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Salamandre (La) [1971 - Suisse, 116 min. N&B] R. Alain Tanner. Sc. A. Tanner et John Berger. Ph. Renato Berta. Mus. Patrick Moraz|Main Horse Airline. Son. Marcel Sommerer, Gérard Rhône. Mont. Brigitte Sousselier. Script. Madeleine Cavussin. Prod. Filmograph SA, Forum Films. I. Bulle Ogier (Rosemonde), Jean-Luc Bideau (Pierre), Jacques Denis (Paul), Marblum Jequier (la femme de Paul, Lydie), Véronique Alain (la colocataire de Rosemonde), Dominique Catton (Roger, un amant de Rosemonde), Marcel Vidal (l'oncle de Rosemonde), Anne-Marie Michel (la narratrice, voix off).
~ Afin de satisfaire les nécessités d'un reportage, Pierre (J.-L. Bideau) s'adjoint le concours d'un écrivain, Paul (J. Denis). Ils enquêtent sur un incident qui a failli coûter la vie à l'oncle de Rosemonde (Bulle Ogier). Celui-ci accuse celle-là. Rosemonde nie et maintient qu'il s'agirait d'un malencontreux coup de fusil. Pierre et Paul procèdent chacun selon leur tempérament : Paul, imaginatif, échafaude un personnage digne d'un roman ; Pierre s'en tient strictement aux faits. Pour autant, dès que Pierre entre en contact avec Rosemonde, les choses empruntent un tour inattendu. La jeune femme s'attache à Pierre, tandis que Paul éprouve une réelle empathie pour Rosemonde. Sans doute, ressentent-ils tous trois une semblable aspiration à la liberté...
Deuxième LM de fiction du regretté Alain Tanner (1929-2022) qui en a réalisé quasiment une vingtaine. Natif de Genève, Tanner parle, à travers ce film, de son pays comme s'il s'agissait d'une contrée aux horizons bornés, grise et foncièrement conservatrice. On peut donc saisir pourquoi ses personnages éprouvent un cruel besoin d'air neuf et de liberté. Rosemonde en est, bien entendu, la figure déterminante : la « salamandre » c'est elle. Elle qui « traverse ce monde, tel le reptile légendaire, cité par Pline l'Ancien, qui franchirait les flammes sans se brûler. » Rosemonde ne sait, au juste, qui elle est vraiment et ce qu'elle fera à l'avenir. Ce qu'elle ne peut réprimer c'est surtout son énorme besoin de vivre et de respirer librement. C'est, au fond, ce qui aimante Pierre et Paul qui tombent l'un et l'autre sous le charme de Rosemonde. C'est pourquoi ce qui, au départ, s'annonce comme une investigation finira en cuisant échec et aboutira, par bonheur, vers une expérience profondément humaine voire sentimentale. Jacques Lourcelles note effectivement ceci : « Sur les côtés de l'œuvre, deux portraits d'hommes qui, malgré leur origine sociale et leur degré de culture très différents, ne sont pas sans ressemblance avec l'héroïne centrale. Tous cherchent à maintenir leur indépendance, leur intégrité morale, dont ils ont un besoin vital au sein d'une société qu'ils critiquent et qui les ennuie. » Toutefois, chacun à leur manière, expriment leur impuissance à s'en extraire, et Rosemonde, plus encore, qui ne saisit pas le monde qui l'entoure. Son malaise est plus grand et l'on pourrait la rapprocher de l'héroïne d'Antonio Pietrangeli incarnée par Stefania Sandrelli (Io la conoscevo bene). Tanner nous laisse quant à lui dans l'expectative. Rosemonde vit au présent, ainsi est-elle faite. Et Bulle Ogier qui l'incarne en a immortalisé le personnage. Une grande réussite que La Salamandre qui use de différents registres : l'humour, la méditation poétique et/ou philosophique, l'analyse sociale et/ou psychologique, le film/enquête... et énonce, avec une grande intelligence, la mélancolie d'une « harmonie sociale trop lente à surgir. » Quoi qu'il en soit, une œuvre fondamentale du cinéma suisse à peine naissant.
Projeté en exclusivité au cinéma indépendant le Saint-André-des-Arts, qui venait d'ouvrir ses portes au cœur du Quartier latin à Paris, La Salamandre totalisera près de deux cent mille entrées pendant une année complète d'exploitation. « C’est peut-être le seul film en noir-blanc, 16mm et sans vedette qui ait fait 200 000 entrées à Paris », déclarait Bulle Ogier.
Senza sapere niente di lei (Sans rien savoir d'elle). [1969 - Italie, 96 min. C] R. Luigi Comencini. Sc.Suso Cecchi d'Amico, Raffaele La Capria, L. Comencini, Leopoldo Machina, d'après un récit de Leone Antonio Viola, La morale privata. Ph. Pasqualino De Santis. Mont. Nino Baragli. Mus. Ennio Morricone. Scénographie. Franco Bottari, Ranieri Cochetti. Cost. Giulia Grifeo. Prod. Rizzoli Film. I. Philippe Leroy (Nanni Brà), Paola Pitagora (Cinzia Mancuso), Sara Franchetti (Pia Mancuso), Giorgio Piazza (avocat Polli), Graziella Galvani (Giovanna), Fabrizio Moresco (Orfeo Mancuso), Umberto D'Orsi (Dante), Ettore Geri (le médecin), Elisabetta Fanti (la secrétaire de Brà).
~ L'avocat Nanni Brà (Ph. Leroy) enquête sur les origines de la disparition d'une vieille dame, Maria Mancuso, mère de cinq enfants – quatre filles et un fils -, morte deux heures avant l'échéance de sa deuxième prime d'assurance-vie, délai inclus. Elle s'était en outre garantie pour la somme vertigineuse de 300 millions de lires. S'il est attesté que la doyenne s'est donnée la mort, la compagnie d'assurances serait dispensée de verser toute indemnité. À cet instant-là, les deux filles aînées de Mme Mancuso, ne figurant pas comme héritières, tentent de prouver que leur maman a été assassinée. Mais elles se retrouvent à leur tour soupçonnées. Brà essaie d'entrer en contact avec Cinzia (Paola Pitagora), la fille cadette de la défunte...
Senza sapere niente di lei nous est demeuré longtemps ignoré en France. Non distribué dans l'hexagone, il n'avait été vu que par les initiés du cinéma italien ou les admirateurs de l'œuvre de Comencini. Fin 2024, le film est projeté et une édition DVD publiée. Jean Antoine Gili le jauge comme « l'un des plus beaux portraits de femmes » réalisés par le cinéaste lombard. Mathias Sabourdin le rapproche d'Un vrai crime d'amour (Delitto d'amore, 1974), où cette fois-là le rôle féminin est incarné par Stefania Sandrelli. « À l'instar de ce film-là, Sans rien savoir d'elle, d'une grande beauté plastique, relève du projet impossible dont le relatif échec fait partie intégrante de l'attachement que l'on peut lui porter », écrit-il. Le critique lui concède un « manque de consistance dramaturgique », lequel est, en effet, « largement compensé par l'intensité du regard « truffaldien » que porte Comencini sur la folie de son personnage de femme meurtrière. »
Celle-ci est magnifiquement interprétée par Paola Pitagora, une actrice insuffisamment appréciée à sa vraie valeur, sans doute connue pour son rôle dans Les Poings dans les poches (1965) où elle était la sœur de Lou Castel (Alessandro), le héros épileptique de Marco Bellocchio. Native de Parme en 1941 – tout comme Bernardo Bertolucci -, l'actrice trouve ici le rôle de sa vie à l'écran. Elle en sera récompensée du Ruban d'argent de la meilleure actrice en 1970. Luigi Comencini fait la preuve de son extraordinaire talent pour diriger les actrices et dessiner d'authentiques portraits de femmes : on rappellera, outre Delitto d'amore, Les Volets clos [Persiane chiuse, 1951, Eleonora Rossi-Drago et Giulietta Masina] et surtout La ragazza di bube, adapté de Carlo Cassola [1963, Claudia Cardinale]. Le réalisateur de L'Incompris n'excellait pas seulement dans sa compréhension psychologique du monde de l'adolescence. Comencini faisait d'ailleurs partie des cinéastes préférés de Claudia Cardinale. Je la cite : « Comencini et La ragazza m'ont valu en 1963 mon premier Nastro d'Argento. […] Ma rencontre a constitué une grande étape dans ma vie d'actrice : c'est un de ceux qui m'a comprise immédiatement, sans le moindre mot. Luigi est un homme renfermé : il m'a choisie pour son film sans le moindre mot. » Il en a été de même pour Paola Pitagora.
Stefania Sandrelli, Claudia Cardinale, Paola Pitagora, ces trois actrices ont été parfaitement mises en valeur par Comencini, lequel avait un flair exceptionnel. Or, pour Senza sapere niente di lei, cette intuition implicite s'est également exercée à l'endroit de l'acteur masculin choisi, Philippe Leroy en l'occurrence. Très impliqué dans les guerres coloniales, l'ancien officier du 18e RCP, Philippe Leroy-Beaulieu (1930-2024) fit, par la force des choses, une carrière italienne. Son talent fut très apprécié chez nos voisins et on le voit, par exemple, de façon remarquable chez Mauro Bolognini (Senilità, 1961) ou dans lI terrorista, 1963 de Gianfranco De Bosio, lequel est ressorti en DVD fin 2024 également.
Senza sapere niente di lei débute comme un giallo passable – il faudra patienter vingt minutes pour qu'enfin s'amorce cette étrange rencontre entre deux êtres que tout semble opposer et qui, cependant, éprouvent une aimantation réciproque qu'ils intériorisent plus qu'ils ne l'expriment en paroles. On s'étonne donc que figurent au scénario des personnalités aussi éminentes que Suso Cecchi d'Amico, la collaboratrice de Luchino Visconti, et l'écrivain napolitain Raffaele La Capria, collaborateur de Francesco Rosi, sans parler de l'auteur du polar inspirateur, Leone Antonio Viola. Comme le titre l'indique, le film est bâti autour de cette figure fascinante qu'est Cinzia Mancuso, la benjamine de la famille. Paola Pitagora, son interprète, nous dit à ce propos : « Comencini me mettait en condition pour faire ressortir l'aspect immature de cette jeune femme, ses sautes d'humeur, sa folie, la douleur imprimée dans le regard d'une personne qui a intimement vécu la mort de sa maman, de quelqu'un qui, en somme, a aidé sa mère à mourir. » Le sujet, celui de l'euthanasie, est ainsi évoqué. C'est à l'époque un thème très audacieux et bien évidemment terrible. Luigi Comencini – c'est là son génie particulier – est parvenu, avec patience et douceur, sans nulle brutalité, à immerger l'actrice dans cet océan de « folie et d'autodestruction » qui caractérise Cinzia. Quoi qu'il en soit, le duo formé par Paola Pitagora et Philippe Leroy fonctionne à merveille. Nimbé en cela par la photographie intelligente et attentive de Pasqualino De Santis qui s'attarde minutieusement sur les gestes et les expressions des deux êtres dans une cité improbable (le film est tourné, pour une part, à Livourne et pour l'autre à Rome) qui semble leur être étrangère. Solitaires qu'ils se sentent au monde qui les entoure. Discrètement souligné par la musique d'Ennio Morricone, leur détresse implore ici une étincelle de tendresse inattendue. « Entre celui qui ne parvient jamais à s'abandonner totalement, trop contaminé par l'à quoi des bon des choses, et celle dont la vulnérabilité, la révolte et la soif d'absolu l'apparentent à une Antigone moderne, la possibilité d'un avenir partagé, apaisé , se fracasse sur la grise réalité », écrit Jean-D. Nuttens pour « Positif » [déc. 2024]. Entre Cinzia et Nanni, la passion ne sera hélas qu'un feu de paille. Un film profond, digne d'un des plus grands cinéastes italiens.