.. Leila et ses frères (برادران لیلا (Baradaran-e Leila)
[2022 - Iran, 165 min. C] R. Sc. Saeed Roustaee. Ph. Hooman Behmanesh. Mont. Bahram Dehghani. Mus. Ramin Kousha. Déc. Mohsen Nasrollahi. Pr. Iris Film. I. Taraneh Alidoosti (Leila Jourablou), Saeed Poursamimi (le père Esmail Jourablou), Nayereh Farahani (la mère), Navid Mohammadzadeh (Alireza), Payman Maadi (Manouchehr), Farhad Aslani (Parviz), Mohammad Alimohammadi (Farhad), Mehdi Hoseininia (Bayram). Sortie en France : 24 août 2022.
https://www.arte.tv/fr/videos/115984-000-A/leila-et-ses-freres/
~ Liminaire
Une grande entreprise mise à l’arrêt, « faute de matières premières ». Ordre est donné aux ouvriers de rentrer chez eux sans chercher à revendiquer le versement de leurs salaires non payés depuis 8 mois. Une partie d’entre eux s’y opposent. Ils sont brutalement pris à partie par les forces de police. Alireza, un des frères de Leila (T. Alidoosti), parvient à s’extraire de l’affrontement. Il est désormais au chômage. La famille, tout entière regroupée autour du patriarche (S. Poursamimi), dans un appartement exigu. Leila, pour sa part, a un travail stable. Elle cherche à sortir du marasme en unissant les forces pour ouvrir une boutique. Le père, caresse un autre rêve : en possession de pièces d’or, il brigue le titre de « parrain » au mariage du fils du neveu Bayram (M. Hoseininia).
~ Saeed Roustaee avait obtenu avec son deuxième LM, La Loi de Téhéran (2022) un beau succès commercial en Iran et de multiples récompenses à l’échelle internationale (César du meilleur film étranger). Ce thriller sur la lutte contre les filières de la drogue articulait un travail préalable et minutieux d’enquête à celui des exigences du polar. On y soupesait moins le poids de l’héritage culturel : celui de la famille, comme dans Life and Day (2016). Leila et ses frères reprend le thème.
« L’idée de Leila et ses frères m’est venue à l’époque où Mahmoud Ahmadinejad était président de la République (de 2005 à 2013) : je connaissais une famille nombreuse qui voulait quitter son appartement, parce que la partie commune était trop petite pour tant de personnes. Ils avaient tout calculé au niveau économique, ils ont vendu leur appartement, et à ce moment-là, les sanctions américaines contre l’Iran sont intervenues et ont provoqué une très forte inflation. La famille a été obligée de racheter un tout petit appartement. » (Saeed Roustaee).
Le film focalise son attention sur les cinq enfants, mais un personnage y joue un rôle non négligeable : le père joué par Saeed Poursamimi. « En réalité, explique le réalisateur, en persan, le titre exact est : Les Frères de Leila. Parce que tout nous ramène vers elle, gravite autour d’elle, et c’est ce qui est important. Ce titre fait référence à tout ce que Leila fait et pense, à tous ses soucis. [...] » Bien qu’à son envers, se profile la tradition ancestrale du « parrain ». On a justement suggéré tant dans la séquence d’intronisation du vieil Esmail Jourablou auprès de Bayram, que dans celle, fastueuse, du mariage, la saga sicilienne des Corleone filmée par Coppola. La coutume existe toujours en Iran. Elle est même plus forte que ce que l’on perçoit dans le film. Aussi, doit-on se dire que les personnages du film ne sont pas forcément grotesques.
Leila, de son côté, déploie tous ses efforts pour que ses frères aient un travail. Le film n’est pas une œuvre sur la pauvreté, même si des dialogues pourraient le faire penser. « Quand t’es pauvre, tu perds confiance en toi. T’as l’air bête » ou « Tu sais que les riches se connaissent tous ? Ils sont peu nombreux. Les pauvres se connaissent pas, mais ils se reconnaissent tout de suite », dit Leila à Alireza, le frère en qui elle se raccroche. En dépit de cela, tout un chacun parvient à gagner, ici ou là, de l’argent comme il peut. Leila énonce le problème : « Est-ce qu’un jour on pourra clairement répondre à un formulaire qui demande quel est l’emploi exercé ? » C’est un problème de société. Une société sans emploi qualifié ouvre la voie à un univers destructuré et illicite. À l’image d’un des membres de la fratrie, Manouchehr (Payman Maadi), à qui Leila lance : « Faut que ce soit ignoble pour que ça t’excite ? »
Le cinéaste nous dit : « À partir de l’élection d’Ahmadinejad, le développement des classes moyennes, qui avait eu lieu lors des décennies précédentes, a pris fin. Le fossé s’est creusé entre les plus riches et les pauvres. Les classes moyennes ont glissé vers la périphérie de Téhéran, tandis que les plus pauvres se retrouvaient près des bidonvilles. » Dans Leila et ses frères, on navigue dans un rituel social qui simule la richesse. Le paternel berne son monde avec ses lingots d’or. Son égoïsme est mis à nu par Leila. « Jusque-là les punitions étaient réservées aux enfants ! », assène-t-elle à son père qu’elle gifle devant ses frères atterrés. « [...] On parle d’argent parce que la valeur monétaire baisse tout le temps. Les gens n’étaient pas comme ça avant, ils n’étaient pas aussi obsédés par l’argent. Tout le monde se raccroche à l’idée de gagner de l’argent. Dans mon film, lorsque Alireza sort de l’usine qui va s’effondrer on peut observer et analyser les effets sur son existence, mais on peut s’imaginer que que les conséquences seront aussi terribles, voire plus, pour les autres qui travaillaient là. » (Saeed Roustaee)
En termes d’espaces, Leila et ses frères se distingue nettement de La Loi de Téhéran. Saeed Roustaee définit les choses ainsi : « Dans ce dernier, les espaces devaient faire peur, comme ces longs couloirs qui donnaient presque une dimension fantastique à l’espace. Pour leila et ses frères, j’avais besoin de quelque chose de très intimiste. [...] Je voulais privilégier les plans rapprochés et les gros plans. Quand on habite tous ensemble, on est toujours à cette distance-là de l’autre. Leila dit à Alireza : « Tu ne peux pas rester chez nous un soir, sans que je sache tout ce qui se passe dans ta vie. Tu t’es fait virer. »
Autre aspect remarquable chez Saeed Roustaee, la mise en scène de la parole. Le réalisateur iranien évoque Nuri Bige Ceylan. Nous parlons sans cesse. Le théâtre est l'art qui nous le rappelle. Encore faut-il que tout découle de situations vraisemblables, donc reliées à la vie telle qu'elle est. Le verbe doit être celui des gens. Un verbe qui serait l'exact reflet de leurs préoccupations et de leurs mentalités. Un verbe à l'image des personnages. Au fond, la fratrie n'est rien d'autre qu'une image de l'Iran d'aujourd'hui, le miroir d'une société contradictoire. L’histoire de ce lignage offre donc un spectacle déchiré. Strictement close, elle n’en échappe pas moins, et plus encore, à l’implacabilité d’un monde injuste qui fait et défait le destin des hommes. Les scènes finales bouleversantes, joie et tristesse mêlées, montre cependant qu’il y a la vie, la jeunesse... Et c’est à elle qu’il faut penser. Ici, en Iran bien sûr, mais partout ailleurs..
MSh
[Extraits d’interviews issus de Positif, n° 739, sept. 2022]
Le 22 juin 2022, le ministre iranien de la Culture, Mohammad Mehdi Esmaïli, déclare que le film est interdit de projection dans le pays car « le film ne peut obtenir un permis de diffusion, compte tenu du « refus » du réalisateur de « corriger » son ouvrage, comme le ministère lui avait demandé ».
Le 16 août 2023, Saeed Roustayi et Javad Norouzbeigui, le producteur du film, sont condamnés à six mois de prison par un tribunal de Téhéran qui les reconnaît coupables de « contribuer à la propagande de l'opposition contre le système islamique.