers/entassés sur la table, à travers des rues boueuses,/murettes, maisonnettes baignées de chaux,/sans châssis, des rideaux en guise de portes... [...] »

« Pauvre comme les pauvres, je m’attache/comme eux à d’humiliants espoirs,/comme eux pour vivre je me bats/chaque jour. »

La langue populaire qu’il trouve à Rome, le romanesco, n’a rien de l’innocente rudesse du frioulan. Elle lui révèle la déchirante cruauté du monde. Le romanesco s’incarne en ces adolescents trop vite jetés dans l’engrenage du calcul et de la survie.

 

« [...] I ragazzetti dentro taschegià

impure infilano viziate 

le mani: la loro violenza

infantila resterà nella nera

loro bellezza adulta. Esperienza

è ironica durezza: senza

rondini, di cani urla la sera. »

 

FR. « Les gamins dans des poches/dejà impures glissent leurs mains/viciées : leur violence/enfantine restera dans leur noire/beauté adulte. L’expérience/est ironique dureté : sans/hirondelles, le soir hurlent les chiens. »

[L’umile Italia]

 

Nous sommes loin de ce Frioul chéri, des « saveurs de ce monde tranquille et effaré, ingénument perdu dans un seul été, dans un seul vieil hiver - » (sapori di quel mondo quieto/e sgomento, ingenuamente perso/ in una sola estate, in un solo vecchio/inverno - Quadri friulani) et de ses « journaliers endimanchés,/de garçons venus à bicyclette/des bourgs voisins ; et la triste,/quotidienne, chrétienne, petite place/en ondoyait comme dans une fête,/Nous, qui ne sommes pas du peuple, sous la pression/du peuple paysan, de la maigre/foule villageoise, être aimés autant qu’aimer/brûlait en nous [...] » (Quadri friulani).

Quelle Italie et quel monde aimais-tu Pier Paolo et comment les rêvais-tu ? Face au tombeau d’Antonio Gramsci, le poète implorait : « Me demanderas-tu, toi, mort dépouillé,/d’abandonner cette passion/désespérée d’être au monde ? » (Mi chiederai tu, morto disadorno,/d’abbandonare questa disperata/passione di essere nel mondo ?).

 

MSh