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Blade Runner [1982 - États-Unis, 117 min. C] R. Ridley Scott. Sc. Hampton Fancher, David Peoples d'après le roman de Philip K. Dick, Do Androids Dream of Electric Sheep? (1968). Ph. Jordan Cronenweth. Dir. art. David L. Snyder. Effets spéciaux visuels. Douglas Trumbull, Richard Yuncich, David Dryer. Mus. Vangelis. Mont. Terry Rawlings, Marsha Nakashima. Déc. Lawrence G. Paull. Cost. Charles Knode, Michael Kaplan. Pr. Michael Deeley, The Ladd Company, Shaw Brothers, Blade Runner Partnership. I. Harrison Ford (Rick Deckard), Rutger Hauer (Roy Batty), Sean Young (Rachael), Edward James Olmos (Gaff), M. Emmet Walsh (Bryant), Daryl Hannah (Pris), William Sanderson (J.F. Sebastian), Brion James (Leon Kowalski), Joanna Cassidy (Zhora).
~ Los Angeles, 2019. À la fin du XXe siècle, des millions d'hommes et de femmes sont partis à la conquête de l'espace, fuyant famine, surpopulation et insalubrité. Sur les colonies, une nouvelle race d'esclaves a vu le jour : les replicants, sorte d'androïdes utilisés pour des travaux pénibles ou dangereux. Un jour, quatre d'entre eux s'évadent et gagnent Los Angeles après avoir massacré l'équipage d'une navette. Pour traquer les fuyards, la police fait appel à son meilleur élément, le blade runner - flic chargé de tuer les replicants qui contreviennent à la loi - Rick Deckard (Harrison Ford)...
Classique des années 1980, Blade Runner est l'adaptation sur grand écran d'un roman de Philip K. Dick réputé inadaptable. Préparé dans la confusion, le film est tourné dans les pires conditions : la pluie artificielle use les nerfs de l'équipe, Harrison Ford ne s'entend ni avec sa partenaire, ni avec Ridley Scott, les retards s'accumulent. Le film est avant tout d'une splendeur visuelle absolue. Le réalisateur, aidé de David L. Snyder, a créé un décor grandiose, à la fois moderne et gothique. Noyée de pluie et de néons, plongée dans un smog épais, jonchée d'ordures, grouillante d'une foule cosmopolite, Los Angeles est aussi envoûtante qu'oppressante, paranoïaque et dramatique. Ce décor spectaculaire devient le personnage principal du film. L'atmosphère particulière est, entre autres, inspirée de travaux de Moebius publiés dans Métal hurlant (notamment les dessins qu'il a réalisés pour la bande dessinée The Long Tomorrow de Dan O'Bannon). Le climat de Blade Runner représentation de décadence sociale est une fusion entre science-fiction et film noir. C'est au milieu d'effets visuels éblouissants que cette réalisation énigmatique aborde une réflexion sur l'humain, sur ce qu'est la définition même de l'humanité, à travers ces replicants, robots sans passé mais dotés de sensibilité grâce aux effets conjugués de la génétique et de la technologie. Le film ne bénéficie pas de critiques enthousiastes à sa sortie et le public hésite. Jugé trop complexe et pessimiste, la production demande à Ridley Scott de rajouter une voix off et de modifier la fin. Le film connaîtra cinq versions différentes ! Mais, c'est assez rapidement, via des circuits parallèles, que Blade Runner acquiert son statut de film mythique. Selon Ridley Scott, Blade Runner s'aborde comme une bande dessinée : « Je voyais en Deckard une sorte d'Humphrey Bogart. Enfin, tout ça vient sans doute du fait qu'à l'origine j'avais considéré le film comme une sorte de bande dessinée. C'était mon « eurêka ! » Quand j'ai lu le scénario, j'ai senti aussitôt que je savais comment le faire. C'était l'une des énergies qui m'ont fait m'y attaquer : je pensais que nous en ferions très certainement une sorte de bande dessinée. » [Source : Festival Lumière 2015]
Blanche [1971 - France, 94 min. C] R. Sc. Déc. Walerian Borowczyk, d'après Mazeppa (1840) de Juliusz Słowacki. Ph. André Dubreuil, Guy Durban. Mus. Groupe des Instruments Anciens de Paris (dir. Roger Cotte), Christian Boissonnade, Annie Challan, Agnès Faucheux, Maurice-Pierre Gourrier et Florence Lassailly, Michel Maurice (haute-contre). Mont. Charles Bretoneiche, Borowczyk. Dir. art. Jacques d'Ovidio. Cost. Piet Bolscher. Pr. Dominique Duvergé, Philippe d'Argila, Jean-Claude Lefèvre. I. Michel Simon (le châtelain), Ligia Branice (Blanche, son épouse), Georges Wilson (le Roi), Jacques Perrin (le page), Lawrence Trimble (Nicolas, le fils du châtelain), Denise Péronne (Mme D'Harcourt), Jean Gras.
~ XIIIe siècle. Dans un austère manoir, un vieux seigneur (Michel Simon) est accouplé avec une magnifique jeune femme, Blanche (Ligia Branice). Lors d'une visite au château, le roi (Wilson) et son page, Bartoloméo (Perrin), séduits par la beauté de Blanche, s'invitent pour un bref séjour accompagnés de la troupe royale. Le monarque finit par s'amouracher de Blanche...
Réalisateur et plasticien incomparable d'origine polonaise, Walerian Borowczyk (1923-2006) quitte son pays natal en 1958 et s'installe à Paris - il vivra, par la suite, et durant une trentaine d'années dans une superbe demeure sise au Vésinet (Yvelines). Il est d'abord affichiste et réalise des films expérimentaux, mêlant art plastique et cinéma de création très influencés par le surréalisme, en utilisant les techniques de l'animation [parmi eux, Dom [12 min.] avec son compatriote Jan Lenica et dans lequel apparaît pour la première fois, sa compagne et son égérie, l'actrice polonaise Ligia Branice (1932-2022).] En France, il attire l'attention avec Les Astronautes (1959, 12 min.), réalisé conjointement avec Chris Marker, puis en 1962, avec Le Concert de M. et Mme Kabal. Il ne cessera d'ailleurs plus de faire des CM, lesquels instruisent beaucoup pour comprendre ses films de fiction. Quoi qu'il en soit, il reprend les personnages de M. et Mme Kabal pour son premier LM (80 min.) qui sort à Paris fin 1967. Celui-ci reste un film d'animation même s'il intègre des prises de vues réelles. Composé de treize séquences, il met en scène de façon burlesque et poétique, sorte de clin d'œil à Alfred Jarry, les aventures d'un couple étrange et sinistre, uni par l'amour et une haine homicide. Le film est dûment récompensé (Ducat d'Or et Prix évangélique au festival de Mannheim, Prix spécial du Jury au festival d'Annecy, etc.) Goto, l'île d'amour (1969, 93 min.) est son premier film de fiction, joué dans des décors réels et avec des acteurs. Borowczyk y met déjà en scène Ligia Branice dans le rôle d'une jeune femme (Glossia), épouse d'un vieux roi (Goto, incarné par Pierre Brasseur), reflet d'une époque où des hommes régnant et vieillissant se choisissaient invariablement des épouses extrêmement jeunes et à la beauté rayonnante (Dans Blanche, le spectateur contemporain ne pourra qu'être dérouté par l'image du fils de seigneur déclarant qu'une femme de son âge (ou presque) est sa belle-mère.) « Borowczyk transpose son expérience du dessin sur des personnages de chair et d'os. [...] Là encore, il fait naître de son imagination le " théâtre " de Goto III, de Glossia, son épouse, et de Gono, le jeune officier qu'aime Glossia, et, dans le décor de briques lépreuses et d'escaliers métalliques d'une usine désaffectée, il invente le décor de son action qui n'est pas sans évoquer la maison labyrinthe-laboratoire-crématoire, univers de Mme Kabal. Il invente des objets étranges comme des pièges à mouches ou des instruments de musique incongrus qui semblent venir directement de ses dessins. Goto se passe dans un royaume réduit à la superficie d'une petite île à la suite d'un séisme qui, en 1887 - le jeudi 12 janvier exactement - a englouti le reste de l'archipel. Comme les précédents gouverneurs de l'île, Goto III veille à ce que soient conservées les mœurs et les traditions telles qu'elles existaient avant la mémorable catastrophe, tandis que son épouse Glossia et le jeune officier Gono préparent secrètement leur évasion de l'île. " Il n'y a chez nous ni air ni lumière, mais nous sommes en sûreté, il n'y a pas de guerre ", se félicite Goto, sans voir qu'à force de " ne rien changer aux choses qui ont fait leurs preuves " il prépare sa chute par l'entremise de Grozo, simple serviteur à l'ambition démesurée. [...] Avec cette parodie réaliste qu'est Goto, Borowczyk découvre une nouvelle voie pour sa recherche sur le cauchemar du monde, inquiétant, subtil, tendre, cruel, témoigne d'une liberté que seuls possèdent les véritables créateurs », juge Nicole Zand. [In : Le Monde, 3 février 1969]. Le film suivant, Blanche, creuse une fois encore le sillon d'un univers où la femme est étouffée, privée de liberté, prisonnière des passions masculines. Le réalisateur reprend ici la légende populaire du noble ukrainien Ivan Mazepa, objet des attentions de Byron et de Victor Hugo comme chacun le sait, et qu'il transpose en France et au Moyen-Âge tardif. À vrai dire, il s'agit de l'adaptation libre d'une tragédie en cinq actes écrite par le poète romantique polonais Juliusz Słowacki (1809-1849). L'enjeu de l'intrigue ? Blanche (Ligia Branice), la merveilleuse femme du vieux châtelain joué par Michel Simon. « Car, c'est avant tout une histoire d'amour, d'un amour qui lutte et se débat pour rester pur, au-dessus de la mêlée, des jalousies, des mesquineries et des malentendus », ainsi résumée par Walerian Borowczyk lui-même. Comment faudrait-il définir Blanche, ce conte empreint de magie lumineuse et d'obscène méchanceté ? Olivier Bitoun évoquait à propos de Borowczyk, la réflexion du poète Adam Mickiewicz jaugeant l'œuvre de son confrère Słowacki : « Une église belle, mais dans laquelle Dieu est absent. » Gilles Jacob l'énonce en d'autres termes : « Une émotion glacée nous étreint devant la recréation picturale et spirituelle d'un Moyen-Âge plus vrai que nature. » C'est qu'en effet, derrière les ors et les artifices, il y a les âmes et celles-ci se démènent dans les eaux moites de la jalousie, de la concupiscence et de l'égoïsme. Dans pareil univers, la femme est forcément la perdante la plus manifeste, la victime expiatoire. Olivier Bitoun note fort justement (in : DVDClassik, 8 mars 2017) : « Blanche est une héroïne cousine de la Glossia de Goto et le fait qu'elles soient toutes deux interprétées par Ligia Branice ne fait qu'asseoir cette parenté. Comme des incarnations féministes qui traversent les âges. Des femmes soumises au diktat des hommes, de la morale, de la religion, de la société et qui rêvent de s'affranchir, de vivre librement, de s'épanouir dans un amour véritable. Le cinéaste ne cessera de peindre des portraits de femmes entravées par la société et les dogmes, la morale et le patriarcat. Si elles ne parviennent pas toutes à se libérer des carcans qu'on leur impose - loin s'en faut - toujours Borowczyk prend leur parti contre celui des hommes. [...] » Or, dans ce monde, les hommes eux-mêmes y sont exposés - le page y laissera sa vie -, victimes de leur tyrannie et de leurs intrigues. L'esthétique de Borowczyk consiste à traiter d'un passé qui, parfaitement recréé, rappelant l'art de l'enluminure et du fabliau mêlé de fantastique, oblige le spectateur non à une émotion surfaite mais à un juste équilibre entre raison et sentiment. Chez Borowczyk, la sobriété et la mise à distance sont de rigueur. Émile Breton explique, du reste, l'adresse d'un film qui se « fonde sur un constant aller-retour entre la minutie obsessionnelle d'une reconstitution du XIIIe siècle où tout - objets, animaux, personnages - est placé sur un même plan et la sauvage subversion des thèmes de "l'amour courtois". Plus cet amour est pur, plus il ouvrira les voies au meurtre ; plus un des protagonistes est animé de bonnes intentions, plus il aura de chances de perdre celui qu'il veut aider. Et il en va ainsi, crescendo, des intrigues d'une "nuit de méprises" au "jugement de Dieu" qui ouvre les portes aux démons de la démence. [...] » (op. cité).
Blé en herbe (Le) [1954 - France, 106 min. N&B] R. Claude Autant-Lara. Sc.dial. Jean Aurenche, Pierre Bost, C. Autant-Lara d'après le roman éponyme de Colette (Flammarion, 1923). Assistant réalisateur : Ghislaine Auboin. Déc. Max Douy. Ph. Robert Le Febvre, Jacques Natteau. Mus. René Cloërec. Cost. Léon Zay, Monique Dunand. Prod. Henry Deutschmeister, Franco-London Films. I. Pierre-Michel Beck (Phil Audebert, l'adolescent), Nicole Berger (Vinca Ferret, l'adolescente), Edwige Feuillère (Mme Dalleray, « la dame en blanc »), Renée Devillers (Mme Audebert), Hélène Tossy (Mme Ferret), Charles Deschamps (M. Ferret), Louis de Funès (le projectionniste ambulant), Josiane Lecomte (Margot), Janette Lucas (Lisette), Sylvie Dorléac (Lisa). Tournage : 27 juillet au 2 octobre 1953. Extérieurs : Erquy (Côtes-d'Armor). Grand Prix du cinéma français 1953.
~ Phil et Vinca, amis d'enfance, âgés respectivement de seize et quinze ans, passent chaque année leurs vacances au bord de l'Océan, en Bretagne. Cet été est bien différent, pourtant : s'éveillent en eux des émotions et des sensations nouvelles. Débarque sur la dune, une belle voiture décapotable. À son volant, une dame élégante, tout de blanc vêtue. Phil va au devant d'elle. Ils font connaissance. Elle lui dévoile son lieu de résidence, la villa Ker Anna. Cela résonne comme une forme d'invitation...
Claude Autant-Lara (1901-2000), le réalisateur du Diable au corps (1947), ce film qui fit tant frémir la Centrale catholique du cinéma, voulut, à cette époque-là, porter à l'écran le roman sulfureux que la grande Colette écrivit dans son manoir estival de Roz-Ven, à Saint-Coulomb (Ille-et-Vilaine). Les thèmes et les situations de ce court récit, publié en 1923, puisent leur inspiration des propres souvenirs de l'écrivaine. Elle avait quarante ans lorsqu'elle devint la maîtresse de l'adolescent Bertrand de Jouvenel, alors âgé de seize ans, le fils d'un premier mariage du journaliste Henry de Jouvenel qu'elle avait épousé en 1912. Faut-il préciser ici que l'ancien rédacteur en chef du Matin n'était guère fidèle en amour ? Quoi qu'il en soit, à travers Ker Anna, Mme Dalleray et, sans doute aussi, l'adolescente de quinze ans, Vinca, on aurait pu y voir des reflets de l'auteure du Blé en herbe. Le thème abordé est alors un sujet hautement tabou puisqu'il s'agit de l'initiation sexuelle de deux adolescents. Philippe découvrira son attachement envers Vinca après avoir vécu une aventure avec Camille Dalleray, ici interprétée par Edwige Feuillère. Vinca de son côté ayant découvert son pouvoir de séduction, se refuse à n'être qu'une aventure parmi d'autres pour Philippe. L'œuvre de la romancière, très émouvante, demeure cependant pudique et dépourvue de tout esprit de fronde. On a comme l'impression que Vinca et Phil vivent en jumeaux sur ces dunes et que l'arrivée de Mme Dalleray, soudaine et imprévue, se charge d'une signification bien plus profonde que sa simple apparition. Les parents et les proches de Phil et Vinca ne sont que suggérés. Colette les fait d'ailleurs nommer « les Ombres » par les deux adolescents. Nul(le) autre adolescent(e) ne vient perturber l'harmonieuse complicité du binôme : Lisette, la petite sœur de Vinca, n'étant qu'une enfant. Pour tout dire, la société ambiante n'y est jamais montrée. C'est fin septembre 1947, que la société Les Films de Mai, cofondée par Autant-Lara, achète les droits du roman. Le travail doit démarrer rapidement, suspendant celui de La Traversée de Paris, lequel sortira en 1956. Or, L'Écran français, dans sa livraison du mois de mars, annonce la diffusion imminente des Dernières vacances de Roger Leenhardt. Autant-Lara accuse son auteur d'avoir plagié Le Blé en herbe. A-t-il réellement vu l'œuvre de Leenhardt ? Le blâme est infondé : Les Dernières vacances s'inspire d'un récit très personnel du cinéaste languedocien dont l'intrigue comporte une affaire de cession de propriété. En outre, même les amours adolescentes ne présentent pas d'identiques contours. Quoi qu'il en soit, Claude Autant-Lara décide, à cet instant-là, qu'il n'est plus possible de « produire deux fois le même film la même année. » La reprise du projet date du début de l'année 1953. La nouvelle société de production - Franco-London Films - rachète les droits d'adaptation. Après une légère inquiétude au sujet d'Edwige Feuillère, le tournage en extérieurs débute le 27 juillet 1953 et s'achèvera fin août, l'idéal pour filmer les vacances estivales d'un couple d'adolescents.
Avant même sa réalisation, Le Blé en herbe provoque bien des récriminations d'ordre moral. Freddy Buache, dans son livre consacré au cinéaste, cite la missive d'un Cartel d'action morale et sociale critiquant ce projet qui risquerait d'avoir des répercussions fâcheuses sur la moralité de la jeunesse française. Pour les autorités religieuses, Claude Autant-Lara est, par son esprit anticlérical, un homme à surveiller. S'agissant du Blé en herbe, le réalisateur du Mariage de Chiffon le replace dans un cadre historique contemporain et dans un contexte social plus précis. Le cinéaste ajoute, du coup, des personnages : les religieuses, les représentants de l'ordre, le projectionniste ambulant et sa famille, des adolescentes comme Margot (Josiane Lecomte)... Le halo secret dans lequel baignent Vinca et Phil en est estompé. Son adaptation s'éloigne en ceci de la romancière. L'œuvre revêt, au grand dam des partisans de l'ordre moral, un caractère plus polémique et volontiers mordant. Et, par contrecoup, y perd en poésie, en complexité psychologique, en suggestivité érotique. Il suffit de comparer les primes séquences du film aux chapitres introductifs de Mme Colette. Jean-Pierre Bleys écrit : « Le roman s'ouvre sur une scène où Phil et Vinca pêchent ensemble dans des rochers, avec une proximité physique non exempte d'une sourde guerre : Phil ressent « ...le poids d'une tête voilée de cheveux, qui s'appuya, un moment vaincue, à son épaule, puis s'écarta, farouche... » Dans le film, dès le générique fini, on voit sur une plage bretonne des petites filles d'un pensionnat religieux défiler en chantant La Paimpolaise, l'écran d'un cinéma ambulant se défaire sous les bourrasques de la tempête, une famille en débandade regagner la villa, un garçon chavirer sur son canoë et s'affaler nu sur le rivage. » [J.-P. Bleys, Claude Autant-Lara, préface de B. Tavernier, Institut Lumière/Actes Sud, 2018] Tout Colette disparaît-là : sa sensualité et sa sensibilité aux vibrations de l'adolescence, paradis éphèmère des amours naissantes. Il faut d'ailleurs patienter dix-sept minutes pour retrouver enfin Colette à travers les échanges embrouillés de Phil et Vinca, la nuit tombée, allongés au bord de l'Océan. Ce sont justement les scènes intimes entre Phil et Vinca qui offrent, tout au long film, d'authentiques instants d'émotion. Et si ceux-ci le sont, ils le doivent essentiellement à Nicole Berger, criante de justesse et de sincérité, en particulier dans la séquence de la serre. Alors que tant de scènes du film nous paraissent caricaturales et démodées à l'image de ses adversaires qui firent tant et plus pour en empêcher la projection. Colette, en revanche, elle et son roman n'ont pas vieilli. Car, les héros de ce récit, ce sont bien les adolescents Phil et Vinca. Ce sont eux qu'a privilégiés et aimés la romancière. C'est certainement eux qu'a reconnus Colette lorsqu'on projeta le film, chez elle, rue de Beaujolais, en même temps que la sortie parisienne. Elle en fut toute remuée et s'exprima, ainsi, plus tard : « Ainsi Vinca et Phil, gais compagnons depuis trente ans, viennent de cesser de m'accompagner, un grand metteur en scène leur a prêté ses ailes, peut-être qu'aussi à la vérité, leur adolescence a mûri avec le siècle. La magie du cinéma, ce doit être cela. Tout est bien. » [In : Arts, 28 janvier 1954] Le Blé en herbe fut un notable succès commercial. Les vociférants - curaillons et paroissiens - qui réclamaient « des films propres pour nos enfants » (sic) obtinrent l'inverse de ce qu'ils souhaitaient. Le public, alerté par la rumeur, s'y pressa. Côté professionnels et critiques, on défendit le film par principe et on excusa, peut-être, ses défauts. Et, quelquefois, sans aucun doute, on oublia que la morale du film divergeait avec celle du roman. L'épilogue radieux de Madame Colette s'était ici évanoui, laissant place à un navrant constat d'échec. Jean Collet écrivit, en effet : « Entre ceux qui n'attendent rien, encroûtés dans l'habitude, et les passionnés trop ambitieux, il faut maîtriser son impossible besoin d'aimer, savoir comme la dame en blanc (E. Feuillère) aimer sans lendemain, s'aimer seulement comme un jour de vacances finies. » [Téléciné, fiche n° 222].
Blue Velvet [1986 - États-Unis, 120 min. C] R. Sc. David Lynch. Ph. Frederick Elmes. Mus. Angelo Badalamenti. Mont. Duwayne Dunham. Déc. Patricia Norris. Cost. Gloria Laughride. Prod. Fred C. Caruso, De Laurentiis, Enterntainement Group. I. Kyle MacLachlan (Jeffrey Beaumont), Isabella Rossellini (Dorothy Vallens), Dennis Hopper (Frank Booth), Laura Dern (Sandy Williams), Hope Lange (Mme Williams), Dean Stockwell (Ben), George Dickerson (le détective Williams), Priscilla Pointer (Mme Beaumont), Jack Harvey (Tom Beaumont), Frances Bay (la tante Barbara), Ken Stovitz (Mike), Brad Dourif (Raymond).
~ Lumberton (Caroline du Nord), banlieue américaine sans histoires. Le ciel est beau et les pelouses de jardins impeccables. M. Beaumont (Jack Harvey) arrose la sienne et s'écroule. Sur la route de l'hôpital, son fils Jeffrey (K. MacLachlan) découvre une oreille humaine infestée de fourmis. La police mène l'enquête. Jeffrey en fait de même. Sandy (Laura Dern), fille de l'inspecteur de police Williams (Dickerson) et dont la chambre est au-dessus du bureau de son père, explique que l'oreille a un lien avec une chanteuse nommée Dorothy Vallens (Rossellini).
Quatrième LM de David Lynch, Blue Velvet arrive après deux films en noir et blanc (Easerhead en 1977 et Elephant Man en 1980) et l'échec de Dune (1984). Dans ce film ultra personnel - le réalisateur signe seul mise en scène, scénario et dialogues - David Lynch pose les jalons de ce que deviendra son œuvre et signe un film devenu à la fois classique et objet de culte. Immersion dans une petite bourgade américaine vivant du commerce du bois (avant-goût de la scierie de Twin Peaks, 1992), concentré de rêve américain : jardins pimpants, barrières blanches immaculées, ciel bleu azur, pelouses vert chlorophylle... Les couleurs sont criardes dans une sorte d'hyperréalisme kitsch. Mais cette Amérique moyenne et puritaine, dont Lynch est un pur produit, recèle, quand on cherche un peu, un monde sombre et pervers, où la violence côtoie le crime. Enquêteur par hasard (ou par voyeurisme), Jeffrey Beaumont est plongé dans un monde qui lui est complètement étranger : incarnation du WASP de l'Amérique des années 1950, c'est un homme innocent à la vie tranquille. Les personnages qu'ils rencontrent, tous à la limite du surréalisme, permettent à Lynch de dresser une galerie de portraits exceptionnelle, incarnés par des acteurs transcendés. Isabella Rossellini, alors âgée de 33 ans, incarne une troublante chanteuse, victime sadomaso, objet sexuel du terrifiant Frank Booth (D. Hopper). Ce tortionnaire sociopathe à la limite de la démence, se shoote à l'oxygène, pleure, mâchouille des robes, alterne les rôles de "bébé" et "papa" lorsqu'il est avec Dorothy... Entre deux mondes, l'un plaisant et l'autre terrifiant, Jeffrey de démène, tombe sous le charme de Dorothy, la brune vénéneuse, mais aussi de Sandy, la blonde rassurante et conventionnelle. La mise en scène de Lynch oscille alors entre scènes de jour, scènes de vie normale, où les discussions avec Sandy sont presque banales, et les scènes de nuit très stylisées, chez Dorothy et au sein de son univers interlope. Sadisme, violence, sexe, mutilation, meurtre... Autant de passages obligés pour Jeffrey Beaumont avant de retrouver une vie paisible auprès de Sandy, résumant ce cauchemar par un simple : « It's a strange world ». Plasticien de talent, Lynch met en place son univers, que l'on qualifiera de Lynchland, mélangeant l'ambiance des fifties et le monde contemporain afin de faire perdre au spectateur ses repères. C'est aussi dans ce film que le réalisateur intègre à ce point la musique à son monde. Lynch dira que Blue Velvet est une « histoire d'amour et de mystère. » Michel Chion de confirmer : « Dans Blue Velvet, tout a un sens dynamique de vie, il y a réellement partout de l'amour, et c'est aussi ce qui est effrayant. » [D. Lynch, Cahiers du cinéma] (Source : Grand Lyon, Film Festival Lumière 2014).
Bonheur (Le) (Счастье) [1935 - U.R.S.S., 64 min. N&B, muet] R. Sc. Alexandre Medvedkine. Ph. Gleb Troyanski. Mus. Alekseï Aigi. Déc. Alekseï Outkine. Pr. Vostokfilm. I. Piotr Zinoviev (Khmyr), Mikhaïl Gipsi (Taras Platonovich), Ielena Iegorova (Anna), Nikolaï Tcherkassov.
~ On doit beaucoup au réalisateur français Chris Marker de nous avoir fait découvrir le talent d'Alexandre Medvedkine. Il lui a consacré un film, Le Tombeau d'Alexandre (1993, 120 min.). Le Bonheur ou Les Grippe-sous, titre alternatif, nous a longtemps été inconnu. Il n'avait pas bénéficié des faveurs des officiels soviétiques. Chris Marker nous en a proposé une version française accompagné d'une bande sonore. L'histoire est celle d'un pauvre paysan russe à la recherche du bonheur, que ce soit sous le tsarisme ou sous le pouvoir des soviets.
Présentons ici le réalisateur russe Alexandre Medvedkine (1900-1989). Issu de la paysannerie, il devient, à 18 ans, le commandant de la 1ère armée de cavalerie rouge. Il dirige le journal et le théâtre satiriques du régiment. Communiste dès 1920, il entre au Service cinématographique de l'armée en 1927 puis en 1929 au Sovkino comme assistant de l'acteur-réalisateur Nikolaï Okhlopkov. Au Sovkino, il se signale par des œuvres savoureuses qui, par leur originalité, réinventent efficacement l'agit-prop. Le commissariat du peuple aux Transports lui confie, dès lors, un ciné-train. Son nom sera attaché à ce concept totalement nouveau. Il s'agissait d'un train aménagé pour réaliser et produire essentiellement des courts métrages. Il est évident que l'objectif avait un caractère éminemment politique : grâce à la pédagogie du film, améliorer le travail dans les principaux centres ferroviaires de l'Union soviétique. À partir du début de l'année 1932, le ciné-train fera six voyages. Medvedkine et sa trentaine de collaborateurs tournent 18 numéros d'un Ciné-Journal et 53 agit-films. « Filmer aujourd'hui ce qui ne va pas, le montrer aux intéressés dès demain, en débattre aussitôt avec eux, filmer à nouveau, une semaine, un mois plus tard, pour juger des changements », tel était le credo révolutionnaire de Medvedkine. C'est l'expérience du ciné-train qui l'incitera à réaliser deux fictions entre 1935 et 1936, Le Bonheur donc et La Fille qui faisait des miracles (80 min.). Le Bonheur renoue avec la veine des agitki des années 1920. Une œuvre qui cherche à divertir dans le même temps qu'il cherche à « soviétiser » l'esprit du moujik. Doté d'un budget modeste et tourné à une époque où le parlant demeure une technique encore coûteuse, Le Bonheur est un des ultimes films muets soviétiques. Destiné à un public rural et provincial, il conserve, en dépit de son aspect fortement burlesque - le muet s'y prête merveilleusement -, un caractère fonctionnel éducatif et « socialiste ». Toutefois, la richesse équivoque du Bonheur ne peut être gommée. Il se nourrit d'un creuset intemporel qui puise autant dans la tradition des contes populaires russes que dans la veine du comique américain. La séquence de la grange volée en est un exemple révélateur. « La grange qui s'en va ainsi sur une dizaine de paires de jambes constitue une double réminiscence (ou un double remake pour user d'un jargon cinématographique) : elle rappelle à la fois l'isba de la Baba Jaga des contes populaires d'Afanassiev et la cabane de Charlie Chaplin glissant jusqu'au bord d'un ravin dans La Ruée vers l'or. » [Catherine Gery, À propos du film Le Bonheur d'A. Medvedkine, Modernités russes, 2004]. Plus fondamentalement, l'attrait et la qualité du film tient précisément de multiples tensions qui le traversent. L'explication c'est Medevdkine lui-même, l'esprit paysan qu'il connaît parfaitement puisqu'il en hérite. Cet esprit s'incarne en Khmyr (Piotr Zinoviev), le moujik « tire-au-flanc et rêveur », l'axe central du Bonheur. « Le dernier kolkhozien fainéant » à qui Medvedkine dédie son œuvre. Désespéré sous le Tsar, Khmyr veut mettre un terme à ses jours. Il creuse son propre cercueil et s'y couche. « Mais si le moujik s'éteint, qui nourrira la Russie ? » Le suicide est un acte de révolte contre le Tsar et la Sainte Russie. « Qui t'a donné droit à une mort improvisée ? » Avec le kolkhoze soviétique, il s'ennuie et son sentiment de perte demeure inguérissable. Où donc se trouverait le bonheur ? « La nature burlesque du Bonheur a été relevée sans être réellement expliquée, nous dit Catherine Gery. Nous adopterons, poursuit-elle, la définition du burlesque comme réponse ou solution inadaptée, inadéquation à une situation, ce qu'illustrent aussi bien Buster Keaton que Chaplin. » [op. cité] Khmyr est condamné aux mêmes gestes, aux mêmes errements. « Vivre comme avant, je ne peux pas, vivre comme maintenant, je ne sais pas », gémit-il. L'inadaptation de Khmyr est traduite ici par la figure répétitive du cercle. Elle revient dans la filmographie du cinéaste. Khmyr, en vertu des malheurs qu'il a endurés, ne croit guère en un avenir heureux. Khmyr entre dans le monde du kolkhoze à reculons. En réalité, on l'y a forcé - tout comme l'ensemble de la paysannerie des républiques anciennement soviétiques. Khmyr ne perçoit son bonheur nulle part et surtout pas à travers l'horizon socialiste. Il le refuse en l'assimilant à son esclavage précédent. « Laisse-moi partir Anouchka, quitter le kolkhoze. Dehors, je suis mon Chef et mon maître », supplie-t-il, s'adressant à son épouse. La conclusion du Bonheur n'est alors plus un bonheur pour le spectateur puisqu'elle est un mensonge. Le kolkhozien radieux et métamorphosé ? Nous l'avons cherché bien en vain tout au long du Bonheur.
Bonheur d'Assia (Le) (Histoire d'Assia Kliatchina, qui aima, mais ne fut pas mariée) [1966 - U.R.S.S., 99 min. N&B] R. Andreï Mikhalkov-Kontchalovski. Sc. Youri Klepikov. Ph. Gueorgui Rerberg, Vladimir Goussev. Déc. Mikhaïl Romadine. Son. Raïssa Margatcheva. Mont. Lioubov Pokrovskaïa. Pr. Mosfilm. I. Iya Savvina (Assia Kliatchina), Aleksandr Sourine (Stepan), Guennadi Egorytchev (Sasha Tchirkounov), Nikolaï Pogodine (Mishanka), Lioubov Sokolova (Maria, la mère de Michanka).
~ Un jeune kolkhozienne, Assia, est amoureuse d'un homme qui la brutalise et dont elle attend un bébé. Un autre l'aime et voudrait l'épouser. Assia refuse de choisir et préfère élever seule son enfant.
Réalisé en 1966, par l'auteur du Premier maître d'après Tchinguiz Aïtmatov, Le Bonheur d'Assia attendit plus de vingt ans dans les cartons pour être découvert. Il sortit officiellement à Moscou un 23 septembre 1988 au Festival national du cinéma d'URSS et reçut le Premier prix. Émile Breton nous explique : « À voir ce film, on comprend mieux ce qu'il faut appeler la "ligne de cohérence" des censeurs soviétiques. Ce n'était pas en fait pour tel ou tel détail du dialogue ou telle allusion qu'un film était interdit, mais pour son écriture même [...] ». La vie à la campagne y était observée avec une grande vérité et les êtres humains jouaient - si l'on peut dire - avec une absolue sincérité. L'un racontait ses souvenirs de guerre, un autre ses retrouvailles avec sa femme à la sortie d'un camp de travail. Il s'agissait de semi-improvisations nourries de leur propre vie. « C'est la vie telle qu'elle est, sans fioritures sentimentales ni optimisme de commande. Le Bonheur d'Assia est un grand film, d'une beauté plastique à la fois simple et raffinée, une merveille de finesse et de tendresse qui aurait brillamment confirmé la stature de son auteur », écrivait Marcel Martin. [La Revue du cinéma, mars 1989]. « Je ne pense pas que Le Bonheur d'Assia ait vieilli. Ce n'est pas une question de talent, mais de méthode. C'est dû à l'approche documentaire, au refus d'une forme à la mode. [...] Le scénario a été écrit par Youri Klepikov. Mais il n'en reste pas grand chose dans le film. Dès les essais, j'ai voulu faire le film avec les interprètes et il était impossible d'être fidèle au scénario. ... Aucun paysan ne pouvait dire le scénario. Chacun apportait ses idées, son langage à l'intérieur du mouvement même de l'histoire. Il n'y a que deux acteurs de métier, le camionneur et l'interprète d'Assia (Iya Savvina, qui fut La dame au petit chien (1960) de Iossif Kheifitz). Car, pour ce genre de tournage, il faut, ou bien de grands acteurs professionnels, ou bien des non-comédiens choisis avec soin. ... Pour ce film, je n'ai pas vraiment pensé au cinéma ! ... Pour Assia, j'ai créé un monde avec des provocations, de l'alcool, avec l'aide des comédiens aussi et de deux ou trois caméras, peut-être à la façon d'Altman dans Nashville », explique Andreï Kontchalovski qui ajoute : « De tous mes films, c'est celui qui m'est "le plus cher", un film "vivant", exempt de tout schématisme, un langage spontané .... » Le contraire de l'image surfaite que les apparatchiks auraient voulu diffuser ici et à l'extérieur.
Andreï Kontchalovski a en a donné une suite satitrique avec Riaba ma poule (1994). C'est Inna Tchourikova qui incarnait Assia.
Bonheur Juif (Le) (Еврейское счастье) [1925 - U.R.S.S., 88 min. N&B, muet] R. Aleksandr Granowsky. Sc. Grigori Tcherikover, Boris Leonidov et Isaak Fainerman, d'après Menahem-Mendl, le rêveur de Cholem Aleikhem. Intertitres. Isaac Babel. Ph. Édouard Tissé. Déc. Natan Altman. Mus. Lev Pulver. Pr. Goskino (Moscou). I. Solomon Mikhoels (Menahem Mendl), S. Epstein (Iosele), M. Goldblat (Zalman), T. Chasak (Kimbak), I. Rogaler (Uscher), Tamara Adelheim (Beulah), I. Schidlo (Kliatchkov), R. Imanitova (son épouse), J. Abraham (l'épouse de Klimbak).
~ Menahem Mendl vit dans un shtetl (bourgade en langue yiddish) en Ukraine. Pauvre, il rêve de faire fortune. Comme tant de ses compatriotes, il se rend à Odessa. Il devient boursicoteur, courtier en assurances puis agent matrimonial. Il projette de mettre sur pied un cabinet de mariages à l'échelle mondiale. Un carnet d'adresses trouvé par hasard lui permet de démarrer son commerce...
Le précieux film d'Aleksandr Granowsky est le témoignage d'un monde disparu. Celui du merveilleux conteur en langue yiddish que fut Cholem Aleikhem (1859-1916) dont le film s'inspire à travers le personnage de Menahem Mendl, le rêveur dont l'œuvre fut traduite en français par Léa et Marc Rittel et publiée chez Albin Michel en 1975. Né Cholem Naoumovitch Rabinovitch dans une commune du gouvernement de Poltava, aujourd'hui située en Ukraine, l'écrivain avait pris un nom de plume. Il s'appela Cholem Aleikhem (Que la paix soit sur vous, en hébreu). Dans une préface à l'une des ses œuvres, Jacques Mandelbaum souligne que « le coup de génie de l'intellectuel Rabinovitch est d'avoir compris que le pseudonyme, loin de n'être qu'un masque, constituait la condition sine qua non pour que l'écrivain franchît le fossé qui le séparait de la masse. Dès lors, sa signification est des plus instructives : Cholem Aleikhem est un jeu de mots fondé sur le double sens de Cholem, à la fois nom propre et nom commun ; [...] ce "Cholem est sur/avec vous" prend soudain un relief singulier ; il constitue le véritable principe créateur sans lequel Cholem fût à jamais demeuré Rabinovitch, pâle épigone d'une littérature déjà moribonde. [...] » [Préface au Dixième Homme, 10|18, Liana Levi]. Or, ses récits ne voulaient être que ceux d'un monde populaire et dans un parler qui soit celui des shtetl. Dans ces zones de résidence essentiellement juives placées en Europe centrale et en Europe de l'Est, les habitants de ces petites villes usaient d'une langue mixte, le yiddish. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, plus des deux tiers des Juifs du monde parlaient cette langue. Cholem Aleikhem avait eu l'intuition d'adopter, à partir de 1883, le yiddish comme langue littéraire. Il va d'ailleurs user de sa fortune pour encourager d'autres écrivains juifs à écrire en langue yiddish. La perspicacité de l'auteur de Tévié le laitier doit être rappelé ici, non uniquement en tant que défense d'un projet de préservation particulariste, mais dans un sens éminemment universel : comment traduire avec exactitude les états d'âme (malheur et bonheur mêlés, joie et tristesse confondues) d'un peuple en recourant à une langue qui lui est étrangère ? Comment révéler les traits distinctifs d'un humour typique dont Cholem Aleikhem se fera le génial médiateur ? Or, l'hébreu lui-même, langue essentiellement liturgique, ne pouvait plus assumer pleinement cette fonction. Au demeurant, suivant que l'on habitait en Biélorussie, en Ukraine, dans les pays Baltes, en Bessarabie ou en Autriche-Hongrie, ce yiddish pouvait forcément se modifier en fonction de l'influence des langues pratiquées en chaque contrée. De là, naîtront des talents toujours plus singuliers et plus riches d'apports. On pourrait d'ailleurs voir dans l'adresse au lecteur, rédigé à l'introduction des Contes ferroviaires (Aïznban geshikhtes), une confirmation de ce postulat : « Je suis un voyageur. Je suis par monts et par vaux pratiquement onze mois dans l'année ; en train le plus souvent, presque toujours en troisième classe, et, naturellement, à travers villes et bourgades juives, n'ayant strictement rien à faire dans les endroits où les Juifs ne peuvent résider. Fichtre, quel champ d'observation que les voyages ! Dommage que je ne sois pas écrivain. Cela dit, à la réflexion, pourquoi ne pourrais-je pas y prétendre ? [...] Qui plus est, en yiddish, en "jargon" comme on dit : la belle affaire ! [...] » L'ironie revêtait chez Cholem Aleikhem un caractère imagé et instructif. Il faut donc la prendre chez lui très au sérieux. Car, selon la belle définition de Vladimir Jankélévitch, l'humour de Cholem Aleikhem «n'exprime-t-il pas la victoire de l'esprit d'inquiétude sur la stupide assurance et la bonne conscience ?» L'existence dans le shtetl demeurait en effet aléatoire. Les populations juives étaient confrontées à la misère, à la faim, à la sécheresse, à l'humiliation d'une ségrégation structurelle. Quand elles ne devaient pas subir des pogroms récurrents, en fonction des circonstances politiques et des pouvoirs politiques en place. Cependant, on continuait à rire, chanter, danser et surtout espérer, selon la formule qui conclut le Jour de Yom Kippour : « L'an prochain à Jérusalem. » Une des citations de Cholem Aleikhem qui nous paraît le mieux caractériser son esprit : « La vie est un rêve pour le sage, un jeu pour le fou, une comédie pour le riche et une tragédie pour le pauvre. » C'est aussi la devise de son héros, Menahem Mendl. Installé aux États-Unis avec la majorité de sa famille, Cholem Aleikhem, malade et dépressif, aura les funérailles les plus impressionnantes de l'histoire de New York. Dans le testament adressé à ses proches, il écrira, entre autres : « Que mon nom ne soit associé qu'avec des rires ou ne soit pas célébré du tout. »
Le Bonheur juif a voulu en conserver le témoignage. Lorsque le film sera republié en DVD, Samuel Blumenfeld le commentera ainsi : « Le 12 novembre 1925 se déroulait au Conservatoire de Moscou, près de la place Rouge, la première du Bonheur juif, d'Alexis Granovski. Ce fut une soirée de gala pour l'un des films les plus ambitieux de la nouvelle Union soviétique, avec Le Cuirassé Potemkine, d'Eisenstein, qui sortira cinq semaines plus tard. Ce "film magnifique", pour reprendre l'expression du quotidien juif communiste Der Emes, met en scène les tribulations de Menahem-Mendl, le personnage fétiche inventé par Cholem Aleikhem. Dans Le Bonheur juif, Menahem-Mendl quitte le monde miséreux de sa bourgade de Berditchev, assignée aux juifs de la Russie tsariste, pour les mirages d'Odessa, où son sens très relatif des affaires ne lui permettra jamais de rencontrer la fortune tant escomptée. "Je compte réaliser un film juif grandiose", écrivait Alexis Granovski, fondateur du premier théâtre juif subventionné de l'histoire, le Goset (le Théâtre yiddish d'Etat). Il se donne tous les moyens pour parvenir à mener son grand oeuvre. Salomon Mikhoels, la grande vedette du théâtre yiddish, incarne Menahem-Mendl. Le peintre juif Natan Altman est chargé des décors du film. Le violoniste du Bolchoï, Lev Pulver, compose une musique inoubliable qui mélange allégrement le klezmer et les motifs russes. Les intertitres de ce film muet sont l'oeuvre de la sensation littéraire de l'époque, Isaac Babel, dont le nouveau livre, Cavalerie rouge, venait d'être publié dans deux traductions yiddish concurrentes. A l'exception du Dibbouk, le grand film yiddish de 1937, jamais un film juif n'aura réuni autant de talents juifs. [...] Alexis Granovski livre un portrait de la misère juive de l'époque du tsar et offre les rares images d'un judaïsme en terre russe à travers une séquence de mariage, filmée avec une rigueur et un sens du détail qui inspirera plus tard Marc Chagall pour ses fresques du shtetl. Granovski trace également l'ébauche d'un burlesque yiddish qui aurait dû s'épanouir dans l'est de l'Europe, et trouvera un prolongement inattendu après-guerre dans le cinéma américain avec des comédiens comme Woody Allen, Elliot Gould ou Adam Sandler. » [Le Monde, 31 mai 2007]
Bonnie and Clyde [1967 - États-Unis, 110 min. C] R. Arthur Penn. Sc. David Newman, Robert Benton. Ph. Burnett Guffey. Mus. Charles Strouse. Chanson : Rudy Vallée, Deep Night. Déc. Dean Tavoularis. Cost. Theadora Van Runkle. Mont. Dede Allen. Prod. W. Beatty. Tattira/Hiller. Warner. I. Warren Beatty (Clyde Barrow), Faye Dunaway (Bonnie Parker), Michael J. Pollard (C.W. Moss), Gene Hackman (Buck Barrow), Estelle Parsons (Blanche Barrow), Dub Taylor (Malcolm Moss), Gene Wilder (Eugene Grizzard), Denver Pyle (Frank Hamer), Evans Evans (Velma Davis).
~ Texas, années 1930 au cours de la Grande Dépression. La rencontre d'une serveuse, Bonnie Parker (Faye Dunaway) et d'un malfrat Clyde Barrow (Warren Beatty). Ils forment un groupe de gangsters qui se spécialisent dans les hold-up de banques et de magasins...
Basé sur l'histoire authentique d'un couple de gangsters célèbres, Clyde Chestnut Barrow (né en 1909) et Bonnie Elizabeth Parker (née en 1910), tous deux tués lors d'une embuscade policière, au printemps 1934 en Louisiane. L'odyssée de ces deux jeunes hors-la-loi - au moment de leur rencontre, Bonnie n'avait pas 20 ans et Clyde allait avoir 21 ans - défraya la chronique et toute une légende se mit alors en place. Le réalisateur William Nuelsen Witney en fit une première adaptation cinématographique. Elle sortit en 1958 sous le titre The Bonnie Parker Story (non distribué en France). Réalisé par l'AIP (American International Pictures), le film fut diffusé en double programmation avec Mitraillette Kelly de Roger Corman, inspiré par la vie d'un autre gangster célèbre, George R. Kelly joué par Charles Bronson. L'affiche de Bonnie Parker Story représentait l'«héroïne» et, en effet, comme le laisse penser le titre, c'est Bonnie Parker qui était mise en relief. Jacques Lourcelles confirme, à sa façon, le caractère diablement féministe de cette première transposition du mythe Bonnie and Clyde. Il écrit : « Bonnie y apparaissait comme une véritable furie libertaire [incarnée par Dorothy Provine (1935-2010)], méprisant les hommes de son entourage (son mari et ses amants), les menant à la baguette par son astuce, sa détermination, son audace. » (op. cité) L'œuvre de Witney, moins soignée plastiquement, fascinait surtout par sa nervosité, son audace d'esprit et son aspect crépusculaire. Le film d'Arthur Penn gagne en beauté visuelle et en richesse narrative ce qu'il perd en hargne et en culot. Arthur Penn s'est intéressé à ce couple d'éclopés avec une certaine tendresse et une très grande liberté de ton : leur immaturité et leurs névroses font l'objet de toute son attention et, conformément à l'esprit d'une époque - celle du film évidemment -, il en fait un couple anarchisant en révolte contre la société américaine et ses incohérences. Et, enfin, rappelons-le, une fois encore, il s'agit d'un couple extrêmement jeune, à peine sorti de l'adolescence. Son insubordination entre en écho avec toutes les contestations juvéniles contemporaines à l'endroit du puritanisme et du conformisme social en vigueur. À l'origine de Bonnie and Clyde, se trouve d'ailleurs l'ouvrage de l'historien John Toland, The Dillinger Days qui narre l'histoire de Bonnie Parker et Clyde Barrow. Les scénaristes Robert Benton et David Newman, âgés respectivement de 35 et 30 ans au moment du tournage, décident de l'adapter, en premier parce que l'histoire de ces gangsters est légendaire dans l'Est du Texas, dont est originaire Benton (les enfants s'y déguisent en Bonnie et Clyde pour Halloween, par exemple) mais aussi parce qu'ils sont séduits par l'aspect rebelle du couple qu'ils trouvent proche de la mentalité des générations montantes de la fin des années 1960. Le film sort en France le 8 novembre 1967, quelques mois avant les événements de mai-juin 1968. Le film d'Arthur Penn connaît, de fait, un succès public considérable et devient un film-culte du Nouvel Hollywood. À dire vrai, le film d'Arthur Penn n'est guère plus osé que ceux d'Elia Kazan son prédécesseur. Les séquences piquantes sur la sexualité et la virilité - Bonnie testant celle de Clyde à travers l'efficacité de son arme à feu et sa capacité à s'en servir - semblent à présent bien convenues. En deuxième lieu, on peut trouver esthétisante voire complaisante sa représentation de la violence, en particulier dans la séquence finale. On retiendra surtout l'interprétation des deux acteurs principaux. En particulier celle de Faye Dunaway : mélange d'insoumission et d'attendrissement, de frustration sexuelle et d'amour passionné tout autant.
Boom (Il) [1963 - Italie, 88 min. N&B] R. Vittorio De Sica. Sujet et sc. Cesare Zavattini. Ph. Armando Nannuzzi. Déc. Ezio Frigerio. Cost. Lucilla Mussini, Gabriele D'Angelo. Mus. Piero Piccioni. Mont. Adriana Novelli. I. Alberto Sordi (Giovanni Alberti), Gianna Maria Canale (Silvia, sa femme), Ettore Geri (l'entrepreneur Carlo Bausetti), Elena Nicolai (Annetta, sa femme), Alfredo Zambuto (Piero, le serveur), Gino Pasquarelli (le directeur de Fides Prestiti), Maria Grazia Buccella (Gaby, sa secrétaire), Federico Giordano (le père de Silvia), Felicita Tranchina (la maman de Giovanni), Antonio Mambretti (Faravalli).
~ Depuis son mariage avec Silvia (G. M. Canale), la fille d'un haut-gradé militaire, Giovanni Alberti a renoncé à son emploi pour se lancer dans le monde des affaires. Il mène une vie luxueuse, peu en rapport avec ses moyens réels. Incapable de rembouser un prêt, il sollicite vainement amis et famille afin de l'aider à franchir cette « mauvaise passe »...
Unique contribution de Vittorio De Sica, un des pères du néoréalisme, au genre de la comédie à l'italienne. Il retrouve à cet effet, une de ses figures symboliques, l'acteur romain Alberto Sordi qui vient d'atteindre la renommée avec La Grande Pagaille et Une vie difficile. Le réalisateur du Voleur de bicyclette ainsi que son scénariste habituel, Cesare Zavattini avaient tous deux collaboré avec Sordi, l'un en tant que producteur, l'autre en tant que scénariste, pour Mamma mia, che impressione ! (1951), un film comique réalisé par Roberto Savarese dans lequel le comédien, grimé en blond efféminé, se disputait avec Carlo Giustini les faveurs d'une jeune femme. De Sica travailla à nouveau avec Sordi pour Il giudizio universale (1961), dans un épisode des plus remarqués où l'acteur interprétait un trafiquant d'enfants. Cette fois-là, le rôle de Sordi est nettement plus illustratif d'une époque : il s'agit de l'histoire d'un promoteur immobilier, encore novice, mais « aux yeux plus gros que le ventre ». Le voici, endetté jusqu'au goulot (« Je ne sais plus où donner de la tête », dit-il) , incapable de négocier le moindre prêt, et, pourtant attaché à son épouse comme à la prunelle de ses propres yeux. Ces yeux dont l'un précisément pourrait devenir à présent objet de vente afin de rembourser les emprunts contractés.
Enrico Giacovelli écrit : « Le phénomène du trafic d'organes remonte aux années de guerre, mais c'est un article paru dans les journaux en 1957 qui a inspiré à Zavattini la première idée du film. Il en tire presque immédiatement une série de scénarios [...] Ce n'est qu'en 1962 que naît le scénario définitif, L'uomo che vende un occhio d'où sera tiré le film de Vittorio De Sica. » [In : Tout sur Vittorio De Sica, Gremese, 2024] Les archives Zavattini de Reggio Emilia comptent une vingtaine de moutures d'un scénario potentiel. Il Boom n'est donc pas un film élaboré à vau-de-route.
À l'origine, le protagoniste de Zavattini n'était pas un bourgeois cherchant à préserver sa place dans la hiérarchie sociale. Plutôt acculé, il désirait simplement sortir d'un moment difficile : il avait juste besoin de trente mille lires. Ce n'est d'ailleurs point un hasard si, dans la version théâtrale, on avait appelé, pour l'incarner, le célèbre « Voleur de bicyclette » Lamberto Maggiorani. De fait, le film présentait alors l'inconvénient d'avoir un contour marqué par le néoréalisme. Zavattini propulsa ce récit à l'échelle des classes nouvellement « enrichies » par le boom. Mais, précisément, qu'était-ce le boom ? Quelles étaient ces fameuses classes « enrichies » ? En réalité, tout n'était, en bien des cas, que faux-semblant. Giacovelli note que « dans un contexte où règne le bien-être (mais il serait plus juste de dire « le bien-sembler ») et l'arrivisme social ordinaire, cette histoire sordide, presque surréaliste, finit par nous paraître normale. » [op. cité] Il Boom dénonce, par conséquent, non la misère déjà cruelle qui pousse des individus à vendre une partie d'eux-mêmes pour survivre, mais l'insupportable misère morale qui pousse un homme à monnayer son œil pour sauvegarder son standing et son couple. Ici, le genre de la comédie à l'italienne atteint un de ses points culminants. Elle produit à sa terminaison un sentiment d'effroi. Vittorio De Sica n'a paradoxalement jamais traité les êtres avec méchanceté. En faisant de son interprète un homme déboussolé, hésitant, paniqué et puéril - il suffit d'observer son comportement avec sa mère -, le cinéaste est demeuré fidèle à sa réputation d'humanité et de tendresse. Outre le fait que, dans Il Boom, De Sica déploie une virtuosité technique qui lui est peu coutumière : mouvements de caméra lestes et rapides, usage de panoramiques ou zooms accélérés dans les instants névralgiques, en phase avec l'époque. Un film prémonitoire.
Lieux de tournage : Giovanni et Silvia vivent dans un appartement situé à l'E.U.R., l'un des quartiers résidentiels les plus élégants de Rome. Depuis leur terrasse, on aperçoit l'immeuble de l'E.N.I. offrant une vue sur l'ensemble du quartier. Le père de Silvia habite piazza Mincio, dans le quartier de Coppedè, un autre quartier résidentiel. Dans une scène de la prime partie du film, les personnages se trouvent Villa Borghese pour assister à un concours hippique. La séquence du match de tennis a été filmée au Tennis-Club Parioli.
Borinage (Misère au Borinage) [1934 - Belgique, 36 min. N&B] R. Sc. et Ph. Henri Storck et Joris Ivens. Mont. Helen Van Dongen. Mus. Hans Hauska. Documentaire muet à l'origine.
~ Le Borinage - sur une carte de la première moitié du XVIIIe siècle, la région située au Sud de Mons, chef-lieu du Hainaut (Wallonie), est décrite comme le « bourrinage d'où l'on tire le charbon de terre. » (sic) - a été, longtemps durant, une contrée dont l'économie reposait essentiellement sur l'extraction du charbon. Les habitants du Borinage n'ont jamais tiré aucun avantage immédiat de cette exploitation. En 1993, l'écrivain et historien Jean Puissant décrivait la population boraine comme un prolétariat « misérable, mal payé, en butte aux accidents du travail et aux abus du libéralisme intégral. » [J. Puissant, L'évolution du mouvement ouvrier socialiste dans le Borinage, Bruxelles, 1993]. Tout au long du XIXe siècle puis au siècle suivant, le Borinage demeure un foyer d'agitation permanent. Les grèves éclataient tels des « mouvements de désespoir spontanés. » (J. Puissant, op. cité) Ici, les travailleurs sont livrés à eux-mêmes, sans espoir d'ascension sociale. Aussi, ne faut-il guère s'étonner que le Borinage devienne un des berceaux de la pensée socialiste. Le POB (Parti Ouvrier Belge) y est fondé en avril 1885. Le congrès inaugural eut lieu à Bruxelles, au café Le Cygne où Karl Marx avait donné une conférence. Au cours des années 1840, l'auteur du Capital avait grandement contribué aux côtés d'autres intellectuels et artisans à l'éveil de la conscience ouvrière en ce pays. Henri Storck (1907-1999), grand documentariste belge d'origine flamande, et Joris Ivens, le « Hollandais volant », entreprennent une enquête au Borinage, à la suite d'une longue et dure grève des mineurs de la région. Lorsque Henri Storck revient en Belgique de son séjour en France où il a travaillé comme assistant pour Jean Grémillon et comme assistant et acteur pour Jean Vigo, les grèves viennent de s'abattre sur le Borinage. Denis Marion, André Thirifays et Pierre Vermeylen, animateurs du Club de l'Écran (ancêtre de la Cinémathèque royale de Belgique qu'ils fonderont quelques années plus tard) demandent au cinéaste de coréaliser avec Joris Ivens un film engagé sur les conditions de vie difficiles du prolétariat borain. Le film fut longtemps interdit et, comme pour Histoire du soldat inconnu (réalisé par Storck un an plus tôt), n'a été sonorisé que trente ans plus tard. Le film fut réalisé dans des conditions extrêmes - cela se ressent et ses imperfections ne lui ôtent nullement sa valeur de témoignage exceptionnel. La gendarmerie belge n'a jamais cessé de traquer les deux réalisateurs. On songe au Sel de la terre, tourné quasiment vingt ans plus tard au Nouveau-Mexique par l'Américain black-listé Herbert J. Biberman. Un grand nombre de scènes furent prises en direct : une forme de cinéma-vérité. D'autres durent être reconstituées. Fait extraordinaire : les deux auteurs avaient organisé, avec des figurants borains, une manifestation de mineurs marchant derrière un portrait de Karl Marx. La gendarmerie prit cette scène de cinéma pour une vraie manifestation et intervint pour la disperser, ce que la caméra de Storck et Ivens filme également. Misère au Borinage fut le premier documentaire de cette importance, excepté l'Espagnol Terre sans pain (Las Hurdes, tierra sin pan) de Luis Buñuel, tourné en 1932 en Estrémadure, mais interdit par la censure franquiste.
- Œuvres réalisées avec les épreuves de tournage du film : Autour du Borinage, de Jean Fonteyne (1933-1936) ; À chacun son Borinage, Images d'Henri Storck, de Wieslaw Hudon (1978).
Boucher (Le) [1970 - France, Italie, 93 min. C] R. Sc. Claude Chabrol. Ph. Jean Rabier. Pierre Jansen, chanson de Dominique Zardi. Mont. Jacques Gaillard. Déc. Guy Littaye. Cost. Joseph Poulard (pour Stéphane Audran). Pr. André Génovès. Les Films de la Boétie, EIA - Euro International Film. I. Stéphane Audran (Hélène), Jean Yanne (Popaul), Antonio Passalia (Angelo), Roger Rudel (Grumbach), Mario Beccaria (Léon Hamel), William Guérault (Charles), Pascal Ferone ((le père Charpy), les habitants de Trémolat (Périgord).
~ Au mariage de Marie-Jeanne et Léon, Hélène (Stéphane Audran), la directrice de l'école, fait la connaissance du boucher du village, Popaul (Yanne). Elle sort d'une dépression à la suite d'une histoire d'amour malheureuse. Lui, jovial, revient de quinze ans de combat en Indochine et en Algérie. Ces deux solitaires commencent à se fréquenter. Très vite, une jeune fille est retrouvée assassinée à coups de couteau.
S'exprimant sur la « mode du tarabiscotage pourri » qui, selon lui, envahissait les films de l'époque, Claude Chabrol disait : « On ne peut pas voir un film en y comprenant quelque chose, c'est atroce. Alors je me suis dit, nom d'un chien, puisqu'on n'y comprend rien chez les autres, on y comprendra au moins quelque chose chez moi. » [Positif, n° 115; avril 1970] Cherchant l'intrigue la plus simple possible, Chabrol, un des porte-drapeau de la Nouvelle Vague inaugurée en 1958 avec Le Beau Serge nous livre un film dans la lignée de La Femme infidèle et Que la bête meure (1969). Il poursuit son portrait de la France provinciale de ces temps-là. Avec un naturalisme précis - l'hommage à Balzac avec La Femme de trente ans, dont un passage constitue la « dictée » de l'institutrice jouée par Stéphane Audran n'est pas un fait anodin -, il décrit un marivaudage pervers, la rencontre improbable entre un impulsif, un peu lourdaud, et une cérébrale hautaine. Une attirance des contraires, et surtout une fascination réciproque. Le Boucher n'est ni un film policier, ni un film à suspense. C'est un film paisible, où rien de particulier ne semble s'y dérouler. Nous sommes dans un village de la France profonde : l'école communale, l'église, la boulangerie, la boucherie etc. Explorant l'âme humaine, Chabrol révèle des personnages doubles, brillamment interprétés par Stéphane Audran et Jean Yanne, chacun avec son lot de mystère et de contradiction. La bête face à l'humain, le vice face à la vertu et le crime face à la morale. [Source : Institut Lumière, festival 2016]. « Mon grand plaisir, c'est de révéler l'opacité », disait le réalisateur de Landru. Dans une plongée sur sa filmographie « abominable et sublime », l'écrivaine et critique de cinéma Hélène Frappat déclarait : « Chabrol se présentait comme un entomologiste, il y avait quelque chose dans son art de la mise en scène, une manière d’observer l’être humain comme un insecte. Une question traverse toute l’œuvre de Chabrol, et qui en fait pour moi le Fritz Lang français : non pas “qui a tué ?” mais “qui est celui qui a tué ?”. Chabrol a toujours dit que l’écran de cinéma était un miroir et que ce que le spectateur y voyait, c’était lui-même. Toute l’œuvre de Chabrol nous renvoie à cette question : qui suis-je, moi, être humain, qui regarde ce meurtrier sur l’écran ? Ce serait trop simple de rejeter le meurtrier dans le camp des monstres, et s’en détacher comme si l’écran nous en coupait alors qu’il nous en rapproche… » [France Culture, 11/01/2021].
Boudu sauvé des eaux [1932 - France, 85 minutes. N&B] R. Sc. Adaptation et dialogues : Jean Renoir d’après la pièce de René Fauchois. Assistants : Jacques Becker, Georges Darnoux. Ph. Marcel Lucien. Déc. Jean Castanier, Hugues Laurent. Scripte-girl. Suzanne de Troye. Mont. Marguerite Renoir, S. De Troye. Tournage : été 1932, studios d'Épinay-sur-Seine et en extérieurs à Chennevières-sur-Marne, sur les quais de la Seine, quai de Conti et sur le pont des Arts à Paris. Pr. Société Sirius (Films Michel Simon). Jean Gehret, Marcel Pelletier. I. Michel Simon (Boudu), Charles Granval (Lestingois), Marcelle Hainia (sa femme, Emma Lestingois), Séverine Lerczinska (Anne-Marie), Jean Dasté (l’étudiant), Max Dalban (Godin), Jean Gehret (Vigour), Jacques Becker (le poète sur le banc), Georges Darnoux (un invité à la noce).
~ Le clochard Boudu (Michel Simon), bouleversé par la mort de son chien, se jette dans la Seine au pont des Arts. Un libraire nommé Édouard Lestingois (Charles Granval) assiste heureusement à ce geste désespéré et saute à son tour dans le fleuve. Il parvient à le ramener vers sa boutique à l’aide d’un sauveteur. Boudu reprend vie. Il s’installe pour un temps chez Lestingois au grand déplaisir de sa servante Anne-Marie...
. « Aucun film peut-être n’a fait corps à ce point avec son acteur principal », affirme Jacques Lourcelles. C’est qu’en effet Michel Simon s’était emparé du rôle de Boudu lors de la troisième reprise de la pièce de René Fauchois au Théâtre des Mathurins le 30 mars 1925. Lorsqu’elle fut créée à Lyon au Théâtre des Célestins (un 14 juillet 1919), Fauchois s’était adjugé un rôle - celui du libraire voltairien - qu’il voulait principal. Michel Simon transcenda l’incarnation de Boudu et celui-ci devint le clou du spectacle. Aussi, est-il juste de dire que l’inspirateur et le producteur de ce film ne peut être que Michel Simon lui-même. Jusqu’à son dernier jour, Michel Simon resta ce râleur et cet homme foncièrement libertaire qu’est Boudu. Il déclarait, lors de sa dernière apparition au petit écran, dans l’émission L’Invité du dimanche : « J’ai voué une haine à la société, qui s’éteindra avec moi. » Ne disait-il pas également : « J’apprends de Boudu qu’une des attitudes à prendre vis-à-vis de la société, c’est de la vomir » ? « Malgré sa barbe de dieu fluvial, Boudu au cœur tendre est un enfant impulsif. Ayant éclaboussé l’appartement de son bienfaiteur (le libraire Lestingois, brave homme confit d’égoïsme bourgeois), ne pensant qu’à son bon plaisir, les règles du savoir-vivre et leurs contraintes le mettent en joie », écrivent Olivier Barrot et Raymond Chirat [In : Ciné-Club, Flammarion, 2010]. Quoi qu’il en soit, la complicité entre Jean Renoir et Michel Simon fut si éclatante que Boudu sauvé des eaux est autant, et pour l’un et pour l’autre, une œuvre révélatrice. Renoir sortait d’une période de désarroi amoureux attestée par des films comme La Chienne (1931, toujours avec Michel Simon) et La Nuit du carrefour (1932). Renoir n’est donc plus éloigné de l’état d’esprit d’un Michel Simon. On aura donc une comédie. Cependant, le ton ne sera pas celui du vaudeville, celui de René Fauchois. La rupture sera rapidement consommée. Le troisième acte de M. Fauchois, totalement boulevardier et tiré par les cheveux, est transfiguré par Renoir et Michel Simon. Claude-Jean Philippe écrit : « Il nous faut alors admirer, une fois de plus, la richesse de vie intérieure que Michel Simon réussit à faire passer à travers un demi-sourire un peu crispé. Le voilà embarqué - au sens propre - dans un canot sur la Marne, où la noce a pris place. Pour la première fois de sa vie, Boudu s’ennuie. Sa pensée ne coïncide plus avec le flot mouvant de la durée, et encore moins avec le génie de l’instant. M. Lestingois prononce un discours en l’honneur de Priape-Boudu et de Chloé-Anne-Marie, laquelle sourit aux anges sur l’épaule solide de son époux. Une fleur de nénuphar apparaît à la surface de l’eau. Boudu se penche, avec l’intention de le cueillir, mais il y met tant de conviction que l’embarcation chavire. » (Cl.-J. Philippe, Jean Renoir. Une vie en œuvres. Grasset, 2005). Je vous laisse deviner l’épilogue. En janvier 1952, André Bazin le décrit ainsi : « Le véritable objet de l’image cesse peu à peu d’être les intentions de Boudu pour devenir le spectacle de son plaisir, c’est-à-dire du plaisir que prend Jean Renoir, l’auteur de La Fille de l’eau (1925), à celui de son héros. L’eau n’est plus de “de l’eau”, mais précisément l’eau de la Marne au mois d’août, jaune et glauque. Michel Simon y fait la planche, se retourne et souffle comme un phoque. Il jouit de cette eau dont nous percevons peu à peu la qualité, la profondeur et la tiédeur même... » Là, en revanche, nul doute que le génie du fils d’Auguste Renoir, le peintre des Canotiers à Argenteuil, s’impose avec une évidence indubitable. Claude-Jean Philippe cite alors une phrase de Paul Claudel : « L’eau est le regard de la terre, l’appareil à regarder le temps. » (In : L’Oiseau noir dans le soleil levant, 1929). Boudu sauvé des eaux c’est l’expression quasi instinctive de Jean Renoir (et, en grande partie de Michel Simon), c'est-à-dire des aspects de sa personnalité essentielle : la joyeuse nonchalance, l’esprit libertaire et irrévérencieux, la rêverie poétique, la fascination pour la nature et pour l’eau (celle d’un Maupassant).
Remake peu convaincant de Gérard Jugnot en 2004 (Boudu) malgré la présence criarde de Gérard Depardieu au générique.
Bourreau (Le) (El verdugo) [1963 - Espagne, Italie, 90 min. N&B] R. Luis García Berlanga. Sc. Rafael Azcona, L. García Berlanga, Ennio Flaiano. Ph. Tonino Delli Colli. Mus. Miguel Asins Arbó. Mont. Alfonsa Santacana, Alicia Castillo. Pr. Nazario Belmar, Naga Films, Zebra Films. I. Pepe Isbert (Amadeo), Nino Manfredi (José Luis), Emma Penella (Carmen), José Luis López Vásquez (Antonio Rodriguez), Ángel Álvarez (Álvarez), Guido Alberti (le directeur de la prison).
~ José Luis (Manfredi) est fossoyeur, une profession qui fait fuir les dames. Il rencontre un jour Amadeo (Pepe Isbert), un bourreau aux allures paisibles. Celui-ci lui présente sa fille Carmen (Emma Penella) qui, à cause du métier de son père, n'a guère de succès auprès des hommes. Carmen plaît à José Luis qui la met enceinte. Ils s'épousent et s'installent dans l'appartement que l'administration judiciaire accorde à Amadeo. Toutefois, ce dernier se trouve au seuil de la retraite. L'unique solution est que le jeune fossoyeur hérite de la charge de son beau-père et se transforme en bourreau...
Luis García Berlanga (1921-2010) fut un des rares réalisateurs espagnols, avec Juan Antonio Bardem, à secouer, en son temps, la léthargie dans laquelle se morfondait la cinématographie locale. ¡Bienvenido, Mr Marshall! (1952), son premier LM auquel fut associé Bardem au scénario, déclencha sûrement l'éveil d'une vision critique à l'endroit du régime instauré par le caudillo Franco. Dans ce film, on y goûtait une ironie percutante et acide qui deviendra la marque de fabrique de son auteur. Là, déjà, on appréciait tout autant l'inimitable truculence de José alias Pepe Isbert (1886-1966) qui jouera, en tant que vieillard débonnaire, dans quatre films de Berlanga dont celui-ci. On notera également la présence au scénario de Rafael Azcona que Berlanga retrouvera régulièrement par la suite. Une part de cette veine corrosive et géniale doit être attribuée à Azcona qui, du reste, collaborera avec l'Italien Marco Ferreri : d'abord, en Espagne justement, dans El pisito (1959), adapté de son propre roman, et El cochecito (1960) ; plus tard, en Italie [La donna scimmia/Le Mari de la femme à barbe (1963) et L'ape regina/Le Lit conjugal (id.)] et enfin en France [Touche pas à la femme blanche (1974) ; La Dernière Femme (1976)].
Rappelons ici quelques faits historiques : la peine de mort - désormais abolie depuis la Constitution de 1978, laquelle décision est confirmée par la loi organique de 1995 - avait été en vigueur en Espagne jusqu'en 1932. La Seconde République l'avait supprimée en adoptant un nouveau Code pénal. Suite à l'instauration du régime fasciste, elle fut de nouveau rétablie. On reprit les usages du monarque Charles III qui avait interdit la peine de mort sur l'échafaud lui préférant le garrot (un lacet étrangleur). Une méthode qui remontait aux temps de l'Inquisition voire de l'Antiquité. Le mécanisme du garrot, dans sa forme la plus évoluée, consistait en un collier de fer percé d'une vis se terminant par une sphère qui, lorsqu'elle était tournée, était censée briser la nuque du condamné. La mort du détenu était alors produite par la dislocation de l'apophyse odontoïde et de la première vertèbre cervicale. C'est ainsi que fut mis à mort le jeune Salvador Puig i Antich, un militant anarchiste catalan, la dernière victime de ce supplice moyenâgeux, exécutée en mars 1974. On comprendra la réaction de l'Espagnol moyen lorsqu'il se trouve face à la personne chargé de garrotter. Il s'en détourne, ce qui ne signifie nullement qu'il condamne le principe de la peine de mort. C'est un peu ce qu'est José Luis (Nino Manfredi) avant d'être confronté à une telle perspective. Du reste, les fonctionnaires-bourreaux n'étaient pas nombreux, ils n'excédaient guère la dizaine de personnes ! À qui donc auraient pu songer Berlanga et son scénariste Azcona qui, à leur façon, et, à travers les répliques d'Amadeo, dénoncent la banalité du mal (« Puisque la peine existe, il faut bien quelqu'un pour l'appliquer », rétorque le bourreau). Aborder le sujet était, en tout état de cause, fort courageux. Non seulement en lui-même, mais aussi parce qu'il revêtait un caractère métaphorique. Et, ensuite, parce qu'oser attaquer un pareil système, c'était s'exposer à l'enfermement. La censure exerça la pression attendue pour en interdire toute projection. Or, comme il s'agissait d'une coproduction avec l'Italie, on ne put en empêcher l'invitation à la Mostra de Venise où il remporta un succès d'estime et le prix de la critique. Comme l'écrit Violeta Kovacsics, « le contexte du film est celui du développement espagnol, des immeubles tout neufs, des débuts du tourisme à Majorque et des mariages précipités. Un paysage qui se brise avec le personnage interprété par Isbert (le bourreau) : l'Espagne catholique du soleil et de la famille était aussi celui de la potence. » (In : Le Cinéma espagnol, Éd. Gremese, 2011). Autrement dit : l'Espagne franquiste côté jardin et côté cour. L'anachronisme n'aurait pu se prolonger indéfiniment : les neuves générations - bourgeoises ou prolétaires - n'auraient pu le supporter. « S'il faut évoquer une image du Bourreau, conclut Violeta Kovacsics, c'est celle de la cour blanche (tournée en un large plan d'ensemble, en plongée) à travers laquelle les gardes entraînent José Luis, évanoui et défait, vers l'échafaud. Avec ce plan-séquence inégalable, Azcona et Berlanga font d'un innocent personnage une victime des plus obscurs mécanismes de l'État - un paradoxe qui leur conféra l'immortalité cinématographique. » (op. cité).
Bourreaux meurent aussi (Les) (Hangmen Also Die) [1943 - États-Unis, 134 min. N&B] R. Fritz Lang. Sc. John Wexley, Bertolt Brecht et F. Lang. Dir. art. William S. Darling. Ph. James Wong Howe. Son. Fred Lau, Jack Whitney. Mont. Gene Fowler Jr. Mus. Hanns Eisler. Pr. F. Lang, Arnold Pressburger. I. Brian Donlevy (Dr František Svoboda alias Karel Vanek), Walter Brennan (le professeur Stefan Novotný), Anna Lee (Masha, sa fille), Nana Bryant (Mme Novotný), Margaret Wycherly (Ludmila Novotný), Dennis O'Keefe (Jan Horak), Gene Lockhart (Emil Czaka), Tonio Selwart (le chef de la Gestapo, Kurt Haas), Alexander Granach (Alois Gruber), Reinhold Schünzel (inspecteur Ritter), Hans von Twardowski (Reinhard Heydrich), Lionel Stander (le chauffeur de taxi).
~ Prague. 27 mai 1942. Le chirurgien-résistant František Svoboda qui vient d'assassiner le Reichsprotektor Heydrich est recueilli, durant le couvre-feu, par Masha, la fille du professeur et historien Novotný, après qu'elle l'ait aidé à échapper aux hommes de la Gestapo. Ce même soir, le professeur et quatre cents autres Pragois sont arrêtés en représailles. Ils deviennent les otages des autorités nazies qui les fusilleront, jour après jour, tant que le meurtrier du « vice -gouverneur » du Reich ne sera pas retrouvé...
Financé par un producteur indépendant - Arnold Pressburger d'origine autrichienne -, la célébrité du film s'explique par la présence au scénario du dramaturge Bertolt Brecht. Figure au générique aussi, une troisième personnalité ayant dû fuir le nazisme, le compositeur Hanns Eisler. L'œuvre s'inspire d'un moment capital dans l'histoire de la Seconde Guerre mondiale, de la Résistance à l'occupant et du nazisme tout à la fois : l'assassinat à Prague du SS Reinhard Heydrich, « vice-gouverneur » en Bohême-Moravie. Hangman Also Die raconte plutôt les jours qui précèdent ce meurtre.
Heydrich était tombé dans une embuscade le 27 mai 1942 (Opération Anthropoid) et il n'est mort que huit jours plus tard des suites d'une surinfection. Planifiée par le Special Operations Executive, le service secret britannique qui soutenait les Résistances européennes lors de la Seconde Guerre mondiale, cette opération est exécutée par deux soldats tchécoslovaques, Jozef Gabčík et Jan Kubiš, entraînés en Grande-Bretagne et parachutés sur le territoire du protectorat de Bohême-Moravie. Reinhard Heydrich, bras droit de Heinrich Himmler a le grade de SS-Obergruppenführer. Il est à la fois le chef du tout-puissant Office central de la sécurité du Reich (RSHA, créé en 1939. Il regroupe la SD, service du maintien de l'ordre de la SS et la Sipo, organisme d'État comprenant la Gestapo et la Kriminalpolizei), le « vice-gouverneur de Bohême-Moravie » (mais dans les faits il exerce les fonctions de gouverneur) et le commandant opérationnel des Einsatzgruppen, les unités mobiles de tuerie de masse en Europe de l’Est. Il a également reçu pour mission d’organiser la solution finale de la question juive, programme d'extermination des Juifs d'Europe. À cet effet, il a dirigé personnellement la conférence de Wannsee en janvier 1942. C'est dire l'importance d'un tel personnage dans la hiérarchie nazie et la responsabilité primordiale qu'il a eu dans le processus de destruction des Juifs d'Europe. Du reste, à la suite de l’assassinat, le Reich mènera des représailles exceptionnellement brutales contre les populations civiles de la région, détruisant notamment le village de Lidice en massacrant les hommes et déportant les femmes et les enfants.
Rappeler les faits authentiques a pour objectif ici de montrer comment le film de Fritz Lang était éloigné de la réalité. Pouvait-on la connaître à cette époque ? Quoi qu'il en soit, Les Bourreaux meurent aussi reste une dure critique du nazisme ou de toute idéologie (ou régime politique) qui lui ressemble. De surcroît, l'intérêt du film réside aussi dans la confrontation - houleuse, à vrai dire - entre deux opposants au nazisme, Fritz Lang et Bertolt Brecht. Elle s'acheva par une discorde provoquée par le fait que le réalisateur dut écourter, une semaine avant le tournage, un scénario jugée trop long. Ensuite, on fit appel à un troisième homme, John Wexley qui connaissait à la fois l'anglais et l'allemand contrairement à l'auteur de Grand-Peur et Misère du Troisième Reich. Ce qui suscita un nouveau conflit. « Assis dans mon jardin, faussement joli, alors que je me force à lire un roman policier, j'éprouve la déception et la terreur du travailleur intellectuel qui voit le produit de son labeur arraché et mutilé », écrira Brecht. [Cité par Patrick McGilligan, Fritz Lang, the Nature of the Beast, St. Martin Press, 1997] À l'aboutissement du film, « la trame apparemment simple, se révèlera en fin de compte assez complexe. Les thèmes brechtiens y sont à tout instant submergés par les obsessions poétiques de Fritz Lang. » [Roger Boussinot, op. cité] C'est, sans doute, ce qui retient l'attention dans cette œuvre. Boussinot l'explique très bien, à notre sens. Il note : « De coup de théâtre en coup de théâtre, la vérité disparaîtra à jamais, l'intérêt supérieur des nazis finissant par se rencontrer avec celui de la Résistance après l'exécution de l'agent double (qui, à la différence du Peter Lorre de M. Le Maudit, n'inspire nulle compassion). Ainsi en filigrane se poursuit une méditation fantastique sur l'identité, la solitude, la géométrie des grandes villes, certainement éloignée de la machine de propagande conçue initialement par Brecht. [...] La dénonciation pourtant sans équivoque du nazisme est faite de deux points de vue distincts, à partir de deux Weltanschaung probablement inconciliables, que l'honnêteté de Fritz Lang a réussi à faire coexister, mais ce n'est que parce qu'il s'agit d'un film, diront certains, que sa marque finit par l'emporter sur celle de Brecht. » On peut penser aussi que Fritz Lang, en adversaire intérieurement antinazi, voulut demeurer fidèle, en ceci, à lui-même, peu enclin à épouser le verbe brechtien mâtiné de marxisme. « Le nazisme pour Fritz Lang doit être dénoncé sans phrase dans une trajectoire unitaire où la description des attitudes et des gestes des personnages, l'évaluation de leurs motifs et le jugement qu'il faut porter sur eux, loin de faire obstacle à la progression dramatique de l'action, doivent au contraire la nourrir et lui donner une densité inoubliable », affirme Jacques Lourcelles. [op. cité]
Boyhood [2014 - E.-U., 165 min. C] R. Sc. Richard Linklater. Ph. Lee Daniel, Shane F. Kelly. Mont. Sandra Adair. Scripte. Brooke Satrazemis. Déc. Rodney Becker, Gay Studebaker. Pr. Detour Filmproduction, IFC Prod. R. Linklater, Cathleen Sutherland. I. Ellar Coltrane (Mason Jr.), Patricia Arquette (Olivia), Ethan Hawke (Mason), Lorelei Linklater (Samantha), Charlie Sexton (Jimmy), Steven Prince (Ted), Libby Villari (la grand-mère). Ours d'argent du meilleur réalisateur à la Berlinale 2014.
~ Mason Jr. (E. Coltrane), 6 ans, et sa sœur Samantha, de deux ans son aînée, vivent avec leur mère Olivia (P. Arquette). Celle-ci leur annonce qu'ils partent vivre à Houston, où leur père qu'ils n'ont pas vu depuis de nombreuses années les rejoindra, de retour d'Alaska...
Le cinéma de Richard Linklater, natif de Houston (Texas) en 1960, ne semble jamais fonctionner au mieux que lorsqu'il procède d'un dispositif : A Scanner Darkly (2006, avec Keanu Reeves et Winona Ryder), adapté de Philip K. Dick [Substance Mort] et la trilogie Before (Sunrise, Sunset et Midnight) [1995 à 2013] avec Julie Delpy et Ethan Hawke, l'acteur idoine du cinéaste, en sont les meilleurs exemples. Tourné sur une durée de douze années, Boyhood chronique la fin de l'enfance puis le passage à l'âge adulte du jeune Mason. Linklater poursuit l'expérimentation du temps au cinéma, déjà à l'œuvre dans Before. Ce ne sont pas les événements saillants qui font l'intérêt du film, plutôt cette progressive transformation de l'être que le cinéaste observe dans ses instants ordinaires. Boyhood est une étude sur le temps, sur cette vie qui se déroule sous nos yeux. Comment Mason est devenu grand en bref. Que tant de moments anodins, s'ajoutant les uns aux autres, provoquent un émoi chez le spectateur, voilà donc l'exploit de Richard Linklater. Il n'est pas mince. Xan Brooks écrit : « L'art de Linklater transforme chaque instant de changement en une petite épiphanie. Il propose une étude délicate et profonde d'une existence telle qu'elle est vécue et obtient de ses acteurs adultes, Ethan Hawke et Patricia Arquette, de magnifiques prestations. » (« Linklater's handling turns every time shift into a small epiphany. He conjures an airy, intense study of a life as it is lived and coaxes some gorgeous supporting performances from Ethan Hawke and Patricia Arquette. » [X. Brooks, The Guardian, 25 avril 2014]
Bread and Roses [2000 - Royaume-Uni, 110 min. C] R. Ken Loach. Sc. Paul Laverty. Ph. Barry Ackroyd. Mus. George Fenton. Mont. Jonathan Morris. Pr. Parallax Pictures, Rebecca O'Brien. I. Pilar Padilla (Maya), Adrien Brody (Sam), Elpidia Carrillo (Rosa), Jack McGee (Bert), Monica Rivas (Simona), Frankie Davila (Luis), Lillian Hurst (Anna).
~ Déchirée, Maya (Pilar Padilla) laisse sa mère à Cuernavaca (Mexique) et s'embarque aux États-Unis pour y rejoindre sa sœur Rosa (Elpidia Carrillo) habitant Los Angeles. Maya réussit à dénicher un job de serveuse dans un bar de nuit. Ensuite, sa sœur parvient à la faire engager comme femme de ménage chez Angel, une grande entreprise de nettoyage. Elle découvre là de dures conditions d'exploitation. De nombreux employés de diverses nationalités, souvent en situation d'illégalité, en sont les victimes désignées. Révoltée, insoumise, elle se lie avec un responsable syndical, Sam (Adrien Brody), et prend la tête d'un mouvement de grève...
Influencé, tout à la fois, par l'esprit free cinéma, celui d'un Karel Reisz ou d'un Lindsay Anderson, et par l'école documentaire anglaise, illustrée par John Grierson ou Basil Wright, Ken Loach s'attache, dès ses premières réalisations, à situer ses récits dans un contexte social précis, plutôt ancré dans les milieux proches de la classe ouvrière. Poor Cow (Pas de larmes pour Joy), son premier LM, datant de 1967, contient déjà toutes les caractéristiques de son cinéma. L'acteur principal, Terence Stamp, affirma, plus tard, que le réalisateur avait une prédisposition constante pour l'improvisation, afin que chaque situation soit née de la vie elle-même et ne soit pas préméditée. En second lieu, qu'il choisissait toujours de décrire un milieu social auquel il se sentait profondément réuni. À propos de Poor Cow, il déclara ceci : « Ken Loach n'a pas compris que je faisais partie de ce milieu dont il aimait parler dans ses films. Ce qu'il voulait créer à travers ses acteurs, je l'avais en moi. Mes parents étaient très pauvres. Nous vivions dans une maison de l'East End, sans salle de bain ni WC. Et, si j'ai toujours eu la chance d'avoir des chaussures aux pieds, mon père, dans son enfance, ne pouvait pas en dire autant. » [Propos recueillis par Isabelle Danel, Télérama n° 2476 du 25 juin 1997] C'est indicatif : Ken Loach n'avait pas tout à fait adopté ce qui sera, plus tard, une constante de son opus : prendre des acteurs non professionnels, ou plus exactement les vrais acteurs des événements auxquels on fait référence. Exemple : Pour Bread and Roses, il a choisi deux acteurs principaux qui ont eu une expérience de l'organisation d'un syndicat, ainsi que de la vie en tant qu'immigré. La comédienne principale Pilar Padilla a dû par ailleurs apprendre l'anglais afin de jouer son rôle et donner la réplique à Adrien Brody.
Si les premières œuvres de Loach marquent un souci d'enracinement social - Kes (1969) ; Family Life (1971) ; Black Jack (1979) -, Looks and Smiles (1981), en revanche, signale un tournant. Désormais, Loach exprime clairement son empathie pour une classe ouvrière décimée par la crise du capitalisme industriel. Ses options idéologiques apparaissent aussi à travers des fresques consacrées à l'histoire contemporaine : la guerre civile espagnole, Land and Freedom, 1995 ; l'Amérique centrale, en particulier le Nicaragua, Carla's Song, 1996 ; la lutte de libération nationale irlandaise, The Wind That Shakes the Barley/Le Vent se lève, 2006 et Jimmy's Hall, 2014 ; la guerre d'Irak, Route Irish, 2010.
Bread and Roses (Du Pain et des Roses) a ceci de singulier dans la filmographie du cinéaste qu'elle met en scène un drame social situé hors de son pays natal. Le film évoque en effet un drame d'ordre universel : la surexploitation, souvent clandestine, d'un sous-prolétariat issu de l'immigration. Le cadre choisi par Loach est celui des régions-frontières entre le Mexique et les États-Unis. On voit à quel point le thème et les lieux ne risquent guère de se démoder. Du reste, le cinéma n'a pas manqué de nous en fournir quelques beaux récits : Alambrista ! (Illegal, 1977) de Robert M. Young ; El Norte (1983) de Gregory Nava ; Norteado (2009) de Rigoberto Perezcano ; La jaula de oro (Rêves d'or, 2013) de Diego Quemada-Diez. Nous en omettons très certainement. L'intérêt et la grandeur de Ken Loach est précisément de l'inscrire dans une dimension plus globale. Le titre le suggère formidablement.
Bread and Roses est le rappel d'un poème dû à James Oppenheim (1882-1932) publié fin 1911. L'écrivain l'avait dédié aux « femmes de l'Ouest ». Cette magnifique ode avait été écrite sous l'influence d'un discours enflammé tenu par Helen MacGregor Todd (1870-1953), une suffragette et militante pour les droits des travailleurs américains. Inspectrice d'usine, Mme Todd s'était élevée contre le scandale que constituait le travail des enfants en usine et elle s'activait inlassablement pour que les femmes travailleuses puissent voter. Elle s'est ensuite battue pour les droits des travailleurs immigrés et du monde du salariat, femmes et hommes compris. Comme on le sait, le titre du poème est devenu célèbre parce qu'il a été repris comme slogan lors de la fameuse grève des ouvriers et ouvrières du textile de Lawrence (Massachussets) entamée en janvier 1912, laquelle a duré deux mois dans des conditions climatiques exceptionnellement rigoureuses. Les femmes y étaient majoritaires et les migrants également. Rappelons en outre la grande diversité des nationalités présentes à Lawrence : plus de quarante ! Le syndicat conservateur de l'A.F.L. s'opposait à ce mouvement, ne croyant pas les femmes et les migrants capables de s'organiser. Sous la direction de l'I.W.W. (Industrial Workers of the World), les travailleurs ont infligé un cuisant démenti aux allégations machistes et paternalistes des dirigeants de l'A.F.L. (American Federation of Labor). Ken Loach a sûrement voulu en réactualiser la signification.
Car, c'est une réalité : en Californie, existe un prolétariat immigré latino qui s'organise et se rebiffe, malgré les intimidations, malgré le fait déjà rappelé que beaucoup d'entre eux ne sont pas « régularisés ». Or, Maya, l'héroïne du film, fait partie de cette catégorie de travailleurs. C'est elle pourtant qui entraîne ses camarades dans la lutte syndicale. Certes, à ses côtés, se trouve un inspirateur, le syndicaliste Sam Shapiro (Adrien Brody), formé dans une université de la côte Est. ll ne peut, quant à lui, renoncer à son idéal. Aux yeux des « sceptiques », c'est forcément un « gauchiste ». On peut, si l'on veut, voir dans ce personnage un autoportrait du cinéaste. Citons pour mémoire ce que le regretté Bertrand Tavernier déclarait à propos de Ken Loach, au moment où le Festival Lumière lui attribuait son Prix : « (Ce prix), disait-il, est l'expression de notre gratitude envers un homme qui reste fidèle à ses idéaux dans une époque où les reniements s'arborent sur les vestons comme des décorations. Un homme qui s'oppose au cynisme et au libéralisme, qui soutient les laissés-pour-compte et les oubliés, même si ce n'est plus à la mode dans des élites qui regardent ailleurs. » [Catalogue Lumière 2012] Mais, précisément, le regard qu'offre Ken Loach n'a rien de manichéen ou de réducteur, comme on a pu l'écrire ici ou là. Faut-il entendre que la condamnation d'une société ne signifie pas, pour autant, un avilissement des personnes qui l'illustrent ou la défendent. De ce strict point de vue, l'ouvrier n'est pas forcément bon et le patron automatiquement mauvais. Maya comme Sam - devenus amants par la même occasion - se battent pour une cause juste : le respect des travailleurs. Leur victoire est symbolique dans un monde où règne désormais la toute-puissance du capitalisme « sans frontières ». Lequel, en revanche, impose aux démunis, par politiciens interposés, qu'ils « restent dans leurs frontières », sachant hypocritement que beaucoup ne pourront y rester au risque d'y mourir. La victoire de Maya et de ses compagnons de lutte reste modeste et précaire. Loach laisse à penser que pressions et répression ne s'éteindront pas, bien au contraire. La section syndicale qui a pu être créée peut être rapidement démantelée, si les ouvriers ne restent pas unis et persévérants. Enfin, il y a les réalités de l'existence : celle de Rosa, la sœur de Maya, cette mère de famille aigrie par des années de lutte pour la survie ; celle de Maya aussi, qui, au lieu de fêter le succès du mouvement, vole dans une station-service et se fait expulser. Ken Loach exprime là une forme de pessimisme ou de lucidité, c'est selon. L'idéal est plutôt dans la lutte. La lutte pour du pain et des roses.
Brève rencontre (Brief Encounter) [1945 - Royaume-Uni, 86 min. N&B] R. David Lean, assistant : George Pollock. Sc. D. Lean, Ronald Neame d'après la pièce de Noël Coward, Still Life tirée du recueil Tonight at 8 : 30. Ph. Robert Krasker. Mus. Sergueï Rachmaninoff (Concerto pour piano et orch. n° 2). Mont. Jack Harris. Pr. Cineguild - N. Coward, Anthony Havelock-Allan, R. Neame. I. Celia Johnson (Laura Jesson), Trevor Howard (Dr. Alec Harvey), Stanley Holloway (Albert Godby), Joyce Carey (Myrtle Bagot), Cyril Raymond (Fred Jesson). Palme d'Or festival de Cannes 1946.
~ Hiver 1938-39. Une femme mariée et mère de deux enfants, Laura Jesson (C. Johnson), se remémore en voix off une brève liaison amoureuse vécue avec un médecin, Alec Harvey (T. Howard), rencontré à Milford où elle vient faire, le jeudi, ses courses et assister, en matinée, à des séances de cinéma. Après un peu plus d'un quart d'heure, intervient un flash-back. On la voit donc rentrer chez elle après une de ses virées hebdomadaires. Sur le quai de la gare, elle reçoit une particule à l'œil : un passager la lui extirpe. Il est médecin-généraliste et, tout comme elle, âgé d'une quarantaine d'années, marié et père de deux enfants. Après cette prime rencontre, ils se revoient accidentellement dans un restaurant surchargé. Ils déjeunent en tête-à-tête. Ils s'apprécient mutuellement et se donnent rendez-vous. Leur sympathie réciproque va se transformer en un sentiment plus profond...
Les films de David Lean (1908-1991) sont sans doute plus célèbres - Le pont de la rivière Kwaï (1957) ; Lawrence d'Arabie (1962) ; Docteur Jivago (1965) - que lui-même. Très féru de cinéma, il travailla gratuitement un mois durant pour les Studios Gaumont. Il signe son film inaugural aux côtés du dramaturge et scénariste Noël Coward (1899-1973), souvent comparé au Sacha Guitry français (In Which We Serve, 1942). Il continuera d'adapter ses pièces avec This Happy Breed (1944) et Blithe Spirit (1945). Brief Encounter (Brève rencontre) l'est aussi. Il s'agit néanmoins de sa première œuvre personnelle. En transposant Still Life à l'écran - que l'on peut traduire comme Vie tranquille mais aussi comme Nature morte -, David Lean a su rendre l'atmosphère et l'esprit d'une époque. Faut-il néanmoins présenter son film comme «l'archétype de la moralité petite-bourgeoise britannique» ? N'en est-il pas le reflet plutôt que l'expression ? En second lieu, placé dans un cadre réaliste, la structure intensément romantique de Brief Encounter en a certainement désarçonné plus d'un. Le réalisateur a rendu à l'écran ce que la pièce mettait entre parenthèses et y ajouté ce que le récit lui-même aurait dû comporter nécessairement. Le film n'aurait pu se dérouler, ainsi que Still Life, dans un huis clos : le terne et banal buffet de gare de Milford. Henri Langlois aura cette formule : « Le train de Night Mail [ndlr : film de l'École documentaire anglaise dû à Harry Watt et Basil Wright et datant de 1935] roule encore dans Brief Encounter ! » Du reste, en attribuant la Palme d'Or au film de David Lean, le jury du festival de Cannes 1946 voulut honorer une œuvre qui donnait le signal d'un renouveau du cinéma britannique. Il serait injuste de ne pas mentionner ici la prestation remarquable des deux principaux interprètes : Celia Johnson d'abord et Trevor Howard ensuite. « Trevor Howard a capté le tempo parfait de ses scènes successives, et Celia Johnson impose avec une grâce émouvante le passage de l'aventure entrevue dans l'existence égale d'une dame des banlieues bourgeoises. » (R. Boussinot, op. cité).
Une grande partie du film a été tournée à la gare de Carnforth dans le Lancashire. Certaines des scènes urbaines ont été tournées à Londres, à Denham Studios et à Beaconsfield. Le pont de campagne que les amoureux visitent à deux reprises, y compris lors de leur dernier jour, est le Middle Fell Bridge au Dungeon Ghyll dans la région de Cumbria.
Brise-cœur (Le) (The Heartbreak Kid) [1972 - États-Unis, 106 min. C] R. Elaine May. Sc. Neil Simon, Bruce Jay Friedman. Ph. Owen Roizman. Mus. Garry Sherman. Mont. John Carter. Déc. William G. O'Connell. Cost. Anthea Sylbert. Pr. Edgar J. Scherick, Palomar Pictures. I. Charles Grodin (Lenny Cantrow), Cybill Sheperd (Kelly Corcoran), Jeannie Berlin (Lila Kolodny), Audra Lindley (Mme Corcoran), Eddie Albert (Duane Corcoran), Mitchell Jason (le cousin Ralph).
~ Lenny (Ch. Grodin) vient d'épouser Lila (J. Berlin). Ils partent en voyage de noces sous le soleil de Miami Beach. Il réalise qu'il n'a aucun atome crochu avec elle. Il rencontre Kelly (Sheperd) qui lui plaît instantanément...
Le deuxième LM d'Elaine May qui fit ses débuts sur les planches, à l'âge de trois ans, dans la troupe yiddish de son père, Jack Berlin. Actrice de cabaret, elle devient célèbre au cours des années 1950 grâce à son duo comique avec Mike Nichols (alias Peschkowsky). Elle écrit aussi et devient scénariste pour Warren Beatty (Heaven Can Wait, Reds) et Sydney Pollack (Tootsie). The Heartbreak Kid est son deuxième LM, après New Leaf (1971), comédie dans laquelle elle se met en scène. Elle ne réalisera que quatre films au total : aux deux précédents, il faut ajouter Mickey et Nicky avec Peter Falk et John Cassavetes en 1976, et Ishtar avec Warren Beatty, Dustin Hoffman et Isabelle Adjani en 1987. Le Brise-cœur commence là où les comédies hollywoodiennes traditionnelles finissent, c'est-à-dire avec la lune de miel d'un couple amoureux. Elaine May, une des très rares réalisatrices du cinéma américain, exprime d'emblée l'originalité de la conduite du récit et son ambition satirique qui marquent l'ensemble du film. Le renouvellement des situations comiques comme autant de sketchs (Lenny et les étudiants, Lenny et les invités de la noce...) permet à cette comédie grinçante de ne jamais s'essouffler alors même que les personnages sont à dessein caricaturaux. Le héros est le représentant parfait de l'homme de la middle class, sûr de lui sans raison et qui ne peut résister à la tentation de l'élévation sociale surtout quand elle se présente sous la forme d'une belle fille à papa (Kelly). En comparaison de ce nouvel objet du désir, l'épouse, Lila, devient subitement grotesque et risible. On a l'impression de la voir de manière déformée à travers les yeux du mari décidé à la délaisser. Cette outrance est l'un des aspects comiques du Brise-cœur. Mais il faut aussi souligner le rôle du scénariste et auteur à succès Neil Simon qui pimente les situations de ses dialogues ironiques, parfois subversifs et surtout singulièrement drôles. Le film a été bien accueilli et nominé aux Oscars (Eddie Albert et Jeannie Berlin, la fille de la réalisatrice ont été récompensés comme meilleurs seconds rôles) et aux Golden Globes (Charles Grodin, comme acteur principal et Neil Simon comme scénariste). [Source : Institut Lumière, festival 2010]
Bubu de Montparnasse (Bubù) [1971 - Italie, 97 min. C] R. Mauro Bolognini. Sc. Giovanni Testori, M. Di Nardo, M. Bolognini d'après le roman de Charles-Louis Philippe. Ph. Ennio Guarnieri. Mus. Carlo Rustichelli. Chansons : Écoutez la chanson d'après le poème de Paul Verlaine (Léo Ferré) ; Ascolta la canzone Giorgio Gaber ; La maestra di mandolino Micalizzi, L. Proietti. Mont. Nino Baragli. Déc. et cost. Piero Tosi, Gabriella Pescucci. Direction artistique: Guido Josia. Prod. Manolo Bolognini. I. Massimo Ranieri (Piero), Ottavia Piccolo (Berta), Antonio Falsi (Bubù), Luigi Proietti (Giulio), Gianna Serra (Bianca).
~ Après le magnifique Metello (1970), inspiré du roman de l’écrivain florentin Vasco Pratolini, Mauro Bolognini tourna Bubù, librement adapté de Charles-Louis Philippe (1874-1909) et de son Bubu de Montparnasse, publié en 1901. Le réalisateur dirigeait, à nouveau, en tant qu’acteurs principaux, Ottavia Piccolo, dans le rôle de Berta, et Massimo Ranieri dans celui de l’étudiant Piero. Bubù, l’ouvrier-boulanger devenu souteneur, était en revanche incarné par un inconnu, le bel Antonio Falsi, « un jeune homme aimable et sympathique mais qui n’avait pas d’affinités avec le métier d’acteur », dira Ottavia Piccolo. Bolognini n’avait pu compter sur Gian-Maria Volontè, retenu ailleurs. En second lieu, Massimo Ranieri, pourtant proche du rôle, refusa de l’incarner et exigea de jouer le « bon » rôle, celui de l’étudiant Piero. De fait, l’héroïne ce sera Berta. Et le film aurait pu se nommer Berta. Car, et ce n’était guère surprenant chez Mauro Bolognini et chez Charles-Louis Philippe, la condition de la femme et, à travers celle-ci, l’exploitation de son corps, en tant que marchandise, en constituait le thème central. Dans Metello, la fleuriste Ersilia, l’épouse du maçon joué par Massimo Ranieri, y occupait déjà une place remarquée. Du reste, Ottavia Piccolo obtint un Prix d’interprétation féminine à Cannes. Toutefois, elle n'aurait pu prendre la place centrale dans un récit marqué essentiellement par l'initiation sentimentale et l'apprentissage politique d'un jeune rural devenu ouvrier. Le réalisateur a ressenti sans doute le besoin de modifier la perspective. Mais il ne s'est pas éloigné du décor historique. Nous sommes encore à cheval entre deux siècles.
Vasco Pratolini et Charles-Louis Philippe parlaient pour les humbles, les méprisés. Cependant, tous deux n’offraient pas une identique vision du monde. Il faut donc envisager les deux films tout à la fois conjointement et séparément. Ils forment les deux versants paradoxaux d’un monde et d’une époque. Bolognini qui avait tourné Metello à Florence ne pouvait, en raison d’impératifs de production, tourner, comme il l’aurait désiré, à Paris. Ce film fut, pour moi, une « épine dans le cœur », avoua-t-il plus tard à Jean Antoine Gili. Il imagina donc une cité italienne indéfinie, mais il ne cessa pas d’oublier que l’origine du sujet se trouvait en France, à Paris essentiellement. Bien des séquences, aux antipodes d'un formalisme trompeur, nous ramènent aux descriptions accablantes du romancier français. Il y a certes de la France dans cette Italie que Bolognini recomposait entre Turin, Milan… et Rome. Ottavia Piccolo décrit cette situation ainsi : « La scène initiale du film se déroule dans un lavoir, où Berta travaille en compagnie d’une multitude de collègues. Il s’agissait d’un vrai lavoir qui se trouvait à Rome, près du Janicule, et nous avons tourné en plein été, avec une chaleur asphyxiante. Dans le film, Berta salue ses camarades et sort dans la rue : sauf qu’on est plus au Janicule mais sur le canal Pavese à Milan, avec de la brume et, même, très loin à l’horizon, le trafic des automobiles ! » [In : R. Cadonici : Vingt-cinq solistes pour un chœur, les actrices de Bolognini, Gliori, 2019] Toujours est-il qu’on entendra, par ailleurs, la voix de Léo Ferré chantant le poème Écoutez la chanson de Paul Verlaine, dans un prologue puis un générique qui renvoyait visuellement autant vers Toulouse-Lautrec, Manet et Renoir que vers les macchiaioli. On se pose donc la question : Pourquoi avoir nommé, en France, le film Bubu de Montparnasse qui, du reste, ne fut projeté que six ans plus tard à Paris ? Raphaël Bassan montre en quoi le film se charge d'un aspect intrinsèquement italien et, au-delà, profondément européen. Il note qu' « à travers la peinture désabusée de la vie d'une femme (Berthe) issue d'un milieu populaire et de son amour pour Bubù, située au tournant du siècle, ce sont toutes les structures esclavagistes de l'Europe en voie d'urbanisation (le matériau de base est constitué par un roman français, mais de nombreux détails en font une œuvre profondément italienne ; l'importance de la famille patriarcale, le sens de l'honneur, un machisme qui nie l'identité féminine...) qui nous sont dévoilées par mélodrame interposé. » [Écran 77, n° 57] Enfin, on y retrouve une thématique propre à Mauro Bolognini, s'insinuant depuis La Viaccia (1961) jusqu'aux magnifiques réussites que constituent Fatti di gente perbene (1974), tourné en grande partie à Bologne, et L'eredità Ferramonti (1976), située à Rome. Au-delà, Jacques Lourcelles signale en quoi la beauté des films du réalisateur toscan n'a rien de purement artificiel et ne relève nullement d'une forme de préciosité gratuite. «Sous les différentes couleurs qu'elle revêt, écrit-il, la beauté a, chez Bolognini, les maléfices et les séductions morbides d'une mort lente, d'une décomposition [voir la séquence où Berta, dans le taudis qu'elle partage avec son souteneur, apparaît hagarde, rongée et les cheveux crasseux selon une posture qui parodie, mais en contraste absolu, les canons esthétiques chers à Sandro Botticelli et les artistes de la Renaissance.] ; c'est là le seul type d'évolution que la société et les personnages qu'il décrit puisse connaître. [...] » Du reste, Mauro Bolognini filme avec une science infinie des villes dont il ne méconnaît aucunement l'architecture, trace de sa formation initiale, mais aussi l'histoire et les coutumes. Aussi s'attache-t-il à en offrir un reflet dépourvu d'exotisme. Le réalisateur décrit essentiellement « l'amère beauté et la cruauté des lieux où les personnages sont prisonniers, victimes de la prison sociale qu'installent autour d'eux la misère, l'injustice, la pétrification de la société, l'omniprésence des rapports humains fondés uniquement sur l'argent. » (J. Lourcelles, op. cité).
Buffalo Bill et les Indiens (Buffalo Bill and the Indians, or Sitting Bull's History Lesson) [1976 - E.-U., 123 min. C] R. Robert Altman. Sc. Alan Rudolph et R. Altman, d'après la pièce Indians de Arthur Kopit. Ph. Paul Lohmann. Mus. Richard Baskin. Mont. Peter Appleton, Dennis M. Hill. Dir. art. Jack Maxsted. Cost. Anthony Powell. Pr. Dino de Laurentiis, Lions Gate Film, Talent Associates-Norton Simon. I. Paul Newman (William Cody alias Buffalo Bill), Joel Grey (Nate Salisbury), Kevin McCarthy (John Burke), Harvey Keitel (Ed Goodman), Allan F. Nicholls (Prentiss Ingraham), Geraldine Chaplin (Annie Oakley), John Considine (Frank Butler), Frank Kaquitts (Sitting Bull, l'Indien), Burt Lancaster (Ned Buntline, le fabricant de légende), Denver Pyle (McLaughlin, l'agent des affaires indiennes), Will Sampson (Halsey, l'interprète), Evelyn Lear (Nina Cavallini, la soprano), Pat McCormick (le président Cleveland), Shelley Duvall (Frances Cleveland). Ours d'or au Festival de Berlin 1976.
~ 1885. William Cody, plus connu sous le nom de Buffalo Bill, a créé le spectacle le plus rentable d'Amérique, le Wild West Show. En coulisses, le «héros » affiche un visage moins glorieux. Alcoolique et irrespectueux, amateur de cantatrices, il ne reflète guère la légende qu'il construit de lui-même à travers un Ouest totalement mythifié et coûteusement reconstitué. Un jour, une opportunité s'offre à lui : Sitting Bull, le chef Sioux, illustre grâce à la bataille de Little Bighorn où il dérouilla le général Custer en 1876, est disponible pour participer à son spectacle. En réalité, le leader indien désire rencontrer le président américain Grover Cleveland, ceci afin de lui présenter une série de doléances en faveur de son peuple...
« Que se passait-il dans les coulisses du Wild West Show ? Robert Altman apporte plusieurs réponses à cette question en se focalisant sur la vie quotidienne de la troupe de "l'authentique monarque de la génialité". » [A. Raveleau, Petit dictionnaire du western, Hors Collection, 2015] L'auteur de Nashville (1975), son film précédent, s'intéresse de nouveau à un spectacle : ici, l'Ouest américain se mettant en scène et bâtissant sa propre légende. Au lieu de se pencher sur le mythe de Buffalo Bill et de l'histoire américaine, le cinéaste américain scrute le quotidien des répétitions dans ce village-spectacle installé au pied des Rocheuses. La caméra se plaît à observer ses personnages importants ou secondaires, souvent incarnés par des interprètes attachants comme Geraldine Chaplin, Harvey Keitel ou Burt Lancaster. Ce dernier affirme ici que Buffalo Bill n'a jamais raconté qu'un « chapelet de mensonges ». Au fond, William Cody ne faisait qu'anticiper ce que fera le cinéma hollywoodien plus tard avec ce genre qu'on nommera le western. Évidemment, beaucoup tenteront, comme Robert Altman, d'en décomposer l'imagerie d'Épinal.
Bureaux de Dieu (Les) [2008 - France, Belgique, 122 min. C] R. Claire Simon. Sc. C. Simon, Natalia Rodriguez, Nadège Trébal. Mus. Arthur Simon. Ph. Philippe van Leeuw. Mont. Julien Lacheray. Pr. Richard Copans, Philippe Carcassonne et Philippe Kauffmann. I. Anne Alvaro (Dr. Marianne), Nathalie Baye (Anne), Michel Boujenah (Dr. Lambert), Rachida Brakni (Yasmine), Isabelle Carré (Maria), Lolita Chammah (Emmanuelle), Béatrice Dalle (Milena), Nicole Garcia (Denise), Marie Laforêt (Martine), Marceline Loridan-Ivens (Marceline), Emmanuel Mouret (Pierre).
~ Née à Londres en 1955, la réalisatrice française Claire Simon a grandi dans le Var. Elle a débuté au cinéma comme monteuse puis s'est initiée au cinéma direct dans le cadre des Ateliers du Varan fondé en 1980 sous l'impulsion de Jean Rouch. Selon elle, si « la banalité contient de la fiction », alors il appartient au cinéaste de la débusquer. Il est, par conséquent, difficile de délimiter son travail. Après une belle série de CM, elle réalise son premier LM, Les Patients [75 min.] en 1989. Ce dernier observe les derniers mois de consultations d'un médecin généraliste de province en fin de carrière. Les Bureaux de Dieu est son neuvième LM. Claire Simon filme une permanence du planning familial. Le scénario, comme l'indique le film à l'épilogue, a été écrit à partir de scènes réelles prises dans des centres du Planning Familial entre 2000 et 2007. Des femmes de tous âges, de toutes conditions, de toutes origines viennent quémander une écoute et un soutien auprès de conseillères attentives. Ce sont, parmi elles, Djamila qui aimerait prendre maintenant la pilule tandis que Nedjma dissimule les siennes car sa maman fouille son sac. D'autres jeunes femmes hésitent, ont peur comme Hélène, Clémence, Adeline ou Margot. Maria Angela aimerait quant à elle connaître le père de son enfant. Ana Maria souhaiterait concilier amour et liberté. Toutes sont pour l'essentiel d'authentiques protagonistes de ces drames. En revanche, les rôles de conseillères ont été dévolus à des comédiennes sur la base de témoignages véridiques : Anne (Nathalie Baye), Denise (Nicole Garcia), Marta (Isabelle Carré), Yasmine (Rachida Brakni), Milena (Béatrice Dalle)... Celles-ci se servent d'entretiens enregistrés dans les centres d'accueil. Leur interprétation - le terme paraît inadéquat - est criante de vérité. Les unes - les non professionnelles - comme les autres ignoraient à qui elles seraient confrontées. D'où une salutaire spontanéité dans les échanges. Une empoignante chronique sur la détresse sexuelle et morale des femmes et sur la condition humaine tout court.
Burning (Buh -Ning) [2018 - Corée du Sud, 148 min. C] R. Lee Chang-dong. Sc. Oh Jung-mi, L. Chang-dong, d'après la nouvelle Les Granges brûlées de Haruki Murakami. Ph. Hong Kyung-pyo. Mont. Kim Hyun et Kim Da-won. Mus. Mowg. Déc. Shin Jum-hee. Pr. Pinehousefilm et Nowfilm. I. Yoo Ah-in (Jong-su), Jun Jong-seo (Hae-mi), Steven Yeun (Ben), Moon Sung-keun (l'avocat), Min Bok-gi (le juge), Ban Hye-ra (la mère de Jong-su).
~ En livrant des tissus, un jeune coursier, Jong-su (Yoo Ah-in) retrouve de manière inattendue son ancienne collègue, Hae-mi (Jun Jong-seo). Devant partir en Afrique, elle lui demande de garder son chat. Il accepte. Ils font l'amour. Jong-su s'éprend d'elle. De retour, Hae-mi lui présente Ben (Steven Yeun). Le jeune homme en est profondément désappointé. Les jours suivants, Ben, de condition aisée, les fait pénétrer dans un milieu qu'ils ne connaissent pas. Un soir, Hae -mi et Ben vont rendre visite à Jong-su dans sa ferme. Hae-mi, torse nue, se livre à un spectacle plein de grâce. Très ému, Jong-su révèle à Ben qu'il en très amoureux. Ben lui fait une autre confidence : il éprouve un plaisir tout particulier à mettre le feu aux serres abandonnées de la région. C'est alors que Hae-mi disparaît...
Né en 1954 à Daegu, l'écrivain et réalisateur coréen Lee Chang-dong est un créateur à la filmographie espacée : six films en vingt-et-un ans. Il y a parfois entre ses œuvres de longs écarts : Poetry, qui marquait le retour à l'écran, après quinze ans d'absence, de l'actrice Yun Jeong-hee (trois cents films en Corée du Sud), fut prix du scénario au Festival de Cannes 2010. Burning intervient donc à la suite d'un silence de huit années. Adapté d'une nouvelle de Haruki Murakami (Les Granges brûlées) - les granges sont devenues ici des serres -, Burning adopte le schéma du thriller. Mais il est plus que cela : un voyage existentiel entre rêve et réalité autour de trois personnages qui forment un triangle amoureux. Puis, l'héroïne disparaît. Lee Chang-dong filme ce drame et en imprègne le paysage à la façon de Michelangelo Antonioni. À cette différence près qu'il ne se désinscrit jamais du monde d'aujourd'hui et de ses récits de jeunes gens en colère. « Je ne veux pas exprimer des mystères à travers des grands événements, dit le cinéaste, mais à travers des petites choses du quotidien, comme le chat ». [Entretien avec Lee Chang-dong, La réalité visible et la réalité invisible, « Positif », n° 691, sept. 2018] Ce chat que l'on ne voit jamais. Et le lien indissoluble qu'il entretient avec l'absence (ou l'éclipse, pour reprendre un titre antonionien) de Hae-mi. Si Burning est aussi une fable, labyrinthique et cruelle c'est évident, elle n'a rien d'amère non plus. « La présence n'a d'autre mérite que de témoigner de l'absence », écrit Alain Masson [« Positif », n° cité, La vérité de l'absence]. C'est ce que l'héroïne disparue laisse, ici, comme message. Burning nous rappelle que ce n'est pas tant la mandarine qui nous intéresse que son odeur et sa saveur. Ce n'est pas tant, en effet, la jeunesse en soi que décrit Burning que l'« esprit de la jeunesse, ses émotions et sa respiration. » (Lee Chang-dong).
Bushman [1971 - États-Unis, 75 min. N&B] R. Sc. David Schickele. Ph. David Myers. Mus. David Ames. Mont. Jennifer Chinlund, D. Schickele. Prod. The Bushman Company, American Film Institute. I. Paul Eyam Nzie Okpokam (Gabriel), Elaine Featherstone (Alma), Jack Nance (Felix), Patrick Gleeson (Marty), Lothario Lotho (le frère d'Alma).
~ Le voyage américain d'un jeune étudiant nigérien bientôt renvoyé du territoire à la fin des années 1960.
Musicien, acteur et réalisateur, David Schickele (1937-1999) rejoint en 1961, après des études littéraires au Swarthmore College de Pennsylvanie, le Peace Corps, agence indépendante du gouvernement américain, créée la même année par John F. Kennedy, afin de proposer aux pays en développement des travailleurs qualifiés dans les domaines de l'éducation, la santé, l'agriculture... Dans cette optique, Schickele se rend au Nigéria donner des cours d'anglais ; il s'éprend de ce pays et suit avec attention son évolution. Au cours de ce premier séjour, il s'attache à un de ses élèves, le meilleur sans doute, Paul Eyam Nzie Okpokam. En 1966, il revient au Nigéria tourner un LM documentaire, Give Me a Riddle, sur l'expérience d'un Blanc dans la société nigériane. Bushman, tourné deux ans plus tard, est une suite américaine consécutive à cette expérience. La perspective s'inverse : David Schickele suit son ami Paul Eyam, venu donner un cours d'art dramatique au San Francisco State College. L'expiration de son visa et la situation politique de son pays natal - un conflit inter-tribal déclenche une guerre civile qui conduit à la déclaration d'indépendance du Biafra - le contraignent à tenter de trouver un emploi très rapidement. Ici, y compris auprès de la population afro-américaine bien plus préoccupée par ses problèmes spécifiques, Gabriel/Paul Eyam ne rencontre qu'incompréhension voire indifférence. Le tournage du film est interrompu à la moitié du planning. Paul Eyam Nzie Okpokam est arrêté lors de la grève de l'Université de San Francisco puis expulsé vers son pays. Durant de longs mois, Schickele fait campagne pour sa libération, ignorant qu'il a été renvoyé de force au Nigéria. Il ne sait plus comment achever son film. Le malheur de Gabriel/Paul Eyam est d'être impliqué dans deux conflits : celui de son pays, lequel s'est internationalisé, et celui des États-Unis, où les conflits raciaux prennent un caractère plus aigu en raison même des luttes afro-américaines contre la ségrégation. Le réalisateur décide alors de faire de Bushman un instrument de combat contre l'inhumanité et la violence de la société américaine. « En se référant au cinéma-vérité, à la Nouvelle Vague européenne, aux premiers Cassavetes, mais aussi à l'expérience de pionniers africains comme Sembène, Ecaré ou Hondo, Schickele condamne non seulement l'Amérique réactionnaire et raciste [...], mais aussi l'Amérique libérale des intellectuels progressistes qui citent McLuhan et Malraux mais [...] se méprennent sur le sens profond de l'expérience humaine. Avec ironie, poésie et légèreté, Bushman nous entraîne dans les ténèbres d'une odyssée annoncée. Et pendant des jours, on ne peut penser à rien d'autre. [Cecilia Cenciarelli, festival.ilcinema ritrovato.it]