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Babel [2006 - États-Unis, Mexique, France, Maroc, Japon 143 min. C] R. Alejandro González Iñárritu. Sc. Guillermo Arriaga. Ph. Rodrigo Prieto. Mus. Gustavo Santaollala. Déc. Brigitte Broch. Mont. Stephen Mirrione, Douglas Crise. Pr. A. Alejandro González Iñárritu, Steve Golin, Jon Kilik. I. Brad Pitt (Richard Jones), Cate Blanchett (Susan Jones), Gael García Bernal (Santiago), Elle Fanning (Debbie Jones), Rinko Kikuchi (Chieko), Nathan Gamble (Mike Jones), Kôji Yakusho (Yasujiro), Adriana Barraza (Amelia), Saïd Tarchani (Ahmed), Boubker Aït el Caïd (Yussef).  Prix de la mise en scène, festival de Cannes 2006. Lieux de tournage : Maroc, Ouarzazate, Agdez ; Mexique, Tecate, El Pinacate, désert d'Altar (Sonora) ; E.-U., San Diego, Tucson. 

~ Trois histoires croisées dans trois continents distincts : Afrique, Amérique, Asie. La première se déroule au Maroc : le fils d'un berger blesse accidentellement, avec un fusil acheté en fraude à un touriste japonais, la passagère américaine d'un autocar d'une compagnie d'excursions. La deuxième relate un malheureux passage de frontière : Amelia, la nourrice mexicaine chargée d'assurer la garde des enfants de l'Américaine blessée au Maroc, égare ceux-ci au retour d'un mariage. La troisième se situe au Japon :  une jeune femme, frappée de surdité et hantée par le souvenir du suicide de sa mère, est interrogée par la police. Celle-ci recherche son père, lequel est le propriétaire du fusil qui a atteint la touriste du car. 

L'ultime volet d'une trilogie à succès du réalisateur mexicain (la trilogie de la mort avec Amours chiennes, 2000 et 21 grammes, 2003). Babel a cumulé les récompenses : 43 au total ! Si la relation entre les trois récits semblent plutôt fragile, le réalisateur compense largement ce risque grâce a une mise en scène efficace et un montage remarquable. Iñárritu a sans doute voulu montrer que la mondialisation technologique de notre univers a bien plus servi les nantis que ceux qui, faute de moyens financiers, ne peuvent en bénéficier. Dans Babel, ils s'en tirent plutôt mal. L'un des fils du pâtre marocain est tué par la Sûreté nationale et la nurse mexicaine est expulsée par les garde-frontières états-uniens. 

 

Baby Doll (La Poupée de chair) [1956 - E.-U., 114 min. N&B] R. et prod. Elia Kazan. Sc. from Tennessee Williams, Twenty-Seven Wagon Loads of Cotton. Mus. Kenyon Hopkins. Ph. Boris Kaufman. Cost. Anna Hill Johnstone. I. Karl Malden (Archie Lee Meighan), Carroll Baker (Baby Doll), Eli Wallach (Silva Vacaro), Mildred Dunnock (Tante Rose Comfort), Lonny Chapman (Rock).

~ « Ce film est révoltant, déplorable, moralement répugnant et offense gravement les standards chrétiens de la décence. J'exhorte les catholiques à ne pas le voir sous peine de péché. » Ces mots du cardinal Spellman, sans que celui-ci s'en doute, allaient faire à Elia Kazan une publicité en or, qui imposa le film et l'image célébré de l'actrice Carroll Baker suçant érotiquement son pouce dans un berceau géant. Baby Doll illustre une impasse sexuelle de première grandeur : son héros ne pourra "consommer" son mariage avec une mineure que s'il conserve son mobilier hypothéqué jusqu'aux 20 ans de sa jeune épouse. Dans cette plantation croulante du vieux Sud américain, l'atmosphère est à l'excitation permanente et l'exaspération financière aiguë. Un riche planteur sicilien, après de belles parties de cache-cache, séduira Baby Doll et fera du berceau un véritable lit nuptial. De cette pièce joyeusement polissonne de Tennessee Williams, Kazan a fait une gageure réussie d'observation entomologique et de direction sub-freudienne. [Roger Boussinot, L'Encyclopédie du cinéma, Bordas, 1980]. 

 Le film marque la première apparition au cinéma d'Eli Wallach et le premier rôle principal de Carroll Baker (découverte dans Géant), issus tous deux de l'Actors Studio. Karl Malden, lui, jouait déjà dans Un tramway nommé Désir en 1951 et Sur les quais en 1954. C'est le seul scénario original de Tennessee Williams écrit délibérément pour l'écran. L'écrivain refondra son scénario en une pièce de théâtre en 1978 qu'il intitulera Tiger Tail. Le 13 décembre 1956, le film est condamné par la Ligue pour la vertu. Kazan refusant toute coupe (contrairement à Un tramway nommé Désir, il a le droit de final cut), les boycotts des salles de cinéma, menés par les catholiques avec, en première ligne, le cardinal Spellman, s'intensifient et le film est finalement retiré des écrans dans le courant de l'année 1957.

 

Baby Face (Liliane) [1933 - États-Unis, 76 min. N&B] R. Alfred E. Green. Sc. Gene Markey, Kathrin Scola d'après une histoire de Mark Canfield (alias Darryl F. Zanuck). Ph. James Van Trees. Mont. Howard Bretherton. Dir. art. Anton Grot. Cost. Orry-Kelly. Pr. William LeBaron, Ray Griffith. Warner Bros. I. Barbara Stanwyck (« Baby Face », Lily Powers), George Brent (Trenholm), Donald Cook (Stevens), Margaret Lindsay (Ann Carter), Arthur Hohl (Ed Semple), John Wayne (Jimmy McCoy), Henry Kolker (Carter), Alphonse Ethier (Adolf Cragg), Robert Barrat (Nick Powers, le père de Lily), Theresa Harris (Chico, la serveuse). 

~ Erie (Pennsylvanie), durant la Prohibition. L'histoire de Lily Powers (B. Stanwyck), d'abord employée d'un sordide speakeasy (bar clandestin) tenu par son père (R. Barrat). Ce dernier n'hésite pas à la prostituer, dès l'âge de 14 ans, à un politicien influent qui menace de faire fermer son commerce. Nick Powers meurt accidentellement. Après ses funérailles, Lily est sollicitée pour un emploi de strip-teaseuse. Son vieil ami Cragg  (Ethier) l'en dissuade. Elle s'embarque alors illégalement, accompagnée de sa meilleure amie Chico (T. Harris), dans un train de marchandises en direction de New York. Là, elle parvient à dénicher un poste dans une grande banque. Se servant successivement d'une dizaine d'hommes sensibles à sa beauté et son pouvoir de séduction, et de plus en plus haut placés, elle gravit progressivement les échelons de la hiérarchie..

Un film qui choqua l'Amérique entière et qui fut distribué dans une version longtemps écourtée (71 min.). Très représentative de l'ère pré-Code (1929-1934) qui précéda l'application du code établi par le sénateur William Hays, président de la Motion Pictures and Distributors Association (MPPDA). On retiendra que, durant cette période, l'actrice Barbara Stanwyck (1907-1990) fut une des grandes étoiles féminines du cinéma hollywoodien. Frank Capra l'avait imposé, trois ans auparavant, contre l'avis des studios Columbia, pour Ladies of Leisure (Femmes de luxe, 1930). Au terme d'un bout d'essai pour la Warner, Ruby Catherine Stevens alias Barbara Stanwyck subjugua Frank Capra. Il déclara alors : « Il m'a fallu seulement trente secondes pour avoir le cœur serré comme dans un étau. [...] Jamais de ma vie, je n'avais vu ou entendu pareille sincérité dans l'expression des sentiments humains. [...] J'en eus encore les larmes aux yeux lorsque la lumière revint. J'étais comme foudroyé. » [F. Capra, Hollywood Story. Ramsay|Poche cinéma.] Au cours des années 1930, Barbara Stanwyck tourna donc des films extrêmement audacieux et singuliers qui bénéficièrent de cette liberté de ton qu'on censura ensuite, mais qui réapparut d'une façon plus subtile et plus suggestive. Avant celui-ci, Barbara Stanwyck se fit une réputation sulfureuse, entre 1931-32, dans Night Nurse (L'Ange blanc) du mutin William A. Wellman, Illicit (id.) d'Archie Mayo et Forbidden (1932) de Frank Capra. 

Le Baby Face d'Alfred E. Green, un réalisateur prolifique dont les films sont à présent oubliés, sort en juillet 1933, quelques mois avant l'observation stricte du Code Hays. On jaugera l'humour contenu dans le titre du film alors que Frank Capra usa du terme woman ou lady. Il est évident que Baby Face ne laissera pas l'actrice indifférente. L'adolescente pauvre et orpheline de Brooklyn, contrainte de travailler tôt et tentant sa chance, dès l'âge de quinze ans, dans les cabarets et music-halls, n'avait pas besoin d'imaginer ou d'entrer dans un rôle pour incarner Lily Powers. D'autant que la Grande Dépression fut une période éprouvante pour les citoyens américains : elle mettait à mal l'idée de l'american dream. Eithne O'Neill écrit : « Baby Face réinterprète le conte de Cendrillon, qui décrit le cheminement de la pauvreté à la richesse (« rags to riches »), un leitmotiv du rêve américain. [...] (Au cours de cette période) Stanwyck incarne l'insoumise par excellence. » [In : Ange ou démon Baby Face : Barbara Stanwyck à l'ére pré-Code, Positif, n° 772, juin 2025]  « Méchante ou gentille, Baby Face interprétée par Barbara Stanwyck est subversive. » (E. O'Neill)  Ici, l'actrice offre un éventail extraordinairement riche de ses potentialités : « dureté élégante, froideur, obstination, sophistication glacée, ironie auquelles s'ajoutent constamment une lucidité désabusée, une insatisfaction d'elle-même qui rendent le personnage tout à fait attachant », écrit Jacques Lourcelles. [op. cité] C'est ce qui la démarque d'autres actrices de son époque, comme Joan Crawford par exemple. Au demeurant, pour jauger la complexité du talent de Barbara Stanwyck, il sera indispensable de voir l'ultérieur Stella Dallas (1937) réalisé par King Vidor, remake d'un Sublime sacrifice de Stella Dallas (1925), film muet d'Henry King.

Happy end ou pas, Baby Face renvoie, quant à lui, l'image d'une existence américaine, celle d'une femme de surcroît, qui, pour triompher, n'a d'autre choix que d'obéir aux règles d'un univers cynique et injuste. 

 

Baby Face Nelson (L'Ennemi public) [1957 - E.-U., 85 min. N&B] R. Don Siegel. Sc. Irving Shulman, Daniel Mainwaring d'après une histoire de Robert Adler (non crédité). Ph. Hal Mohr. Mus. Van Alexander. Pr. Al Zimbalist. I. Mickey Rooney (Lester Gillis/Nelson), Carolyn Jones (Sue), Sir Cedric Hardwicke (Doc Saunders), Leo Gordon (John Dillinger), Anthony Caruso (Hamilton), Ted De Corsia (Rocco), Jack Elam (Fatso). 

~ En 1933, Lester J. Gillis (Rooney), un truand dont la taille est inversement proportionnelle à la violence, quitte la prison. Rocco (De Corsia), le mafieux qui l'a aidé à sortir, lui demande d'assassiner un dirigeant syndical. Il n'obtempère pas. Rocco, tout en faisant exécuter le contrat refusé par Gillis, piège celui-ci et provoque son arrestation par la police. Sue (Carolyn Jones), une maîtresse amoureuse de lui, le sauve lors de son transfert à la prison de Joliet. À nouveau libre, Gillis se fait surnommer « Baby Face Nelson », tue Rocco et deux de ses comparses. Il dévalise une droguerie, mais est atteint par une balle. Sue le conduit vers une clinique dirigée par le Dr. Saunders (Hardwicke), un familier du « milieu ». Là, « Baby Face » intègre la bande de John Dillinger...

Le film qui consacra Don Siegel, précédemment auteur d'une douzaine de LM. C'est le triomphe du style nerveux, sec, rectiligne. Les détours et les brumes du film noir ne sont ici qu'un souvenir. Interprétation efficace des acteurs. Mickey Rooney, en animal féroce dénué d'états d'âme, restera mémorable. Le film s'inspire d'un authentique braqueur de banques et criminel des années de la Grande Dépression. Entre juillet et novembre 1934, il fut décrété ennemi public n° 1 par le FBI. 

  

Baby of Mâcon (The) [1993 - G.-B., 122 min. C] R. Sc. Peter Greenaway. Ph. Sacha Vierny. Déc. Ben Van Os, Jan Roelfs. Cost. Dien Van Staalen. Pr. Kees Kasander/Allarts/UGC. I. Julia Ormond (la fille), Ralph Fiennes (le fils de l'évêque), Philip Stone (l'évêque), Jonathan Lacey (Cosimo Medici), Nils Dorando (l'enfant), Don Henderson (le père confesseur). 

~ 1659. La famine et la stérilité ont accablé les habitants de Mâcon, une commune de Bourgogne. À la cour de Cosme III de Médicis, grand duc de Toscane, une troupe de comédiens donnent une pièce en forme de parabole sur cette tragédie. Une femme laide et vieille enfante, par miracle, d'un bébé beau comme Jésus. La sœur de celui-ci qui est vierge exploite la crédulité des gens afin de monnayer les prodiges que le divin enfant est censé procurer... 

Peter Greenaway est une des figures les plus excentriques du cinéma mondial. Il entre dans la célébrité dès son deuxième LM, The Draughtsman's Contract (Meurtre dans un jardin anglais) sorti en 1982. « Intrigue policière, marivaudage libertin, jeu de l'esprit et réflexion sur la perspective » [Dictionnaire mondial du cinéma], œuvre unique en définitive, Meurtre dans un jardin anglais réunit les attributs essentiels du réalisateur gallois : esprit humoristique, penchant pour l'innovation et l'expérimentation, récréation autour de la culture et de la pensée. The Baby of Mâcon est placé, quant à lui, sous le signe du morbide, de la luxure et de la provocation, tout en conservant les caractéristiques énoncées auparavant. Il n'y a rien de gratuit néanmoins chez ce cinéaste issu de l'art pictural. Lequel y est ici très prégnant : la photo de Sacha Vierny, raffinée - jeu sur le rouge et l'or, le noir et le blanc, sur la somptuosité des décors et de l'apparat -, contribue à rendre encore plus fascinant et ensorcelant l'atmosphère de cette allégorie médiévale mêlant la bouffonnerie et le drame, la grossièreté et le stupre à l'atrocité des châtiments. « Le film est construit comme un jeu de miroirs et d'interférences où la scène renvoie au public, le théâtre au cinéma, le passé au présent.» [Claude Bouniq-Mercier, op. cité]  « Ce film est consacré à l'innocence exploitée et malmenée. Les journaux sont pleins d'histoires d'enfants maltraités, voire torturés et assassinés, ou d'abus plus insidieux, mais qui me choquent beaucoup, en particulier l'utilisation des enfants par la publicité et les médias. Je ne voulais pas poser ces questions dans un cadre contemporain, je voulais créer un décalage afin que le spectateur puisse réfléchir et pas seulement réagir émotionnellement. J'ai donc inventé cette histoire, qui se déroule au milieu du dix-septième siècle, dans le nord de l'Italie ou le sud de la France (même si le film a été tourné en Allemagne, à Cologne). Il s'agit d'une troupe de théâtre qui, pour le bon plaisir d'un prince à la religiosité hystérique, monte un mystère médiéval dans le style baroque. Il raconte l'histoire d'un bébé doté de pouvoirs magiques, de la vénération qu'il suscite et des conséquences désastreuses qui en résultent. [...] ce film se déroule à la fois en temps réel, dans la durée de la pièce jouée par la troupe de comédiens - il est d'ailleurs divisé comme elle en un prologue, trois actes et un épilogue. Mais, en même temps, il couvre quatre ans et demi, la durée de vie du bébé, que l'on voit naître en scène au début. Et The Baby of Mâcon mêle les acteurs et les spectateurs de la pièce, et les différents degrés de facticité de leurs actes, à la manière de Pirandello. L'histoire se passe dans une époque d'épidémie qui a rendu stérile toutes les espèces. La naissance du bébé est un miracle qui déclenche des comportements magiques à la fois sur scène et hors de scène. L'innocent, c'est évidemment le bébé, mais aussi à un deuxième degré sa grande soeur de huit ans. Elle se sert de lui pour nourrir son fantasme : être Marie portant l'Enfant Jésus. J'avais envie d'utiliser les innombrables représentations de nativité et de Vierge à l'enfant qui ont envahi la peinture à cette époque. Elle aussi, et les membres de la troupe, qui exploitent le bébé, seront à leur tour manipulés et abusés par l'Eglise, et victimes de la religiosité fausse et sensationnaliste qui dominait à l'époque. Il y a bien sûr un parallèle entre le spectacle théâtral et les cérémonies religieuses, entre les acteurs et les officiants, entre le public et les fidèles. Le télescopage entre ces différents aspects m'a semblé particulièrement adapté à l'époque baroque, celle où l'Eglise utilise à fond la musique, les images, la lumière - c'est-à-dire les éléments mêmes du cinéma -, au service de sa propagande. The Baby of Mâcon est donc une nouvelle réflexion sur le spectacle, sur les rapports entre l'illusion et la réalité », déclarait Peter Greenaway au journal Le Monde. [Entretien publié le 13 mai 1993]. 

 

Back Street (Histoire d'un amour) [1932 - États-Unis, 93 min. N&B] R. John M. Stahl. Sc. Gladys Lehman, Lynn Starling d'après le roman éponyme de Fannie Hurst. Ph. Karl Freund. Mus. James Dietrich. Mont. Milton Carruth. Pr. Universal Pictures/Carl Laemmle Jr. I. Irene Dunne (Ray Schmidt), John Boles (Walter Saxel), George Meeker (Kurt Shendler), ZaSu Pitts (Mrs. Dole), June Clyde (Freda Schmidt), Shirley Grey (Francine), Arletta Duncan (Beth Saxel), Doris Lloyd (Corinne Saxel), William Bakewell (Dick Saxel), Jane Darwell (Mrs. Schmidt), Paul Weigel (Adolph Schmidt). 

~ À l'orée des années 1900, à Cincinnati. La jeune et belle Ray Schmidt (Irene Dunne) œuvre dans le magasin de son paternel (P. Weigel). Le soir, elle passe ses heures au bar ou danse avec des hommes. Elle ne s'attache vraiment à personne, hormis Kurt Shendler (G. Meeker), un vendeur de cycles qui ambitionne d'être plus tard concessionnaire automobile. Elle l'aime bien mais n'en est guère éprise. Quand il la demande en mariage, elle refuse catégoriquement. Quelque temps après, elle rencontre à la gare Walter Saxel (John Boles), un jeune banquier, dont elle va rapidement tomber sous le charme. Walter avoue bientôt à Ray qu’il est en fait fiancé à une autre femme de la ville, Corinne (Doris Lloyd), qui vient d’un milieu aisé et dont la mère est amie avec sa propre mère. Néanmoins, il est tombé amoureux de Ray et lui demande de le rencontrer dans un kiosque à musique. Là, Walter espère présenter Ray à sa mère et peut-être obtenir son approbation. Le jour du concert, Ray arrive en retard au rendez-vous parce que sa demi-sœur cadette Freda menace de se suicider à l’idée que son ami la quitte. Cinq ans plus tard, Walter, devenu agent financier à Wall Street, croise le chemin de Ray, toujours célibataire, qui travaille à New York. Walter est à présent marié à Corinne et père de deux enfants. Toujours très amoureux de Ray, il lui achète un appartement bon marché. Ainsi, pourront-ils continuer à se voir. Mais, en vérité, Walter est très occupé. Débute pour la jeune femme, une vie de spleen, d'expectative et de frustration...  

La Cinémathèque française vient de rendre un juste hommage [28 mai au 29 juin 2025] à John Malcolm Stahl (1886-1950), maître du mélodrame hollywoodien d'avant-guerre. Beaucoup de cinéphiles ne retinrent son nom qu'à travers le génial Péché mortel (Leave Her to Heaven) de 1945 avec l'inoubliable Gene Tierney et Cornel Wilde qu'admire Scorsese (« Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain »). Mais, dès les années 1920, au temps du muet, le réalisateur tournait des films d'une grande beauté. Beaucoup de ses œuvres constituèrent ensuite la matrice de remakes plus ou moins réussis. Ainsi que Back Street. Toutefois, ni Robert Stevenson en 1941 et pas non plus David Miller (1961) ne surpassèrent l'original, loin s'en faut. Il en fut autrement avec Douglas Sirk (Imitation of Life, 1959 ; Magnificent Obsession, 1954) qui, tout en s'en différenciant, sut marquer ses œuvres de sa propre touche. 

Le mélodrame, version Stahl, c'est le refus de l'emphase et du surcroît expressif. « La force de son style repose sur sa pureté, sa sobriété, son classicisme ». [J. Lourcelles] L'émotion doit naître sans rupture de ton et sans paroxysme, les séquences s'écoulant dans une immatérielle fluidité. 

Back Street est l'adaptation d'un roman de Fannie Hurst (1889-1968), paru l'année précédant la sortie du film. John M. Stahl adaptera un autre roman d'elle en 1934, Imitation of Life. Fannie Hurst, militante féministe, favorable à l'égalité des droits civiques pour les Afro-américains, épousant l'idéal rooseveltien, donne avec Back Street un woman's novel. Les femmes américaines se seront reconnues en Ray Schmidt et assureront son immense succès. L'héroïne, Ray Schmidt, voue toute sa vie au riche Walter Saxel, qui a épousé Corinne, membre comme lui de la bonne bourgeoisie de Cincinnati. Tandis que Walter, au fur et à mesure que sa fortune augmente, fait vivre femme et enfants dans l'opulence puis le luxe, il maintient sa maîtresse Ray dans une relative pauvreté, car elle est pour lui la compagne de ses débuts, celle qui l'aime « pour lui-même ». De ce canevas initial, John M. Stahl ne modifie quasiment rien. Le terme Back Street signifie littéralement ruelle ou encore rue arrière. Comme l'écrit Hala Habache : « Il symbolise peut-être mieux qu' Histoire d'un amour (le titre français) l'enjeu principal du film. Celui de narrer l'histoire d'une femme prisonnière d'une relation passionnée mais dans laquelle elle est réduite à ne faire partie que de l'arrière-plan de la vie de son amant. » [Cinémathèque française, Rétrospective John M. Stahl]. Évoquant l'actrice Irene Dunne, sublime interprète de Ray Schmidt, Antoine Sire note, pour sa part, ceci : « Pendant trente ans, elle demeure une back street wife, secrètement entretenue par un bourgeois marié (John Boles) qui tient à sa respectabilité. » [In : Hollywood, la Cité des femmes, Institut Lumière/Actes Sud] C'est qu'en effet, à la suite du double triomphe commercial, et du roman et du film, l'expression est devenu symbolique du sort de la « maîtresse cachée et dévouée. » Du coup, Irene Dunne (1898-1990) devint, pour un bon moment, l'actrice préférée des Américaines qui se sentirent plus proches d'elle que toutes les autres étoiles de l'époque - Joan Crawford, Bette Davis, Barbara Stanwyck... Elle fut, contrairement aux « furies » précitées, « une femme maltraitée par les hommes et par le destin, en fait même la championne d'une sorte de féminisme compassionnel, qui ne menace en rien l'ordre établi mais remplit les salles de spectacle. » [A. Sire, op. cité] John M. Stahl, poète du secret désespoir et de la fatalité, n'entrevoit nulle issue sur terre au drame des amants séparés. Le flash-back chimérique de l'épilogue le sous-entend. Ailleurs, peut-être, Walter et Ray seront enfin réunis : dans leurs rêves ou dans un Éden hypothétique.  

 

Bagdad Café (Out of Rosenheim) [1987 - E.-U., All., 95 min. C] R. Percy Adlon. Sc. P. et Eleonore Adlon, Christopher Doherty. Déc. Bernt Amadeus Capra, Byrnadette Di Santo, Christian Bachet. Ph. Bernd Heindl. Mus. Bob Telson, chanson Calling You interprétée par Jevetta Steele. Pr.  Percy et Eleonore Adlon. I. Marianne Sägebrecht (Jasmine Münchgstettner), CCH Pounder (Brenda), Jack Palance (Rudi Cox), Christine Kaufmann (Debby), Monica Calhoun (Phyllis, la fille de Brenda).

~ À la suite d'une violente brouille, un touriste bavarois largue son épouse au milieu du désert mojave en Californie. Jasmine (Sägebrecht), la femme outragée, poursuit sa route à pied et atterrit dans un motel lamentable, le Bagdad Café, situé au bord de la célèbre route 66. L'établissement est dirigé par Brenda (Pounder), une dame lasse et surmenée qui élève, seule et sans grand enthousiasme, ses enfants. Le café est fréquenté par des routiers et une fidèle clientèle de marginaux sympathiques comme une tatoueuse, un serveur indien, un campeur lanceur de boomerang et un ancien peintre-décorateur de cinéma (Jack Palance) pour lequel Jasmine éprouve une grande attirance.  Petit à petit, Jasmine va bouleverser l'existence de la communauté par ses qualités d'ordre, de propreté et d'harmonie et par ses talents de prestigiditatrice. Mais aussi par sa gaieté et sa délicatesse humaine. En retour, la vie de Jasmine va s'éclairer et se métamorphoser...

« Ouvrant son film par une série de plans obliques entrechoqués, Percy Adlon déstabilise le spectateur. Nous présentant en montage alterné le mal nommé Bagdad Café, le réalisateur allemand Percy Adlon (décédé au début de l'année 2024) nous plonge au cœur d'un ouragan qui a nom Brenda, sa vociférante gérante. Mais très vite, il dépêche Jasmine, l'énorme Bavaroise sans grâce, [...] vers ce lieu de désordre et de désolation », écrit Guy Bellinger. La grâce n'est sûrement pas dans l'apparence, mais dans le cœur de Jasmine, l'Allemande originaire de Rosenheim. Et cette grâce Percy Adlon réussit à la faire passer dans son film. Jasmine va transformer le Bagdad Café en joyauLe public hexagonal accorda un juste et triomphal accueil à cette œuvre pleine de fraîcheur et de générosité (plus de 2 M de spectateurs) accompagnée de l'illustrissime chanson interprétée par Jevetta Steele.  La générosité précisément, « c'est que toutes les singularités peuvent dialoguer. C'est une fable, l'artifice des couleurs est là pour le rappeler. Mais dans cette utopie, le cinéaste a mis une irrésistible conviction », notait Frédéric Strauss pour Télérama [25 juillet 2015]. Le film a reçu de nombreuses récompenses.

 

Baie du destin (La) (Wings of the Morning) [1937 - G.-B., 80 min. C] R. Harold D. Schuster. Sc. Tom Geraghty d'après Destiny Bay de Brian Oswald Donn-Byrne. Ph. Ray Rennahan, Jack Cardiff. Mus. Arthur Benjamin, Muir Mathieson ; John McCormack, ténor (chansons : "Believe Me, If All Those Endearing Young Charms" and "Killarney"). Mont. James B. Clark. Pr. Robert Kane/TCF. I. Annabella (Maria/Duchesse de Leyva), Henry Fonda (Kerry Gilfallen), Leslie Banks (Lord Clontarf), Stewart Rome (Valentine), Harry Tate (Paddy), Irene Vanbrugh (Maria vieille). 

~ Un noble irlandais (L. Banks) épouse une gitane (Annabella) et décède ensuite d'un malheureux accident équestre. Peu appréciée, la bohémienne est chassée par la famille. Elle retourne en Espagne. Cinquante ans plus tard, la Guerre civile la ramène en Irlande avec sa petite fille. Là, après diverses péripéties, elle s'éprend de Kerry (Henry Fonda), un cousin du propriétaire du domaine familial. Kerry entraîne son cheval pour le Derby d'Epsom. Celui-ci perd la course mais il voit aussi arriver le fiancé espagnol de Maria...

Le premier LM de l'ancien monteur de Murnau sur L'Aurore (1927), mais surtout le premier film britannique en Technicolor. C'est paradoxalement un bel hommage à l'Irlande et au célèbre John McCormack. On retrouve la merveilleuse Annabella dans sa période anglo-saxonne, peu concluante à vrai dire, hors le fait qu'elle s'unira avec Tyrone Power un an plus tard sur le tournage de Suez d'Allan Dwan. Ici, elle resplendit comme jamais, irradiant le film de bout en bout, soit comme gitane fougueuse, soit déguisée en garçon ou vêtue en séduisante femme du monde parée des plus belles robes. À ses côtés, on apprécie d'abord l'infortuné Leslie Banks, le fameux comte Zaroff de The Most Dangerous Game (1932) et un Henry Fonda encore débutant, mais possédant déjà une certaine force tranquille. C'est précisément sur ce tournage (à Denham) qu'il rencontrera sa deuxième épouse, Frances F. Seymour. Ils donneront d'ailleurs naissance à la comédienne Jane Fonda, peu après, à la fin de l'année 1937. 

 

Baisers volés [1968 - France, 92 min. C] R. François Truffaut. Sc. et dial. Claude de Givray, Bernard Revon, inspiré du Lys dans la vallée de Balzac. Mus. Antoine Duhamel. Chanson du générique : Que reste-t-il de nos amours ? (Charles Trenet). Ph. Denys Clerval. Scripte. Suzanne Schiffman. Mont. Agnès Guillemot. Prod. Truffaut, Marcel Berbert/Les Films du Carrosse, Les Artistes Associés. I. Jean-Pierre Léaud (Antoine Doinel), Claude Jade (Christine Darbon), Delphine Seyrig (Fabienne Tabard), Michael Lonsdale (Georges Tabard), Harry-Max (monsieur Henri), André Falcon (M. Blady), Daniel Ceccaldi (Lucien Darbon), Claire Duhamel (Mme Darbon). Prix Louis-Delluc 1968.

~ Troisième volet des aventures d'Antoine Doinel, alias Jean-Pierre Léaud, le héros de François Truffaut [Les Quatre Cents Coups, 1959 ; Antoine et Colette, 1962]. Doinel vient de quitter l'institution militaire et trouve un emploi de veilleur de nuit dans un hôtel, grâce au père de sa fiancée Christine (Claude Jade). Il est cependant rapidement licencié parce qu'il participe, malgré lui, à un constat d'adultère dûment établi par un détective privé, M. Blady (Falcon). Ce dernier l'engage alors dans son agence. Mais Doinel ne paraît guère doué pour les filatures. Le voici en mission chez un marchand de chaussures nommé Tabard (Lonsdale). Il tombe sous le charme de sa femme, Fabienne (Delphine Seyrig). Antoine Doinel croit revivre l'intrigue du roman Le Lys dans la vallée de feu-Honoré de Balzac. Fabienne, tout aussi grande lectrice que lui, le rappelle vite à la réalité : « J’ai lu Le Lys dans la vallée, dit-elle, je suis comme vous, je trouve que c’est très beau, mais vous oubliez une chose c’est que madame de Mortsauf aimait Félix de Vandenesse, ce n’est pas une belle histoire d’amour, c’est une histoire lamentable parce que finalement elle est morte de n’avoir pas pu partager cet amour avec lui… »

Le film fut tourné du 5 février au 28 mars 1968, au cours de l'affaire liée à la gestion de la Cinémathèque française et qu'on appela Langlois, du nom de son fondateur et directeur. Cette année-là, le ministre de la Culture, M. André Malraux, lequel avait mis d'importants moyens financiers à la disposition de M. Henri Langlois, lui reprocha de négliger l'administration et la gestion de l'institution, de laisser se détériorer des milliers de bobines de films et d'empêcher, en outre, aux chercheurs d'avoir accès au blockhaus où ils sont conservés. Le ministère de tutelle décide de le remplacer par M. Pierre Barbin, délégué général de l'Association française pour la diffusion du cinéma. Ce qui déclenche un flot de protestations dans le milieu du septième art. Aux côtés d'autres grandes personnalités (Chaplin, Orson Welles, Buñuel, Jean-Luc Godard, Resnais, Rivette...), Truffaut et ses deux principaux interprètes (Léaud et Claude Jade) s'engagent contre ce limogeage. Le réalisateur de Baisers volés devient le trésorier d'un Comité de défense de la Cinémathèque française. L'opposition politique au gouvernement s'émeut. Daniel Cohn-Bendit, alors encore inconnu, participe à une manifestation en faveur de Langlois, rue de Courcelles, où se trouve le siège de la Cinémathèque. Malraux fait marche arrière et Langlois est réintégré dans ses fonctions le 22 avril 1968. Nous sommes à la veille de la rébellion estudiantine du printemps de cette année-là. Baisers volés - le titre est inspiré d'une illustre chanson de Charles Trenet (« Bonheur fané, cheveux au vent, baisers volés, rêves mouvants ») - est donc dédié à la Cinémathèque de M. Langlois et débute par un plan tourné à l'extérieur de la salle de Chaillot. Remis de ce mauvais pas, Henri Langlois incite Truffaut à réaliser une suite à ce film : ce sera Domicile conjugal tourné en 1970. 

Deux ans après avoir tourné Fahrenheit 451 (1966), et alors que La Mariée était en noir sortira le 17 avril 1968, François Truffaut renoue donc avec son alter ego, le jeune Doinel alias Jean-Pierre Léaud. Il avait initialement voulu en faire un journaliste. Idée trop conventionnelle, trop littéraire à son goût. Et, subitement, une flammèche allume son cerveau : le dos d'un annuaire de téléphone affiche « Agence Dubly : Recherches, filatures, enquêtes. » Son Doinel sera détective privé. Il charge Claude de Givray et Bernard Revon de mener une enquête préalable au sein de l'agence précitée. Or, celle-ci est dirigée par un passionné de cinéma, Albert Duchenne. Voilà de quoi chatouiller les deux parties, n'est-ce pas ? Une idée géniale pour Baisers volés : comment établir un faux constat d'adultère ? Le film vous en dira suffisamment. Au-delà, et pour remplir leur mission jusqu'à son terme, Givray et Revon interrogent le personnel du Terrass Hôtel, au-dessus du cimetière de Montmartre, là où seize ans auparavant Truffaut avait rencontré Jean Genet, le « captif amoureux ». [In : A. de Baecque et S. Toubiana, François Truffaut, Biographies, Gallimard, NRF. 1996] Genet dont Truffaut se sentit proche, et l'on devine pourquoi. Genet qui, jadis, logea en cet hôtel. Truffaut trouva en lui ce père qui lui manquait. « Bazin (André) et Genet ont fait pour moi en trois semaines ce que mes parents n'ont jamais fait en quinze ans », dira-t-il. [In : R. Lachenay, Le Roman de François Truffaut, numéro spécial des Cahiers du cinéma, décembre 1984]. Plus concrètement, il lui fit découvrir des romans policiers qui l'inspireront certainement pour l'adaptation de William Irish ou David Goodis. Néanmoins, ce « père d'adoption » dut patienter plus d'une heure et demie à un rendez-vous fixé, en novembre 1964, et alors que l'écrivain voulut lui présenter Abdallah, à la recherche d'un emploi. [A. de Baecque, S. Toubiana, op. cité]. L'auteur des Nègres n'apprécia point. Truffaut perdit un ami. Où il est question de paternité à nouveau : Truffaut demande au patron de l'agence Dubly, Duchenne, de mener une enquête confidentielle au sujet de son père naturel. Celui qui avait séduit sa mère, Janine de Montferrand, et l'avait ensuite laissée en plan. Il apprend qu'il est Juif : François serait donc Juif. « Il s'est toujours senti Juif », dira-t-il bien plus tard dans un long entretien inédit avec Claude de Givray. [In : Entretien Truffaut/De Givray, juin 1984, archives des Films du Carrosse].  « Le jeune François, ignoré par sa mère, battu par les policiers, enfermé dans un centre de délinquance, était alors devenu, seul dans une salle obscure, le "Juif" de la famille Truffaut/Montferrand », écrivent Antoine de Baecque et Serge Toubiana. [op.cité]. Des semaines plus tard, à la fin août, cette mère, Janine de Montferrand, est terrassée par une cirrhose du foie. Une « drôle » d'année... Et, alors qu'autour de lui des générations nouvelles grondent contre un monde qu'ils jugent anachronique. Le film de Truffaut, avec une chanson au générique qui date de 1943, sonne bien curieusement et paradoxalement. On n'y perçoit pas la fureur du temps et nulle part les secousses du séisme intérieur qui secoue le cinéaste. Il faut débusquer la gravité du propos, quand elle existe, au-delà de la tonalité apparente faite de badinage et de joyeux anticonformisme. Le film s'ordonnance comme une suite de sketches. Il est vrai que Truffaut tourna dans un contexte militant. Les scènes sont réalisées dans une hâte apparente et dans un climat d'improvisation et de jeu, comme s'il s'agissait d'une forme de détente - savante tout de même - après la bagarre. En même temps, le film suit le schéma classique du roman d'apprentissage ou de la faillite sentimentale liée au complexe d'Œdipe. Le réalisateur expliquait les choses ainsi : « En vérité, dans Baisers volés, chaque spectateur amenait son sujet, pour les uns c'était l'Éducation sentimentale, pour les autres l'initiation, d'autres encore pensaient à des aventures picaresques. Chacun apportait ce qu'il voulait, mais il est vrai que c'était dedans. On avait bourré le film de toutes sortes de choses liées au thème que Balzac appelle "Un début dans la vie". » À vrai dire, le film avait de quoi décontenancer voire décevoir ceux qui attendait un brûlot. Certains s'en font l'écho. Projeté en avant-première au festival d'Avignon, un 14 août, dans la cour d'honneur du palais des Papes, Baisers volés suscite ce commentaire de Mathieu Galey dans Les Nouvelles littéraires : « Par quelle aberration a-t-on pu retenir ces Baisers volés pour clore le festival ? Un charmant divertissement désinvolte, avec une jolie nuance de mélancolie, quelque chose de léger, de facile, d'aimable, plein de clins d'œil à la culture, mais pas du tout à la Révolution. J'ai passé là deux heures charmantes parce que ma sensibilité est franchement réactionnaire, mais voilà qui n'aura pas plu du tout aux messieurs et aux demoiselles d'Avignon. Ils attendaient du Brecht, on leur offre du Marivaux... » [Les Nouvelles littéraires, 22 août 1968]. Il est vrai que l'année précédente, on leur avait offert La Chinoise de M. Jean-Luc Godard et... avec Jean-Pierre Léaud. Jacques Lourcelles émet, quant à lui, un avis qui se placerait dans le même esprit :  « À sa sortie en septembre 1968, note-t-il, le propos de Baisers volés allait à contre-courant et on attribua à Godard cette aimable appréciation sur le film de son ancien compagnon de la Nouvelle Vague : On a été baisés. On a été volés. » Pourtant, François Truffaut n'a jamais été autant fidèle à lui-même qu'ici : touchant, tendre, sincère. Même s'il faut aussi attribuer à Jean-Pierre Léaud la part qui lui revient : la troisième aventure d'Antoine Doinel se nourrit à présent de souvenirs et d'anecdotes issus de la vie du comédien lui-même. Truffaut n'en a rien modifié, laissant son personnage grandir afin d'en assurer sa pérennité et sa fraîcheur. Bien plus encore, il nous faut voir dans la révérence à Trenet et Balzac, celui du Lys dans la vallée, un commune expression d'amour idéalisé qui plonge ses racines dans une enfance rudoyée. Balzac qui avait lui-même vécu les cruautés d'une mère et les confiant à son amante, Evelyne Hanska, dix ans après la rédaction de ce roman, écrivait : « Je n'ai jamais eu de mère... Je ne t'ai jamais dévoilé cette plaie, elle était trop horrible, et il faut le voir pour le croire. » Et de raconter les épisodes d'une enfance ballottée. Le réalisateur avait certainement été bouleversé par les pages du roman, et notamment la lettre pathétique de Mme Henriette de Mortsauf sur son lit d'agonie, cette missive dernière qu'elle adresse à son amant, Félix de Vandenesse et dans laquelle on lit : « Vous souvenez-vous encore aujourd'hui de vos baisers ? Ils ont dominé ma vie, ils ont sillonné mon âme ; l'ardeur de votre sang a réveillé l'ardeur du mien ; votre jeunesse a pénétré ma jeunesse, vos désirs sont entrés dans mon cœur. [...] » L'auteur d'Eugénie Grandet avait même voulu écrire une page qu'il supprima ensuite, et dans laquelle la malheureuse comtesse s'écriait : « Mourir sans connaître l'amour ! » Baisers volés préfère nous entretenir de ce besoin d'amour dans une toute autre modulation. C'est sans doute cela qui toucha les spectateurs bien plus que le souvenir des banderoles rebelles du printemps 1968. La colère passée, l'humanité demeurait égale à elle-même. Baisers volés fut un réel succès public. En quatre mois d'exploitation à Paris, il obtint plus de 300 000 entrées.  

 

Bako, l'autre rive [1979 - France/Sénégal, 110 min. C] R. sc. et dial. Jacques Champreux. Ph. Jacques Ledoux, Maxime Debest. Mont. André Pavanture, Marie-Christine Rougerie, Diop Alassane. Mus. Lamine Konte. Pr. Orpham Prod. (Paris), Office de Radio-Télévision du Sénégal. I. Sidiki Bakaba (Boubacar), Cheikh Doukoure (Camara Lamine), Guillaume Correa (Timothée Bienvenue), Doura Mane (Le Passeur). Prix Jean-Vigo 1978. 

~ La misère qui sévit au Mali. Manque d'eau, de riz et de travail en ville. Contre l'avis de sa fiancée, Boubacar rejoint son frère à Paris afin de subvenir aux besoins de la famille. 

Bako signifie en bambara « l'autre rive ». Pour les habitants de la vallée du fleuve Sénégal, l'autre rive c'est la France. Ici, c'est l'histoire d'un trajet clandestin et tragique. Entre 1970 et 1977, on estimait à un millier le nombre de morts résultant de ces migrations aléatoires vers un pays plus clément. Un demi-siècle plus tard ou presque, le sujet demeure brûlant. Bako, l'autre rive signait hier l'inégalité criante et l'échec des relations Nord/Sud. Le monde n'a guère changé : il n'y a pas de quoi être fier. Un récit dépouillé, bien conduit et auréolé d'une grande beauté. « Bako, sans jamais faire appel aux facilités de la propagande, nous montre l'itinéraire complet du voyage impossible d'un jeune Malien vers la France. Ce voyage vers la lumière qui est (en fait) le voyage au bout de la nuit, les spectateurs le suivent avec un intérêt constant, une pitié grandissante et surtout un véritable effarement devant cette exploitation révoltante et imbécile de l'homme par l'homme.  Il reste à souhaiter que soit entendue la leçon de ce film sincère et captivant », écrivait le regretté Robert Chazal [France-Soir, 16 janvier 1979]. Le vœu était également partagé par Jacques Laval alias Loubala qui, après avoir souligné la force bouleversante du film, notait : « Je suis sorti accablé de cette projection. Elle me rappelait des souvenirs personnels, ce que je raconte au chapitre IX d'un livre, Un homme partagé, chez Julliard : « Un Sénégalais à Paris ». Mais en même temps j'étais ennobli, rempli de respect : des êtres purs existent. Dans un équilibre qui nous dépasse, perdus que nous sommes au milieu de désordres effroyables, seuls les innocents peuvent faire reculer le manteau des ténèbres. Cette espérance, qui sait : l'endroit d'une réalité dont l'envers nous fait peur, ne peut être dite qu'en tremblant. »

 

Bal (Le) (Ballando, ballando) [1983 - France, Italie, Algérie, 112 min. C] R. Ettore Scola. Sc. Ruggero Maccari, Jean-Claude Penchenat, Furio Scarpelli, E. Scola, d'après le spectacle du Théâtre du Campagnol. Ph. Ricardo Aronovitch. Mus. Vladimir Cosma (dir. mus. Armando Trovajoli). Mont. Raimondo Crociani. Déc. Luciano Ricceri. Cost. Ezo Altieri, Françoise Tournafond. Pr. Mohamed Lakhdar-Hamina, Giorgio Silvagni| Cinéproduction, Films A2, Massfilm, Ministère de la Culture (France). I. Étienne Guichard (le jeune professeur), Régis Bouquet (le patron de la salle), Francesco De Rosa (Toni, le serveur), Marc Berman (le collabo), Geneviève Rey-Penchenat (l'aristo), Rossana Di Lorenzo (la dame-pipi), Jean-François Perrier (le sacristain amoureux/l'officier allemand), Chantal Capron (le mannequin), Monica Scattini (la jeune fille myope), Christophe Allwright (le beau jeune homme de banlieue), Nani Noël (la fille de joie/la jeune juive). Ours d'argent du meilleur réalisateur au Festival de Berlin 1984. 

~ 1983. Une salle de bal. Au-dessus du bar, des photographies ont figé le passé. Un demi-siècle de danses depuis 1936 : le Front populaire, la Guerre, l'arrivée du jazz et du rockMai 68, le disco… Les couples silencieux se font et se défont au gré de l'histoire et de la musique. Toute l'action se déroule à l'intérieur de ce dancing semi-souterrain à Paris. Elle se compose d'un récit-cadre qui se déroule au présent et de sept rétrospectives qui décrivent chacune une période du 20e siècle. Chaque rétrospective se termine par un instantané qui fait la transition, grâce à la photographie correspondante au-dessus du bar, avec la rétrospective suivante. Ce sont toujours les mêmes acteurs/danseurs qui interviennent et qui représentent différents personnages.

Adaptation d'une pièce de Jean-Claude Penchenat, cofondateur en 1975 du Théâtre du Campagnol qu'Ettore Scola découvrit avec Jack Lang et qu'ils trouvèrent tous deux très proche de l'univers du cinéaste, dans sa façon d'appréhender les motifs du temps qui passe, de la solitude et des vicissitudes de l'histoire contemporaine. Scola eut d'ailleurs l'occasion de clarifier ses intentions quelques mois avant la sortie du film : « Dans Le Bal, dira-t-il, j'ai trouvé les trois thèmes qui me hantent, dont je rêve même lorsque je ne travaille pas. Le temps d'abord, le temps qui passe, c'est un thème qui m'extasie... Le temps c'est la chose la plus belle avec ses ruines, ses infarctus, ses espoirs évanouis, ses illusions qui meurent, et à chaque jour qui naît une illusion nouvelle... Ensuite, la solitude. Enfin, l'Histoire. Celle que vivent à petits gestes de petites gens. » [Danièle Heymann, Entretien pour L'Express, février 1983, « Ettore Scola : dansons le Campagnol »]

En second lieu, Le Bal offre de nombreuses similitudes avec l'œuvre du cinéaste : choix d'un huis clos - la salle de bal et ses toilettes -, comme le furent l'immeuble d'Une journée particulière, la terrasse romaine de La terrazza ou le restaurant de La cena ; choix d'une histoire se déroulant sur une période longue comme Nous nous sommes tant aimés ou La Famille ; caractérisation psychologique des personnages. « Ce souci que chaque personne à travers le temps conserve sa typologie, ses complexes, ses défaites, ses banalités, que chacun demeure fidèle à sa catégorie humaine. » [E. Scola] 

Conformément à ce souci, Ettore Scola a dessiné - au sens propre comme au sens figuré - des personnages nouveaux : la jeune fille myope jouée par Monica Scattini, le couple formé par Ginger et Fred, Madame Pipi... Afin également d'entretenir une continuité dans le récit qui risquait d'apparaître comme par trop éclaté : le film se découpant en sept époques distinctes. Ce qui entraîna naturellement un immense travail de reconstitution, en particulier pour le costumier Ezo Altieri. « 22 acteurs sur 7 époques différentes, cela fait 220 costumes. Comme il fallait adapter le costume de trois façons différentes, selon que l'acteur bouge, parle ou danse, cela fait environ 600 créations de costumes ou de retouches. » [E. Altieri, propos recueillis par Jean-Luc Barberi, « Costumes du Bal, "Made in Italy" », Films, n° 18, décembre 1983] Scola use aussi du flash afin de bien marquer les éléments vestimentaires et les gestuelles d'une époque en rupture avec les époques précédentes. Ces ruptures n'étant évidemment pas que formelles, mais témoignage d'une modification des us et des mentalités. 

Ce souci minutieux du détail, de la mimique, de la contenance s'explique voire se justifie d'autant plus que le film est sans paroles. Au-delà de l'extraordinaire prouesse formelle, il faut y déceler la pertinence de l'approche artistique : ces personnes qui tanguent et qui guinchent appartiennent au monde de ceux qui n'ont aucune prise sur les événements, qui en sont plutôt les victimes. Ils sont ballottés et la parole leur est confisquée. Ici, se rejoindre, s'enlacer, s'éloigner, rester assis, refuser une danse revêt un sens d'autant plus marqué que l'acte est silencieux. En même temps, les règles rituelles du bal populaire apparaissent constamment accordées aux temps qui courent. Les événements historiques - le Front populaire, La Guerre mondiale, Vichy, Mai 1968 - bien qu'extérieurs y pénètrent avec force. Un exemple parmi tant d'autres :  sur la piste de danse du Bal, on voit deux femmes danser ensemble. C'est qu'en signe de résistance, elles refusent de s'accoupler avec deux représentants de l'occupation, le militaire allemand et le collaborateur vichyste. Qui se retrouvent finalement à danser ensemble. Or, ce binôme offre un contraste grotesque, saisissant et significatif dans la mesure où l'officier allemand est très grand tandis que le milicien est très petit. Faut-il signaler une autre séquence très remarquée ? Nous choisirons - c'est personnel - celle du racisme et des relents de guerres coloniales des années 1950 ou la rossée vengeresse, administrée dans les toilettes, d'un molosse partisan de l'Algérie française à l'endroit d'un jeune Arabe qui s'est permis d'inviter à danser d'élégantes métropolitaines. Ici comme très souvent ailleurs, on retiendra l'art du bozzetto, exercé très tôt au Marc'Aurelio et continûment depuis par Ettore Scola. Une des formidables réussites du réalisateur de Nous nous sommes tant aimés.                                                                                                                          

 

Balkan Express [1983 - Yougoslavie, 105 min. C] R. Branko Baletić. Sc. Gordan Mihić. Ph. Vladislav Lasic. Mus. Zoran Simjanović. Mont. Vuksan Lukovac. Pr. Art Film, Inex Film (Belgrade). I. Dragan Nikolić (Popaj), Bora Todorović (Pik), Tanja Bošković (Lili), Bata Živojinović (Stojčić), Olivera Marković (la tante), Radko Polić (le capitaine Dietrich), Toma Zravdković (le chanteur), Branko Cvejić (Kostica). 

~ Le Balkan Express fut un train international de passagers - il a été créé durant la Première Guerre mondiale et remplaça l'Orient Express - qui circulait entre l'Europe centrale en passant par les Balkans jusqu'à Istanbul en Turquie. Une troupe de musiciens itinérants, spécialisés dans le vol et l'escroquerie, prend donc le nom de Balkan Express Band. Il est composé de quatre hommes et une femme (Lili). Nous sommes en 1941 et les nazis ont envahi la Yougoslavie. Les musiciens chapardeurs s'installent alors dans un appartement abandonné. Les militaires les en chassent. Deux membres du groupe disparaissent dans la nature. Ont-ils été tués ? Les deux autres échappent au recrutement pour le travail forcé. Ils retrouvent Lili dans un asile de nuit. Ils entrent dans un cabaret fréquenté par des officiers allemands qui maltraitent un chanteur d'orchestre afin qu'il interprète Lili Marlène. Un serveur poignarde l'un des officiers de la Wehrmacht et prend le maquis. Les trois rescapés du Balkan Express Band tentent de survivre comme ils peuvent, entre ruse et collaboration... 

L'unique film répandu du cinéaste monténégrin Branko Baletić, natif de Belgrade en 1946. Balkan Express n'a néanmoins jamais été distribué en France, semble-t-il. C'est incontestablement une œuvre caractéristique du renouveau du cinéma yougoslave - nous en parlons plus bas à propos de Baril de poudre réalisé par Goran Paskaljević en 1998. Balkan Express offre des particularités appréciables : un sens du rythme, un enracinement populaire authentique et un don humoristique et narratif digne de la meilleure comédie à l'italienne. Le message profond l'apparenterait tout de même à la veine littéraire d'un Jaroslav Hašek ou d'un Bohumil Hrabal en Tchéquie, d'un Frigyes Karinthy en Hongrie. Tôt ou tard, les habitants d'une nation opprimée, bons ou mauvais, courageux ou poltrons, conformistes ou marginaux, se retrouvent ensemble pour chasser l'occupant. Et souvent malgré eux-mêmes. Balkan Express défait l'imagerie d'Épinal de la Résistance propagée après-guerre. Un film injustement méconnu hors de son aire géographique.  

 

Ballade de Bruno (La) (Stroszek) [1977 - Allemagne (RFA), 115 min. C] R.Sc. Werner Herzog. Ph. Thomas Mauch. Mont. Beate Mainka-Jellinghaus. Mus. Chet Atkins, Percy Wenrich, Sonny Terry. Pr. ZDF, W. Herzog Filmproduktion. I. Bruno S. (Bruno Stroszek), Eva Mattes (Eva), Clemens Scheitz (Scheitz). 

~ Berlin. Bruno Stroszek, artiste marginal, est libéré de prison. Le gardien lui conseille de ne plus boire d'alcool afin de ne plus commettre de délits. Rien n'y fait : Bruno retourne au bar où il consommait autrefois. Il y retrouve Eva (Eva Mattes), une jeune prostituée qui essaie d'échapper aux griffes d'un proxénète brutal. Il l'héberge. À la vérité, Bruno est un musicien de rue à la vie simple et sans heurts. Mais il est à présent harcelé par le maquereau qui opprime Eva. Avec elle et son vieil ami Scheitz, ils cherchent à s'enfuir aux États-Unis...  

Élégie douce amère d'un bohème berlinois. Sorti de prison, il ne peut faire autre chose que de mener la même existence qu'autrefois. Il sympathise avec une prostituée éprise d'indépendance - jouée par Eva Mattes, la Lene de la chronique Deutschland, bleiche Mutter (1980) d'Helma Sanders-Brahms. Un vieillard musicien se joint à eux et les voilà nourrissant leur propre rêve américain. Ils s'embarquent pour le Wisconsin. « Après une phase d'euphorie atone, le grand capital se pointe dans le mobil-home payé à crédit pour réclamer son dû. C'est là que tout part à vau-l'eau. La prostituée se fait la malle, la dépanneuse tourne en rond avant que son moteur s'enflamme et le poulet qui danse multiplie les tours de piste sans plus jamais s'arrêter. [...] », écrit Benjamin Fauré. Une allégorie sur l'homme et l'animal se fait jour dans la seconde partie du film : ils seraient tributaires, selon Herzog, de leur environnement. L'autre allégorie ce sont les personnages du commissaire-priseur et du banquier, symbole du monde de l'économie et de la finance. « En racontant l'histoire de Bruno, interprété par Bruno S. (artiste qui a véritablement connu l'asile psychiatrique et que l'on rencontrait pour la première fois dans L'Énigme de Kaspar Hauser (1974), Werner Herzog couplerait presque les neurosciences avec l'anthropologie moderne. [...] Le film aboutit alors à un constat pessimiste et laisse tous ses animaux, Bruno compris, prisonniers d'une société qui les méprise et les moque. » [B. Fauré, Zoom arrière, Les Films de Werner Herzog, n° 8, 2024]

 

 Ballade du soldat (La) (Баллада o солдате) [1959 - U.R.S.S., 92 min. N&B] R. Grigori Tchoukhraï. Sc. Tchoukhraï et Valentin Ejov. Ph. Eva Savelieva et Vladimir Nikolaïev. Déc. Boris Nemetchek. Mus. Mikhaïl Ziv. Prod. Mosfilm. I. Vladimir Ivachov (Alexeï Skvortsov dit Aliocha), Janna Prokhorenko (Choura), Antonina Maksimova (la maman d'Aliocha), Nikolaï Krioutchkov (le général), Evgueni Ourbanski (Vassia, l'invalide), Elsa Lejdeï (l'épouse de Vassia, l'invalide). 

~ Le réalisateur ukrainien Grigori Naoumovitch Tchoukhraï (1921-2001) avait vécu dans sa chair les horreurs et les drames de la Seconde Guerre mondiale. Elle prit, dans le cadre soviétique, la forme d'une lutte patriotique à la suite de l'invasion allemande du 22 juin 1941 (Opération Barbarossa). Le cinéaste servira dans un régiment de parachutistes sur plusieurs fronts, et notamment à Stalingrad. Il sera décoré de la médaille pour la défense de cette ville et de celle de l'Ordre de la guerre patriotique. Dans Ciel pur (1961), il aura la grandeur de narrer l'histoire amère d'un aviateur qui, contrairement à lui, tombera injustement en disgrâce auprès du commandement militaire et du Parti communiste. S'agissant de La Ballade du soldat, l'humaniste Grigori Tchoukhraï déclarait ceci : « J'ai été soldat. C'est comme soldat que j'ai parcouru le chemin de Stalingrad à Vienne. En route, j'ai laissé beaucoup de camarades qui m'étaient chers. (...) Ce que nous avons voulu montrer, Valentin Ezhov et moi, ce n'est pas comment notre héros a fait la guerre, mais quelle sorte d'homme il était, pourquoi il s'est battu. Renonçant aux scènes de bataille (...) nous avons cherché un sujet qui flétrit la guerre. (...) Ce garçon (le jeune soldat Aliocha) pouvait devenir un bon père de famille, un mari affectueux, un ingénieur ou un savant, il pouvait cultiver le blé ou des jardins. La guerre ne l'a pas permis. Il n'est pas revenu. Combien d'autres ne sont pas revenus ! » [Grigori Tchoukhraï, propos reproduits dans Le cinéma russe et soviétique, L'Équerre, Centre Georges-Pompidou, 1981]. La Ballade du soldat est, par conséquent, l'un des films essentiels de la déstalinisation des esprits, tout comme l'aura été l'inoubliable Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov et Sergueï Ouroussevski, tourné deux ans plus tôt. Dans le film de Tchoukhraï, le héros traditionnel du cinéma soviétique n'est plus envisagé de l'extérieur, comme figure quintessenciée de l'idéologie monolithique au pouvoir. Il est perçu désormais de l'intérieur, dans ses moments de bravoure certainement mais aussi dans ses zones d'ombre et de fragilité. C'est précisément « parce qu'il a peur, en plein combat, qu'il est devenu un héros malgré lui et qu'il bénéficie de 24 heures de permission. Ce qui lui vaut, pendant son voyage devenu une odyssée, de rencontrer l'amour sous les traits d'une jeune fille embarquée clandestinement dans un train militaire. Mais la guerre tue les amours naissantes. Les deux jeunes gens seront définitivement séparés, et après avoir embrassé sa mère, le jeune soldat retournera au front pour y mourir. L'anecdote est simple, brève et brillamment contée dans un style émouvant. Un sentiment sincère : la haine de la guerre, une haine sans académisme ni complaisances douteuses », écrivait Roger Boussinot. (op. cité).  Tchoukhraï avait choisi des acteurs jeunes et sans expérience pour jouer les deux principaux rôles. Il eut entièrement raison : la fraîcheur d'esprit et la pureté des sentiments ne furent jamais mieux exprimées que par Vladimir Ivachov et Janna Prokhorenko.

 

Ballad of Jack and Rose (The) [2005 - E.-U., 112 min. C] R. Sc. Rebecca Miller. Ph. Ellen Kuras. Mus. Michael Rohatyn. Mont. Sabine Hoffmann. Déc. Mark Rycker. Cost. Jennifer von Mayrhauser. Pr. Lemore Sevan (Elevation Filmsworks, IFC Productions, Initial Entertainment Group). I. Camilla Belle (Rose Slavin), Daniel Day-Lewis (Jack Slavin), Catherine Keener (Kathleen), Paul Dano (Thaddius), Beau Bridges (Marty Rance, le promoteur), Ryan McDonald (Rodney), Jason Lee (Gray). Tournage :  21 juillet au 6 septembre 2003 sur l'Île-du-Prince-Édouard, au Canada, ainsi qu'à New Milford, aux États-Unis.

~ Jack Slavin (Day-Lewis), un veuf atteint d'une grave affection cardiaque, et sa fille Rose (C. Belle), âgée de seize ans, retournent vivre dans une île isolée au large de la côte est des États-Unis, dans les décombres d'une communauté hippie disparue. Au préalable, Jack en chasse à coups de fusil les ouvriers qui travaillent pour des promoteurs immobiliers qui veulent bâtir ici de nouvelles villas. « Des maisons en plastique. Une vraie épidémie qui défigure cette île comme une mauvaise acné », lance-t-il à sa fille. Leur projet semble communément choisi. En réalité, voulant « protéger » sa fille, Jack lui impose sa propre vision. Rose adore et admire son père. Aussi accepte-t-elle tout ce que Jack conçoit. Sa maladie incurable et les transformations de l'adolescence secouent autant Jack que sa fille. Ils les questionnent sur leur futur respectif. Rose manifeste le désir de suivre son père dans la mort : « Je me suiciderai quand mon père mourra », jette-t-elle à Rodney, l'un des fils de Kathleen. Cette Kathleen (C. Keener), une de ses anciennes amantes que Jack, angoissé, appelle à la rescousse et qui se pointe dans l'île avec ses deux fils - issus de deux pères différents - et ses bagages. Rose ressent d'emblée une forte antipathie à l'égard de Kathleen...

Rebecca Miller (née en 1962 à Roxbury [Connecticut]) est la fille du dramaturge Arthur Miller et de la photographe Inge Morath. D'abord peintre et sculptrice à Yale, elle s'oriente ensuite vers la scène théâtrale et devient bientôt actrice au cinéma. En 1989, elle apparaît aux côtés de Klaus Maria Brandauer dans un film réalisé par l'acteur autrichien lui-même, Georg Elser - Einer aus Deutschland qui relate le destin d'un célèbre antifasciste allemand, Georg Esler, qui tenta d'assassiner le Führer en novembre 1939. Elle travaille ensuite avec Mike Nichols (Regarding Henry, 1991), Carroll Ballard, Alan J. Pakula, Paul Mazursky, Alan Rudolph... Ses débuts comme réalisatrice date de 1995. Son premier LM, Angela (100 min.) décrit l'enfance compliquée d'une fillette de 10 ans, Angela (Miranda Stuart) et sa petite sœur au sein d'un couple de musiciens désillusionnés, dont la mère est sujette à des troubles cyclothymiques. Face à une telle situation, les deux filles se créent un univers imaginaire, constitué d'ésotérisme, de superstitions et de fantasmes, dans lequel prédomine la recherche du Bien et du Mal. The Ballad of Jack and Rose, son troisième film, se penche, cette fois-là, sur l'itinéraire d'une fille en fin d'adolescence. Et qui, de surcroît, affronte l'absence physique d'une mère et la présence très forte mais extrêmement menacée d'un père qui, à partir de sa propre expérience de la vie, cherche à préserver sa fille d'influences qu'il juge négatives. En s'éloignant de toute société, Jack s'imagine pouvoir résoudre les conflits auxquels chacun d'entre nous est confronté, ceux entre générations ou entre caractères, ceux attribuables aux désaccords philosophiques etc. À terme, tout au contraire, il les retrouve avec une force accrue. Confronté à sa propre disparition et au mûrissement de sa fille, Jack doit affronter une situation angoissante. L'arrivée de Kathleen montre à quel point les deux êtres s'étaient enfermés dans leur île autant psychologiquement que physiquement. Leur inadaptation aux autres est frappante. Si la description des personnages s'avère précise et nuancée, la force du film réside surtout dans le constat établi : « une double critique de la marginalité prise comme idéal, d'une part en ce qu'elle témoigne d'une contrainte imposée à tel personnage par un autre, d'autre part en ce qu'elle implique surtout un retour au passé et une régression. » [J. Lourcelles, op. cité] La conclusion du film tend à prouver que Rose ne parvient pas à s'en remettre. Il nous faut ici rendre hommage à l'interprétation des acteurs : Daniel Day-Lewis, toujours aussi prodigieux, et dont la réalisatrice fit connaissance au moment du tournage, en 1996, de The Crucible (La Chasse aux sorcières) de Nicholas Hytner d'après la pièce de son père. Ils s'épousèrent cette année-là et, déjà, Rebecca Miller voulut qu'il incarne ce personnage. Daniel Day-Lewis s'estima alors trop jeune. Ils patientèrent dix ans ou presque. Il serait injuste de ne pas rendre un hommage particulier également aux actrices : Camilla Belle (Rose), « sorte de jeune androgyne à la Anne-Marie Schwartzenbach [selon Lourcelles] » et Catherine Keener (Kathleen). 

B.O du film :

I Put a Spell on You, interprété par Creedence Clearwater Revival ;  Boots of Spanish Leather, interprété par Bob Dylan ; Sångbron, interprété par Träd Gräs och Stenar ; Shooting Star, interprété par Bob Dylan ; Busted Bicycle, interprété par Leo Kottke ;  I Put a Spell on You, interprété par Nina Simone ; Brady Bunch Theme, composé par Frank De Vol et Sherwood Schwartz ; Klangbron, interprété par Träd Gräs och Stenar Chrisboogie, interprété par Träd Gräs och Stenar ; Hate-Fueled Man, interprété par Brian Tichy ; Broken Wings, interprété par John Mayall ; Coolidge Rising, interprété par Leo Kottke ; One More Cup of Coffee, interprété par Bob Dylan ; Promise Me, interprété par Courtney Saunders.

 

Bande à part [1964 - France, 95 min. N&B] R. Sc. Dial. Jean-Luc Godard, d'après le roman de Dolores Hitchens (Fool's Gold). Ph. Raoul Coutard. Mus. Michel Legrand. Mont. Agnès Guillemot. Mixage. Antoine Bonfanti. Script. Suzanne Schiffmann. Prod. Anouchka Films, Orsay Films (Paris) / Godard, Claude Ganz. I. Anna Karina (Odile Monod), Claude Brasseur (Arthur Rimbaud), Sami Frey (Franz), Louisa Colpeyn (Victoria), Danièle Girard (le professeur d'anglais), Georges Staquet (Roger). 

~ Deux jeunes hommes (Brasseur, Frey), imbibés de séries noires, font la connaissance d'Odile (Anna Karina) dans un cours d'anglais. Cette dernière travaille au pair chez une vieille dame qui dissimule une fortune dans sa villa des bords de Marne. Arthur et Franz conspirent avec Odile pour s'en emparer. L'aventure tourne au tragique : l'aïeule meurt étouffée et Arthur est abattu... Franz et Odile s'embarquent alors pour l'Amérique du Sud.

Ce n'est pas tant l'histoire ou la narration qui retiendront l'attention ici. Godard tient surtout à décrire des personnages qui font bande à part. La spontanéité de l'interprétation, sa joyeuseté, son humour mais aussi sa gravité diffuse en font le prix : « [...] cette comédie burlesque, où l'on esquisse trois pas de danse, où l'on respecte une vraie minute de silence, est aussi un film mélancolique sur l'amour et la mort. » (Cl. Bouniq-Mercier, op. cité) Les protagonistes de cette histoire sont certainement plus droits avec eux-mêmes que la plupart d'entre nous. Godard en parlait ainsi : « Ce sont des gens réels, et c'est le monde qui fait bande à part, c'est le monde qui se fait du cinéma, qui n'est pas synchrone. »  

 

Bandera (La) [1935 - France, 98 min. N&B] R. Julien Duvivier. Sc. dial. J. Duvivier, Charles Spaak d'après Pierre Mac Orlan. Ph. Jules Krüger, Marc Fossard. Mus. Jean Wiener, Roland Manuel. Mont. M. Poncin. Pr. SNC. Jean Gabin (Pierre Gilieth), Annabella (Aïcha la Slaoui), Margo Lion (Planche-à-Pain), Viviane Romance (la fille de Barcelone), Robert Le Vigan (Franando Lucas), Pierre Renoir (capitaine Weller), Aimos (Marcel Mulot), Gaston Modot (soldat Muller). 

~ Pour avoir commis un meurtre, Pierre Gilieth (Gabin) s'engage dans la Légion espagnole afin de faire table rase de son passé. Il est retrouvé par Lucas, un délateur alléché par la prime que les parents de la victime lui promettent. Les deux hommes apprennent pourtant à se connaître et une estime réciproque commence à se faire jour...

À la source du film, il y a un roman - publié en 1931 - et un auteur, Pierre Mac Orlan (1882-1970). L'œuvre mouvante, angoissée, hantée de l'auteur du Quai des Brumes que Carné mettra en scène trois ans plus tard, mérite d'être reconnue à sa juste place. Louis Ferdinand Destouches, alias Céline, qui admettait si difficilement le talent de ses pairs, dira : « Mac Orlan avait tout prévu, tout mis en musique, trente ans à l'avance. » Ce pressentiment inquiet du devenir, plus intuitif que prémédité, et auquel on accola l'étiquette de "fantastique social", devait, tôt ou tard, recouper le sentier du "réalisme poétique" au cinéma. Du reste, les personnages du romancier sont à l'image même du romancier. Ils camouflent leur véritable identité, s'en reconstruisent une ou plusieurs autres, toutes de nature à brouiller les pistes. La Bandera est ainsi fait : qui sont donc Pierre Gilieth (J. Gabin) ou son persécuteur, Fernando Lucas (R. Le Vigan) ? Quant au romancier, il s'appliqua lui-même à effacer les signes de ses jeunes années pour se construire une biographie légendaire, gommant également son nom de famille (Dumarchey) , « au profit d'une personnalité littéraire au nom fantaisiste dont le passé coïncidait merveilleusement avec son œuvre. » [B. Baritaud) Duvivier trouva dans le roman de Mac Orlan matière à exprimer sa vision pessimiste de l'humanité. De ses  périodes traversées avec incertitude et pauvreté - à la fin des années 1900 - l'auteur en conserve également la trace. Tel Mac Orlan à ce moment-là, il faut imaginer, en Pierre Gilieth, « une existence médiocre, inquiète, dominée par des préoccupations de survie, des mois à la fois fébriles (l'obsession de manger) et désœuvrés. » [B. Baritaud, Pierre Mac Orlan, sa vie, son temps, Librairie Droz, 1992] Toutefois, le récit n'est pas le simple fruit d'une imagination fertile. Mac Orlan avait pour méthode d'effectuer des reportages préparatoires à ses romans. La Bandera avait été précédée par une enquête conduite en Espagne, au Maroc et en Algérie (Légionnaires1930). Au passage, si l'œuvre s'inscrivait dans un contexte colonial, pouvait-on l'incriminer, comme ce fut le cas plus tard, pour cette seule raison ? La force du film (et du roman) transfigure le décor. Soyons honnêtes, tout de même, La Bandera de Mac Orlan n'est pas une exclusivité. « Des existences éperdues et sans joie qui s'achèvent dans les dunes du Sahara, on en rencontre dans bien des œuvres de Mac Orlan », écrit France Marie Frémeaux [In : Dictionnaire des orientalistes de langue française, sous la dir. de F. Pouillon, Karthala, 2008]. Le fait ne se discute point... et de légionnaires, il en est souvent question : Le Camp Domineau (1937) ou Carrefour des trois couteaux (1940) pour ne citer qu'eux. Au-delà,  c'est un événement plus déterminant qui explique La BanderaLe roman est inspiré par le malheur d'un frère, Jean Dumarchey en l'occurrence. L'écrivain n'avait-il pas confié, en secret, que ce fut, à la suite d'un meurtre, que ce dernier incorpora la Légion étrangère ? Pierre Gilieth s'est, quant à lui, engagé dans la Légion espagnole après avoir commis un assassinat à Rouen, rue Saint-Romain (ndlr : dans le film, ce sera Paris, rue Saint-Vincent). « Il meurt au combat, pleuré par une jeune prostituée, Lalla Aïcha, "fille de la douceur". On est en 1928, le Rif s'est embrasé. » (F. M. Frémeaux) Fondamentalement, il ne faut appréhender dans cet acte nul héroïsme, nulle morale.  « Quand j'aurai l'uniforme sur le dos, je serai tranquille », dit Gilieth. Mac Orlan traduit : « Il se cramponnait à cette idée comme un naufragé à une bouée. L'uniforme de la Légion devait le protéger contre lui-même et contre les autres. » Puis, il termine le chapitre IV ainsi :  « Il s'endormit dans le calme, tel qu'il était un an plus tôt quand il dominait son petit peuple de filles et de malfaiteurs. » L'équivoque est totale : Qui est donc Pierre Gilieth ?  Jean Gabin aima La Bandera. Il rêvait, dès lors, d'incarner Pierre Gilieth à l'écran. Sur le tournage de Maria Chapdelainel'année précédente, il découvrit une identique passion chez Julien Duvivier. Ainsi, le projet s'ébaucha et finit par devenir réalité. La Bandera symbolisera, pour les deux hommes, le début d'ambitions artistiques plus grandes. L'adaptation s'avérait pourtant coûteuse : la plus large partie du roman se déroulait effectivement dans l'ex-zone espagnole du Maroc. Des figurants seront d'ailleurs prêtés par l'armée espagnole du général Franco. À sa sortie, le film comportera même une dédicace au général. Toutefois, celle-ci sera prudemment retirée lorsque s'enclenchera la Guerre civile. 

Pour transcrire le roman à l'écran, Julien Duvivier et Charles Spaak tiennent à associer l'écrivain. Mac Orlan précisera :  « Entre le roman et le film, la différence n'est pas grande. » Oui et non, dirions-nous. Le film sera prioritairement envisagé du point de vue de Gilieth/Jean Gabin : cela nous prive d'évaluer, avec plus d'exactitude psychologique, la rivalité amoureuse des adversaires  Gilieth/Lucas (Gabin/Le Vigan) autour de la belle marocaine Aïcha (Annabella). C'est sans doute logique puisque Duvivier écourte le roman. La conclusion du film est nettement romantique : Lucas, seul survivant, réplique, à l'appel des noms des sacrifiés de La Bandera : "Mort à l'ennemi !", en ajoutant que Gilieth vient d'être nommé caporal au champ d'honneur. Le public ne verra donc pas Lucas, démis de ses fonctions de policier, se marier, se faire appeler du nom de son ennemi puis de celui de  Juan Moratin, réintégrer la Légion afin d'y revoir une Aïcha enlaidie et méconnaissable, ayant pratiquement oublié qui fut Pierre Gilieth. Voilà pourtant la partie la plus bouleversante du roman, en tous cas la plus apte à nous introduire dans cette matière instable qu'est le monde de Mac Orlan.  Julien Duvivier, cinéaste des faux-semblants et du mensonge, y aurait trouvé, à son tour, une substance nettement plus riche et plus révélatrice. Tel quel, La Bandera fascine tout de même. Duvivier brille dans les scènes d'intérieur, là où il peut le mieux dévoiler la nature impénétrable de ses personnages qui, pour fuir un passé qui les condamne, l'enfouissent dans une captivité qui leur assure une immunité provisoire. « Ainsi, vous êtes de la police. Si j'avais connu votre identité plus tôt, je vous aurai rayé de l'effectif. Des gens comme vous n'ont rien à faire chez nous. Nos hommes méritent qu'on les oublie », lâche Weller, l'officier borgne au front balafré (P. Renoir), lorsqu'il découvre, au moment d'expirer, l'identité réelle de Lucas. La performance artistique - Annabella exceptée - est, au demeurant, étourdissante. Les acteurs y sont à leur place. La Bandera est devenu mythe grâce aux prestations habitées d'un Gabin, d'un Le Vigan voire d'un Pierre Renoir.

- Dans le romanil est rappelé que la Légion étrangère espagnole, créée par un décret royal datant de 1920, est divisée en huit unités formant corps. On les nomme banderasdu mot bannière. "Elles possèdent chacune des fanions magnifiques qui correspondent à leur nom." Mac Orlan ne s'éloigne pas de la réalité : il fait diriger cette légion par son premier commandant authentique, l'officier franquiste José Millán-Astray (1879-1954) qui, durant la guerre dans le Rif, en 1921, sera grièvement blessé, perdra l'œil droit et sera amputé du bras gauche. L'auteur écrit : "Aussi, la silhouette maigre et énergique de Millán-Astray est-elle inoubliable. Tels étaient peints, par Vélasquez, les grands capitaines castillans à l'époque où l'infanterie espagnole était la plus célèbre du monde." Dans le capitaine Weller, joué par Pierre Renoir, on ne doit pas penser à Millán-Astray bien sûr... mais, à cette frénésie guerrière qui se moque de la vie. S'il n'y a chez les légionnaires mis en scène par Duvivier, nulle idéologie, en revanche, leur détermination nihiliste coïncide, dans l'action, avec le cri de ralliement fasciste Viva la Muerte ! dont Millán-Astray fut d'ailleurs l'auteur. 

- Pour incarner Aïcha, on comptait initialement sur Tela-Tchaï, une danseuse qui cachetonnait dans des figurations exotiques. La production changea d'avis : on voulut faire appel à une artiste de renom. Annabella, alias Suzanne Charpentier (1907-1996), qui s'était merveilleusement illustrée dans Le Million (1931) et Quatorze Juille(1933) - elle était née un 14 juillet ! - de René Clair, mais surtout dans le poétique Marie, légende hongroise (1932), film de Paul Fejos, fut alors pressentie. Elle était pourtant en convalescence auprès de sa famille au Pilat, près d'Arcachon (Gironde). Un accident survenu sur le tournage de Variétés de Nicolas Farkas, où elle jouait avec Gabin, l'avait immobilisée. Elle accepta la proposition par amitié pour l'acteur du Quai des Brumes Son talent n'est nullement en cause, loin s'en faut... mais le rôle d'une femme au passé obscur ne lui convenait sûrement pas. 

- Il serait intéressant de comparer la destinée personnelle, au cours de la période avant l'Occupation et pendant l'Occupation, de quelques-uns des artistes de La Bandera : entre un Robert Le Vigan (1900-1972), collaborationniste et propagandiste antisémite, frappé à la Libération de dégradation nationale, ou un Aimos, tué par les troupes allemandes lors de l'Insurrection de Paris (20/08/1944), en passant par Jean Gabin, servant dans un régiment blindé FFI. S'agissant de Le Vigan, Duvivier, aux côtés de Louis Jouvet et du couple Barrault-Renaud, essaya de le sauver en déclarant à la Cour de justice de la Seine : "Je ne puis dire que je le considère comme un homme parfaitement normal. Il est susceptible de subir des entraînements que rien de censé ne peut justifier." Son amitié indéfectible et coupable pour Céline constitue-t-elle un de ces "entraînements" inexplicables ? Lire, entre autres, de cet écrivain, D'un château l'autre (1957) qui relate leur fuite à Sigmaringen en 1944. Dans ces périodes troubles et troublées, l'écran français ne fut donc ni tout à fait blanc, ni tout à fait noir. Ce fut néanmoins une des époques les plus ineffaçables de notre cinéma.

 

Bandit (Le) (The Naked Dawn) [1955 - États-Unis, 82 min. C] R. Edgar G. Ulmer. Assistant réal. Raoul Pagel. Sc. Julian Zimet (Nina et Herman Schneider). Ph. Frederick Gately. Dir. art. Martin Lencer. Déc. Harry Reif. Mus. Herschel Burke Gilbert. Mont. Dan Milner. Script girl. Shirley Ulmer. Pr. James O. Radford pour Universal Int. I. Arthur Kennedy (Santiago), Betta St. John (María Lopez), Eugene Iglesias (Manuel Lopez), Roy Engel (Guntz), Charlita (Tita), Tony Martinez (Vicente), Francis McDonald (Chef de gare).

~ Deux bandits, Santiago (A. Kennedy) et Vicente (T. Martinez) se saisissent de caisses de montres-bracelets dans un train en gare de Matamoros. Vicente est atteint par la cartouche d'un garde-voie. Santiago l'assomme et fuit avec son complice. Ce dernier agonise et Santiago demeure à ses côtés jusqu'à ce qu'il expire, lui racontant les merveilles de l'au-delà. Après avoir enterré son ami, Santiago poursuit sa route en prenant soin de cacher son butin. Il découvre au creux d'une vallée une jeune femme d'origine indienne (Betta St. John) qui s'approvisionne en eau. Elle le conduit vers une ferme qu'elle partage avec son époux, Manuel (Eugene Iglesias). Santiago paie celui-ci afin qu'il le conduise en camion vers la ville voisine de Matamoros, où il lui faut remettre son chargement de montres volées à Guntz (Roy Engel), l'organisateur du larcin...

Qui donc est Edgar George Ulmer (1904-1972) ? L'interrogation signale combien la vie de ce réalisateur, né à Olmütz en Moravie, n'est guère facile à raconter, l'intéressé s'étant toujours ingénié à brouiller les pistes. Ce « mystère » Ulmer s'attache d'ailleurs aux personnages de ses films, comme à ses films du reste. Pour autant, il est certain qu'il participe aux côtés de Robert Siodmak à la réalisation de Menschen am Sonntag (1930) qui réunit une équipe de futurs « proscrits » du régime nazi : Curt Siodmak, Fred Zinnemann, Billy Wilder et le photographe Eugen Schüfftan. Un essai de « cinéma-vérité » qui contraste avec le Berlin, Symphonie d'une grande ville (1927) de Walter Ruttmann. Le film dirigé par Siodmak montre un Berlin ensoleillé où il fait bon vivre. On se dit a posteriori que ce sont les dernières heures de liberté et de gaieté avant la « tornade ». Aux États-Unis, son premier film marquant, The Black Cat (1934) réunit deux « monstres » Boris Karloff (celui de Frankenstein) et Béla Lugosi (le comte Dracula). Lugosi y torture Karloff enchaîné à une sorte de croix. Une œuvre fort captivante par ses recherches formelles. Fait incontournable : Ulmer a une liaison avec la compagne de Max Alexander, le neveu et proche collaborateur de Carl Laemmle, le patron de l'Universal qui produit le film. Shirley Kassler deviendra certes Mme Ulmer, mais Edgar George, de son côté, deviendra persona non grata pour les grands studios hollywoodiens. Ainsi, débute une période d'instabilité chronique pour le cinéaste d'origine austro-hongroise. Le voici œuvrant d'un petit studio à l'autre, tournant dans une langue ou une autre. Ce sera la période des films dits des minorités. Michael Henry Wilson note : « C'est aussi l'époque où ce juif errant retrouve son propre héritage. Il doit apprendre le yiddish du jour au lendemain pour pouvoir tourner un trio de films dépeignant la vie dans les shtetls est-européens au XIXe siècle : Grine Felder (1937) ; Yankel der Schmid (1938) ; Fischke der Krume (1939) », auxquels il faut ajouter Amerikaner Schadchen en 1940. Un an auparavant, il avait réalisé Moon over Harlem avec des comédiens afro-américains. Ulmer se fait un fervent défenseur du New Deal et, avec ses drames ethniques, l'exilé devient le porte-voix des laissés-pour-compte et des minorités opprimés. Il survit avec des CM sur la prévention des maladies avant qu'il puisse travailler, à partir de 1942, pour la PRC (Producers Releasing Corporation),  « l'un des studios les plus fauchés de Gower Gulch. On lui laisse la bride sur le cou tant qu'il peut tourner ses films en quelques jours et pour une bouchée de pain. » (M. Henry Wilson) Avec de pareilles conditions, Ulmer donne, par exemple, Bluebard (1944), un film fascinant qui reconstitue les nuits d'un Paris du XIXe siècle hanté par un marionnettiste assassin, et surtout Détour (1945), un des plus grands films noirs. Peter Bogdanovich affirmera que « personne n'a jamais fait des films plus rapidement ou avec moins d'argent qu'Edgar Ulmer. Ce qu'il a su faire avec rien - y compris sans scénario - demeure une véritable leçon pour les metteurs en scène qui se plaignent des limites de budget ou des jours de tournage. Qu'Ulmer ait pu en même temps imposer un véritable style artistique et une vraie personnalité avec les moyens si souvent faibles mis à sa disposition est un miracle. » [P. Bogdanovich, King of the Bs de Todd McCarthy et Ch. Flynn, E.P. Dutton, NY, 1975] Et de citer Le Bandit parmi d'autres réalisations d'Ulmer. Ce qui conduira Henry Wilson à ce constat : « [...] pour un artiste rebelle, le dénuement peut être, parfois, une bénédiction. Bon gré, mal gré, Ulmer devint le premier cinéaste « underground », apprenant à bricoler des films hautement personnels dans les limites de sujets imposés et de budgets dérisoires. C'est grâce à ces contraintes, souvent insensées, que s'élabora sa calligraphie minimaliste. Et que lui revint la couronne de « King of the Bs », de roi de la série B. » [M. Henry Wilson, À la porte du paradis, Armand Colin, 2014]  

Le Bandit n'a rien d'un western habituel, un de ces films de l'Ouest cher à la Universal. Et dès l'introduction. On ne vole pas de l'or ou des billets de banque mais des montres-bracelets. L'organisateur du coup est en fait un inspecteur des douanes corrompu (Guntz joué par Roy Engel). Au fond, les deux « bandits » (Arthur Kennedy, Tony Martinez) - le titre français prendrait alors une connotation ironique - ne seraient que des exécutants commissionnés par un fonctionnaire véreux. La fin du film tend d'ailleurs à le confirmer : pour en finir avec Santiago et Manuel, Guntz s'entoure de deux hommes de main. Santiago se comporte avec son « complice », mortellement touché, comme s'il s'agissait d'un compagnon d'infortune. Il demeure à ses côtés jusqu'au bout et endosse le rôle de prêtre et de fossoyeur. La rencontre avec  María (Betta St. John) surprend beaucoup encore : il manifeste son empathie lorsqu'elle lui raconte son propre malheur et son désir de vivre avec un homme qui, contrairement à Manuel, la respecte. De bout en bout, le « bandit » est le plus sage, et ce sont María et surtout Manuel  qui doivent apprendre. Du reste, María dit à son époux que c'est ce « bandit » qui est un homme et non lui. Tout Ulmer se trouve peut-être résumé dans ce faux-western aux allures de conte moral, riche d'une méditation en plusieurs dimensions. Qui dit conte dit évidemment brièveté et économie dramatique. Aussi, ne doit-on pas être surpris que le début du film ait une frappante similitude avec son épilogue. La mort de Santiago est annoncée à travers celle de Vicente. Il s'éteint au pied d'une croix faite de deux branches d'arbre et réentend les mots qu'il prononça pour Vicente agonisant. Shirley Ulmer, script girl sur le film, confiera au sujet de son mari : « Il cherchait toujours une morale même dans ses films les plus fauchés ou ceux qui passaient pour insignifiants. [...] La sympathie d'Edgar allait aux hors-la-loi, aux fugitifs, à ceux qui sont traqués, quelle qu'en soit la raison. [...] J'aime la réplique dans The Naked Dawn où l'on dit du bandit qu'il est comme un prêtre. » [Entretien avec M. Henry Wilson, Edgar G. Ulmer, Beyond the Boundary, 1996] 

 

Barattage (Le) (Manthan) [1976 - Inde, 134 min. C] R. Shyam Benegal. Sc. Vijay Tendulkar, Verghese Kurien. Ph. Govind Nihalani. Mont. Bhanudas Divakar. Mus. Vanraj Bhatia. Pr. Gujarat Cooperative Milk Manufacturer's Federation. I. Girish Karnad (Dr Rao), Smita Patil (Bindu), Naseeruddin Shah (Bhola), Sadhu Meher (Mahapatra), Amrish Puri (Mishra). 

~ Le Dr Manohar Rao, un jeune vétérinaire, accompagné de son équipe se rend dans un village du district de Kheda (Gujarat). Ce village est habité par des paysans extrêmement pauvres dont l'activité semble être l'élevage du bétail et la production de lait. Ils vendent ce lait à Mishra, un gros propriétaire local qui les rémunère très mal. Le Dr Rao et ses collègues viennent justement ici pour créer une coopérative laitière, propriété collective gérée par les ruraux eux-mêmes. Cependant, ils se heurtent d'emblée à l'animosité des chefs de clans et à la méfiance des paysans. Ainsi de Bhola, le représentant de la communauté Harijan (ou Dalit, intouchables) qui nourrit à l'égard du Sarpanch, une caste supérieure, un profond ressentiment. Les villageoises s'organisent en revanche sous l'impulsion de Bindu (Smita Patil), une jeune femme énergique, mère d'un enfant et dont le mari s'est séparé...

Shyam Benegal, décédé en décembre 2024, a réalisé plus de soixante-cinq films - longs métrages de fiction et documentaires - et a également travaillé pour la télévision. C'est un artisan aux dons multiples et ce fut, sans nul doute, le plus grand réalisateur indien de son temps. Sa filmographie reste méconnue hélas. Il fut le pionnier du nouveau cinéma indien ou cinéma parallèle. Dès son premier LM de fiction, Ankur (1974), il manifeste son empathie pour les personnages les plus défavorisés. Manthan est le troisième film du cinéaste. Shyam Benegal a également dénoncé le sort des femmes en son pays : Nishant (1975), son œuvre précédente, relate l'histoire d'une institutrice, enlevée et collectivement violée par quatre zamindars (seigneurs féodaux), affrontant le refus des autorités d'écouter ne serait-ce que sa détresse. Au cours des années 1990, Shyam Benegal réalisera une trilogie sur les femmes musulmanes indiennes avec Mammo (1994), Sardari Begum (1996) et Zubeidaa (2001), lequel lui gagnera le public bollywoodien. 

Le mot manthan signifie barattage. Cependant, si l'on veut saisir le film, on doit y inclure d'autres notions, celle de contemplation profonde, de brassage des faits ou d'analyse quêtant une résolution des difficultés. Le sujet est austère - la création d'une coopérative laitière en milieu rural -, mais le talent voire le génie de Benegal est de le rendre vivant et passionnant. Ce film social très vibrant fut produit par les intéressés eux-mêmes, des centaines de milliers d'agriculteurs. Il s'inspire du mouvement coopératif laitier pionnier de Verghese Kurien (1921-2012) qu'on appela « Révolution blanche » au cours des années 1970. Plus exactement, le film fait plutôt référence aux initiatives hardies de Tribhuvandas Patel (1903-1994), militant indépendantiste, disciple du Mahatma Gandhi, qui ouvrit la voie à ce type d'expérience à Amul puis à Anand dans l'État du Gujarat en 1946. Le film eut un succès immense. Et sans doute, par son impact, joua-t-il un rôle dans le triomphe de la « Révolution blanche ». L'Inde qui, jadis était déficitaire en lait, devint le premier producteur au monde en 1998. En 30 ans, la quantité de lait par habitant avait doublé. 

 

Barbara [2012 - Allemagne, 105 min. C] R. Sc. et dial. Christian Petzold. Ph. Hans Fromm. Son. Andreas Mücke-Niesytka. Mont. Bettina Böhler. Déc. K.D. Grüber. Cost. Anette Guther. Mus. Stefan Will. Pr. Schramm Film Koerner & Weber, ZDF, Arte. I. Nina Hoss (Barbara Wolff), Ronald Zehrfeld (André), Rainer Bock (Klaus Schülz), Christina Hecke (Schulze, l'interne), Claudia Geisler (Schlösser, l'infirmière en chef), Mark Waschke (Jörg), Rosa Enskat (la concierge), Jasha Fritzi Bauer (Stella), Jannik Schümann (Mario). Ours d'argent du meilleur réalisateur au Festival de Berlin 2012.  

République démocratique Allemande (R.D.A.), 1980. Ayant déposé une demande de visa pour la R.F.A. (République fédérale d'Allemagne), le docteur Barbara Wolff (N. Hoss), chirurgienne-pédiatre à Berlin-Est, est suspectée de vouloir émigrer définitivement. Par mesure de rétorsion, le régime « communiste » la mute vers un hôpital de province, au bord de la mer Baltique. Barbara demeure donc méfiante, car elle se sait étroitement surveillée par l'implacable Stasi, la police politique du gouvernement. Distante avec son chef de service, André (R. Zehrfeld) - il rédige des rapports à destination des autorités -, Barbara finit pourtant par lier un peu mieux connaissance avec lui. Elle se prend de sympathie pour une jeune fille (J. Fritzi Bauer), évadée d'un camp de redressement et soignée pour une méningite.  Barbara retrouve en forêt son amant (M. Waschke) qui lui transmet de l'argent et organise son évasion...

Dès Contrôle d'identité (Die innere Sicherheit, littéralement la sécurité intérieure) [2000], son premier LM au cinéma, Christian Petzold s'est imposé comme l'observateur attentif et nuancé de l'histoire contemporaine allemande. Il en élucide les dilemmes et les impasses. Adolf Hitler et le national-socialisme défaits, le peuple allemand, en plein désarroi, n'a guère eu le temps de mûrir une voie raisonnable (en avait-il les moyens, du reste ?) ; d'autres ont choisi à sa place. C'est-à-dire, les vainqueurs de l'après-guerre : les États-Unis et la Grande-Bretagne d'une part ; l'Union soviétique de Staline d'autre part. Aussi, d'un côté - à l'Est -, comme de l'autre - à l'Ouest -, le schéma imposé était celui du bipolarisme idéologique. Ce schéma a conduit à la division arbitraire de l'Allemagne. Dans ce cadre contraint, le rejet de la différence politique fut instrumentalisé et institutionnalisé, au mépris des opinions et des aspirations populaires, celles, surtout, des jeunes générations. Aussi, identifie-t-on, tout au long des films de Christian Petzold, des récits de fuites, de retours, de frontières et de recherches inlassables d'êtres aimés ou chéris, dans lesquels l'étrange ambiguïté des relations humaines y est soulignée.  Yella (2007), évoque l'échappée vers l'Ouest d'une épouse (Nina Hoss) brutalisée par un homme possessif, tandis que Phoenix (2014) raconte le retour des camps de concentration de Nelly Lenz (toujours Nina Hoss, l'actrice-fétiche du cinéaste), une jeune femme d'origine juive, désormais défigurée et à la recherche éperdue de son mari. Dans ce film, on renoue avec une idée chère au réalisateur, très hitchcockienne : celui du fantôme. Dans Fantômes (Gespenter, 2005) justement, Françoise (Marianne Basler) retourne compulsivement, chaque année, à Berlin, afin d'y retrouver sa fille, enlevée quinze ans auparavant. Barbara, l'héroïne magnifiquement incarnée par Nina Hoss, ne se dépare, quant à elle, aucunement de ce mystère proprement féminin. Celui d'une femme certes secrète (elle s'est construit son propre mur face à un monde qu'elle refuse et qui l'espionne jusque dans sa vie privée - le cinéaste et son opérateur la « surcadrent » afin de souligner la surveillance dont elle fait l'objet), mais intensément tiraillée par un malaise intérieur, tout autant que par une passion profonde. Une femme énigmatique et froide en surface - les agents de la Stasi ne diront pas le contraire -, mais, à d'autres moments, laissant filtrer une humanité imprévue : en témoigne l'empathie et le « sacrifice » consenti pour sauver Stella, son retour au chevet de Mario... On doit cependant retenir l'hésitation de Barbara : que trouvera-t-elle de l'autre côté du Mur ? La complexité de la situation est traduite ainsi par le réalisateur : « Nous étions d'accord (le scénariste et moi) pour concevoir que cette femme (incarnée par Nina Hoss) était déchirée, comme l'était l'Allemagne entre la RFA et la RDA. Barbara est également partagée entre son devoir, sa responsabilité et son désir d'hédonisme ; entre son envie et sa profession. On retrouve ce schéma des contraires au sein d'un même personnage chez Alfred Hitchcock. Je ne voulais pas apporter de réponse à ce dilemme, mais maintenir cet équilibre. » [Entretien avec P. Eisenreich, Positif, mai 2012] Car, il y a l'attachement aux lieux, aux ambiances, aux personnes. Et qui, au-delà des systèmes et des pouvoirs, font que vous aimez le pays où vous avez grandi. Nicolas Bauche énonce, fort à propos :  « Mais, au-delà [...] des envies d'Ouest qui se précipitent au-dessus des vagues menant vers le Danemark et du refus en bloc d'un système qui partout la cerne, Barbara est une histoire d'amour qui accepte finalement le prosaïsme du réel »,  comparant l'héroïne du film à un personnage balzacien. Cette acceptation du réel est aussi signe de lucidité : comment ne pas entrevoir, à travers le cancer de la femme de l'officier des services secrets, l'agonie d'un régime artificiellement maintenu en vie ? D'un tel récit, subtilement agencé, toujours en demi-teinte, il nous faut retenir « l'atmosphère que réussit à instaurer le réalisateur. [...] Un sens de l'économie remarquable, un usage délibéré de la répétition et une reconstitution à la fois méticuleuse et dépouillée du décor made in RDA permettant, en l'occurrence, à Christian Petzold d'instiller ce climat propre à la société totalitaire, où la suspicion généralisée règle les rapports sociaux et où l'abjection, domestiquée, devient pure affaire de routine. Cette terreur est d'autant plus efficacement suggérée que le réalisateur n'a pas cherché à effacer les éventuelles beautés qui les entourent, ni le charme bucolique dépeint dans une gamme chaude et automnale de la nature qui lui sert d'écrin. » [J. Mandelbaum, Le Monde, 2 mai 2012]. 

 

Barbarosa (titre alternatif francophone : La Vengeance mexicaine) [1982 - E.-U., 90 min. C] R. Fred Schepisi. Sc. William Wittliff. Ph. Ian Baker. Mus. Bruce Smeaton. Pr. Paul Lazarus III/Inc. Television Company. I. Gary Busey (Karl Albert Westoff), Willie Nelson (Barbarosa), Gilbert Roland (Don Braulio Zavala), Isela Vega (Josephina Zavala). de

~ Karl, un jeune fermier texan, fuit sa contrée pour avoir tué par accident son beau-frère. Il rencontre dans le désert mexicain un bandit notoire surnommé Barbarosa (W. Nelson). Celui-ci est pourchassé par de nombreuses personnes qui rêvent d'avoir sa peau. Pour ces raisons-là, les deux hommes font cause commune. Barbarosa semble atteint par les balles d'Angel (Luis Contreras), un chef de bande qui est à sa recherche. En réalité, Karl, sommé de l'ensevelir, s'aperçoit que Barbarosa vit encore. Plus tard, la nouvelle de la résurrection de Barbarosa ne fera qu'amplifier sa dimension légendaire...

Troisième LM du réalisateur australien Fred Schepisi qui s'est fait connaître avec The Devil's Playground (1972), inspiré par sa jeunesse dans la banlieue de Melbourne, puis Le Chant de Jimmy Blacksmith (1978) présenté au festival de Cannes. Barbarosa - un western - inaugure une série de films tournés aux États-Unis, dont le plus célèbre (peut-être) en France serait l'adaptation réussie du roman d'espionnage de John le Carré, The Russia House (1991) avec Sean Connery et Michelle Pfeiffer. Barbarosa n'a rien d'un film de l'Ouest américain. Ici, l'on se sent plus proche d'une nature intacte et saine. Ici, l'on se sent au contact d'une sauvagerie plus conforme aux instincts de survie qu'à l'explosion d'une perversité dominatrice. Ni western classique, ni western anticonformiste, ni western parodique, Barbarosa crée d'authentiques personnages hallucinés et sans contrefaçon aucune, signes d'originalité dans le cinéma contemporain.

 

Barberousse (赤ひげAkahige) [1965 - Japon, 185 min. N&B] R. Akira Kurosawa. Sc. Masato Ide, Ryûzô Kikushima, Hideo Oguni, A. Kurosawa, d'après le roman de Shûgorô Yamamoto [Akahige Shinryôtan Le Dispensaire de Barberousse]. Ph. Asakazu Nakai, Takao Saitô. Mus. Masaru Satô. Déc. Yoshiro Muraki. Mont. Reiko Kaneko. Prod. Tôhô / Kurosawa. I. Toshirô Mifune (Kyojô Niide, alias Barberousse), Yûzô Kayama (Noboru Yasumoto, le nouveau médecin interne), Yoshio Tsuchiya (Dr. Handayu Mori), Kyôko Kagawa ("La Mante religieuse", la jeune internée), Reiko Dan (Osuji, la garde-malade), Tsutomu Yamazaki (Sahachi, le réparateur de roues), Miyuki Kuwano (Onaka), Eijirô Tono (Goheiji, le gérant de logements), Takashi Shimura (Tokubei), Kamatari Fujiwara (Rokusuke), Kinuyo Tanaka (la mère de Noboru), Chishu Ryu (la père de Noboru). 

~ À la fin de l'ère Tokugawa (XIXe siècle), le jeune Noboru Yasumoto (Yûzô Kayama), ayant étudié dans une école de médecine néerlandaise à Nagasaki, revient à Edo (aujourd'hui Tokyo) à la demande de son père qui lui conseille de visiter le dispensaire tenu par le directeur de l'hôpital public Koishikawa, Kyojô Niide alias Barberousse (T. Mifune). Homme au caractère fortement trempé, sévère et obstiné, Barberousse est néanmoins très respecté et admiré par ses pairs. Son dévouement et son désintéressement à la cause des malades de pauvre condition lui valent une reconnaissance extraordinaire. Il a d'ailleurs instauré le principe de la consultation gratuite. Noboru apprend alors qu'il sera affecté auprès de Barberousse. La nouvelle le désappointe car il envisageait plutôt d'être médecin auprès du Shogunat (gouvernement militaire)... 

Deux tendances majeures façonnent l'œuvre - une trentaine de LM - d'Akira Kurosawa (1910-1998) : d'une part, celle de la tragédie antique ou celle de l'homme prisonnier du fatum [Le Château de l'araignée, 1957 ; Kagemusha, l'Ombre du guerrier, 1980 ; Ran, 1985] et d'autre part, celle du drame à l'échelle humaine [Vivre, 1952 ; Dodes'kaden, 1970 ; Dersou Ouzala, 1975]. Dans la partie humaniste de son opus, sont observées les misères de notre monde lesquelles peuvent sévir séparément ou conjointement - pauvreté, maladie, vieillesse. Kurosawa les décrit sans complaisance tout en s'efforçant d'en tirer une parabole sur la société des hommes. Barberousse doit être rattaché à cette lignée de films. Après l'achèvement d'Entre le ciel et l'enfer (1963), un policier qu'il situe à Yokohama et où il ne se fait pas faute d'opposer à la misère des bas quartiers celle d'un industriel florissant de la chaussure, Kurosawa découvre l'écrivain Shûgorô Yamamoto (1903-1967) à travers son roman, Le Dispensaire de Barberousse (1959). L'œuvre l'intéresse très fortement. Il en conçoit une adaptation sensiblement modifiée. Le romancier ne s'en offusque nullement : il déclare même que le film de Kurosawa est meilleur que son livre. Quoi qu'il en soit, Yamamoto deviendra, au fil des années, l'écrivain de prédilection du réalisateur qui s'inspirera de son roman, Une ville sans saisons pour Dodes'kaden. 

Akahige raconte la prise de conscience progressive d'un jeune médecin, Noboru Yasumoto, initialement assoiffé de gloire et d'argent, au contact d'un homme certes rugueux mais doté d'une immense expérience humaine. Il perçoit dès lors la valeur de la leçon de vie enseignée par Barberousse : renoncer aux honneurs et au luxe pour mieux se trouver soi-même en soignant ceux qui souffrent le plus. Charles Tesson écrit : « Le maître a sur le novice la même fonction de révélateur que le cancer pour le héros de Vivre qui fait bifurquer un destin tout tracé. » [In : Akira Kurosawa, Éd. Cahiers du cinéma, Paris, 2007] En outre, il faut capter ici l'injonction à regarder la misère et la souffrance en face, dût-elle avoir un aspect insoutenable. Quand Barberousse, penché vers le lit d'une femme éventrée et gémissante de douleur, dit à Noboru, sur le point de s'évanouir : « Ne détourne pas les yeux, regarde bien comme on recoud », il faut y voir le rappel d'une expérience personnelle, celle du cinéaste lui-même. L'enfance d'Akira Kurosawa est en effet très influencée par son frère Heigo, de quatre ans son aîné. Kurosawa rapporte qu'à la suite du séisme de septembre 1923 dans l'île de Honshû, la plus importante de l'archipel et la catastrophe la plus meurtrière de l'histoire du Japon : elle causa au moins 90 000 morts et la destruction quasi complète des villes de Tokyo et Yokohama, Heigo l'emmène dans les quartiers les plus endommagés de la capitale et que lorsqu'il tente de détourner les yeux des cadavres jonchant les rues, son frère l'en empêche pour l'obliger à affronter ses peurs. Cet événement a sûrement influencé la sensibilité de Kurosawa qui donnera par ailleurs un film comme Vivre dans la peur (1955), qui aborde le thème du traumatisme collectif suite aux bombardements atomiques d'Hiroshima et Nagasaki. Heigo ne lui répondait-il pas au moment du tremblement de terre : « Si tu fermes les yeux devant un spectacle effrayant, la terreur va finir par te gagner. Si tu le regardes en face, il n'y a plus rien que tu craindras » ? [A. Kurosawa, Comme une autobiographie, Seuil, 1985]. L'horreur c'est aussi cette jeune femme "folle" qu'on surnomme la "mante religieuse" (Otoyo / Kyôko Kagawa) et que le jeune médecin entreprend de soigner, à ses risques et périls. Or, ce dernier, exténué par la fièvre, est à son tour assisté par Otoyo. Du coup, comme le rappelle Charles Tesson, « une chaîne se forme, inversant la spirale de la déréliction, prolongée par Otoyo qui prend en charge un garçon empoisonné » dans un suicide collectif familial. Barberousse est un des rares films du maître nippon qui se referme sur une lueur d'espoir. Il est aussi le dernier film en noir et blanc du cinéaste et le dernier des seize films tournés avec Toshirô Mifune, son acteur-fétiche. Très populaire grâce au personnage de Sanjuro (1962), Mifune vient de fonder sa société de production et réalise L'Héritage des 500 000, un film de guerre se déroulant durant la Seconde Guerre mondiale. Or, le tournage de Akahige s'éternisant, la tension entre Kurosawa et Mifune se fit jour. En outre, il semblerait que l'acteur soit entré en conflit avec le réalisateur au sujet de l'interprétation de Barberousse que Kurosawa souhaitait bien plus pacifique et bien moins spectaculaire. En dernier ressort, il faut aussi constater que Barberousse est le reflet d'un cinéma nippon en voie d'extinction, celui des grands studios comme Shôchikû ou Tôhô pour lesquels a travaillé Kurosawa.

 

Baril de poudre (Буре барута[1998, Serbie, France, Grèce 102 min. C] R. Goran Paskaljević. Sc. Filip David, Zoran Andrić d'après la pièce de Dejan Dukovski. Ph. Milan Spasić. Mus. Zoran Simjanović. Déc. Milenko Jeremić. Mont. Petar Putniković. Cost. Zira Mojsilović- Popović, Suna Ciftçi. Pr. G. Paskaljević, Antoine de Clermont-Tonnerre, Eliane Lacroix. I. Miki Manojlović (Mané, l'homme qui revient au pays), Nebojša Glogovac (le chauffeur de taxi), Aleksandar Berček (Dimitri), Lazar Ristovski (le boxeur assassin), Bogdan Diklić (Jean, le propriétaire de la Coccinelle), Vojislav Brajović (Topaz Topi, l'ancien étudiant révolutionnaire), Mirjana Joković (Ana), Ljuba Tadić (le chef d'orchestre), Dragan Nikolić (l'autre boxeur, ami de Jean), Bata Živojinović (le conducteur de bus), Danilo Stojković (M. Viktorović), Nikola Ristanovski (Boris, l'artiste du cabaret), Milena Dravić (la dame du bus avec le chapeau et l'étole en renard), Mirjana Karanović (Natalia). Prix FIPRESCI, Mostra de Venise 1998. 

~ Décédé à Paris, à l'automne 2020, le réalisateur serbe Goran Paskaljević fut une des personnalités les plus intéressantes du cinéma de la défunte Yougoslavie. Il avait 73 ans. Très jeune, il travailla auprès de son beau-père à la cinémathèque de Belgrade, une des institutions filmiques les plus riches de l'Est européen. C'est dans le climat du Printemps de Prague qu'il étudie à la célèbre FAMU de la capitale tchèque, aux côtés de ses compatriotes Rajko Grlić, Srdjan Karanović, Goran Marković et Lordan Zafranović. Ces futurs réalisateurs vont contribuer grandement au renouveau du cinéma yougoslave qui trouvera son point d'orgue avec la consécration du Bosniaque Emir Kusturica qui obtiendra la Palme d'Or à Cannes en 1985 avec Papa est en voyage d'affaires. Paskaljević, auteur de seize LM, débute, quant à lui, avec Un gardien de plage en hiver (1976), triste récit d'une idylle amoureuse en marge de la société. Le film est distingué au festival du film qui se tient dans l'amphithéâtre romain de Pula en Croatie. La filmographie de Paskaljević frappe par l'intérêt qu'il porte à l'émigration, au retour au bercail, au brassage interculturel, à l'histoire. Des films comme Twilight Time (1982), L'Amérique des autres (1989) et Songe d'une nuit d'hiver (2004) sont particulièrement captivants. Cette dernière œuvre évoque les conséquences de la guerre funeste qui a embrasé la République fédérative socialiste de Yougoslavie et entraîné sa disparition effective en 1992. Baril de poudre est chargée d'une raillerie incendiaire que la pièce du Macédonien Dejan Dukovski inspire à merveille. Le titre le suggère fortement et Topi (Brajović), une copie déformée du Che, s'exclame : « Les Balkans c'est un baril de poudre ! » Le réalisateur l'a certainement adaptée parce qu'il y trouvait là « l'esprit des Balkans » dans lequel chaque habitant de ces régions pourrait se reconnaître. Le générique nous prévient : on entend un acteur grimé déclarer sur la scène du cabaret Balkan qu'on va « en prendre plein la gueule ». Ensuite le film s'ouvre sur l'image d'un chauffeur de taxi (Glogovac) transportant un homme de retour au pays (Manojlović). Il lui jette à la figure :  « Quel pays de merde. Tous ceux qui ont un peu de cervelle sont partis. » Sa radio diffuse des informations sur le pays : on évoque la réaction du président serbe Slobodan Milošević à l'égard du Kosovo, là où le premier signal des conflits fut donné, dix mois après le décès du légendaire maréchal Tito, survenu un 4 mai 1980. Dans cette région frontalière avec l'Albanie, située au sud de l'ex-Yougoslavie. Ici, les Serbes et les Monténégrins avaient vu s'effondrer, pour des motifs démographiques, mais aussi à cause de modifications constitutionnelles, la prédominance qu'ils avaient jusque-là exercée dans le gouvernement de la région. Ce fut pour eux un véritable traumatisme. D'autres chocs surviendront à la suite... Paskaljević n'aborde aucunement le terrain étroitement politique. Il pense, à raison, que le mal est plus profond. Plus rien ne fonctionne normalement au pays des Slaves du Sud... À ce sujet, l'actualité des assemblées populaires en Serbie tend à le démontrer - on les nomme zbors : ce fut paradoxalement l'acronyme d'une formation yougoslave d'extrême droite soutenue par le Troisième Reich durant l'entre-deux guerres. Le marasme est donc persistant. Baril de poudre n'est pas anachronique, loin s'en faut. Le scénario égrène, sans fil narratif conducteur, des situations et des personnages nouveaux ou déjà vus auparavant. Les séquences ont un dénominateur commun : au cœur d'une nuit de cauchemar, jalonnée de prises de vue sur l'asphalte mouillée des rues belgradoises, les protagonistes se débattent dans l'obscurité  d'un monde corrompu qu'ils veulent anéantir d'une rage autodestructrice. La victime se fait bourreau et vice-versa : le chauffeur de taxi et le flic ; les deux pugilistes ; Mané de retour au pays et son rival amoureux - et, parfois, un personnage décide de faire tout exploser - le boxeur avec la grenade qu'une curieuse passagère extirpe dans un compartiment de train ; les automobiles aux carburateurs siphonnés dont le chauffeur de taxi provoque l'embrasement général... Un baril de poudre à l'image d'une fédération qui se consume dans le feu et le sang, vaincue par le clanisme mesquin et les particularismes ethnico-confessionnels. Embarqués dans cette galère absurde, les protagonistes de toutes ces histoires questionnent leur part de culpabilité. Baril de poudre s'achève dans un bar où un consommateur s'exclame, face à nous : « À... notre avenir ! » Goran Paskaljević offre, de bout en bout,  « une mise en scène brillante, hallucinée, (qui) nous entraîne dans une spirale infernale tempéré par un humour noir sous-jacent [voir, par exemple, la séquence de l'autobus où un jeune imprécateur (Sergej Trifonović) a pris la place du conducteur retardataire qui boit excessivement pour oublier qu'il était initialement professeur (Živojinović)]. Une superbe tragi-comédie, flamboyante, effrénée, interprétée par de magnifiques comédiens. » (Cl. Bouniq-Mercier, op. cité). 

 

Bàrnabo delle montagne [1994 - Italie, France, Suisse, 124 min. C] R. Mario Brenta. Sc. Angelo Pasquini, M. Brenta avec la collaboration de Francesco Alberti, Enrico Soci, d'après le roman éponyme de Dino Buzzati (1933). Photographie : Vincenzo Marano. Décors : Giorgio Bertolini. Costumes : Paola Rossetti. Son direct : Laurent Barbey. Montage : Roberto Missiroli. Musique : Stefano Caprioli. Production : Tommaso Dazzi pour Nautilus Film (Rome), Les Films Number-One-Flach Film (Paris). Interprétation : Marco Pauletti (Bàrnabo), Duilio Fontana (Berton), Carlo Caserotti (Molo), Antonio Vecellio (Marden), Angelo Chiesura (Del Colle), Alessandra Milan (Ines), Elisa Gasperini (la grand-mère).

Présentons succinctement Mario Brenta : natif de Venise, en 1942. Il appartiendrait donc à la génération d’un Bernardo Bertolucci, d’un Dario Argento voire d’un Gianni Amelio. Il n’a pourtant pas acquis semblable renommée. Le créateur est rare et secret. Tout ce qu’il a réalisé n’est pourtant jamais passé inaperçu, du moins aux yeux des initiés. Graphiste dans la publicité, il nourrissait depuis toujours une passion pour le cinéma. À cet effet, il s’installera à Rome où il s’emploiera comme scénariste. Au début des années 60, il devient l’assistant réalisateur d’Eriprando Visconti, l’un des petits-fils du célèbre Luchino, pour Una storia milanese. La rencontre qui le marquera durablement sera celle faite avec Ermanno Olmi. Un documentaire Effetto Olmi reflète cette influence, à travers le tournage d’ À la poursuite de l’étoile du cinéaste lombard. L’année suivante, il participe avec Olmi à la fondation d’une école de formation, Ipotesi Cinema qui permettra même de soutenir la production de films. C’est le cas de Maicol, qu’il réalise en 1988. Le film obtient le prix Georges Sadoul du meilleur film étranger et le prix « Film et Jeunesse » au Festival de Cannes. Maicol est le récit difficile d’une enfant de 5 ans froidement traitée par une mère-célibataire. Quatorze ans auparavant, Brenta s’était distingué avec Vermisat, une œuvre encore fortement réaliste sur le parcours misérable d’un père de famille SDF atteint de tuberculose. Présenté à la Mostra de Venise, le film remportera le Prix du Jury à Valladolid. Bàrnabo delle montagne d’après Buzzati était un vieux projet. On remarque qu’Olmi réalise, quelques mois auparavant, Il segreto del bosco vecchio/Le Secret du vieux bois, inspiré du même écrivain. Bàrnabo delle montagne sera sélectionné au Festival de Cannes et bien reçu par la critique. Le cinéaste est ensuite impliqué, au cours des années 2010 et, aux côtés de Karine de Villers, dans la production de documentaires. Brenta a toujours aimé Dino Buzzati. Voici ce qu’il déclarait en 1994 : « Buzzati fut l’écrivain préféré de mon adolescence, mais je n’ai découvert Bàrnabo des montagnes que plus tard, en 1980. J’ai tout de suite eu envie d’en faire un film, j’ai écrit un scénario, mais les années ont passé. […] Il faut du temps pour le cinéma, qui m’apparaît de plus en plus comme un moment de réflexion, surtout depuis que se sont développés, dans le domaine de la communication audiovisuelle, de nouveaux espaces d’intervention plus directs, plus immédiats. » En deuxième instance, les lieux filmés ici sont ceux de son enfance. « Mon père était colonel de chasseurs alpins, il était plus ou moins habillé comme Bàrnabo », confie le réalisateur. Entre Brenta et le récit de Buzzati, il existe donc une autre histoire, personnelle celle-là. Que Bàrnabo vienne postérieurement dans les lectures buzzatiennes de Brenta surprendra un peu. L’œuvre fut la première imprimée, sa publication date de 1933. Or, selon Marcel Brion, dans ce « récit, tout est annoncé que l’on verra plus tard se développer dans les autres livres de Buzzati ; les grands thèmes sont là, qui s’architectureront dans Le Désert des Tartares [ndlr : édité en 1940], et se diversifieront en d’innombrables variations dans ses contes, jusqu’à la toute récente Esperimento di magia [ndlr : réédité en 2009 dans le recueil Nouvelles oubliées, traduites en français pour Robert Laffont]». L’explication du décalage chez Brenta s’explique aisément : c’est précisément le succès du Désert des Tartares qui entraîne la véritable (re)découverte de Bàrnabo. Le thème central de l’ouvrage ressemble fort à celui du célèbre Désert des Tartares.  Les hommes se construisent un mythe qui leur permette de nourrir et justifier une existence. Le mythe de Bàrnabo delle montagne c’est la poudrière que les gardes forestiers doivent surveiller nuit et jour tandis que celui du Désert des Tartares c’est l’ennemi qui pourrait surgir aux confins et qu’il faut guetter en permanence du haut du fort Bastiani. Mais la présence d’explosifs sous la roche et les éventuels brigands qui pourraient s’en saisir ou l’irruption des Tartares envahisseurs – les Tartares existent-ils encore ? - ne sont qu’improbabilités. Il se peut que tout cela soit pure anachronie. L’absurdité ne réside pas tant au niveau des faits historiques qu’au niveau des situations réellement vécues. Seconde remarque : l’éditeur regroupe, fort à propos, Bàrnabo et Il segreto del bosco vecchio, celui-ci datant de 1935. Les deux œuvres abordent de manière paradoxale la question du rapport des hommes avec la nature, et, comme conséquence de celui-ci, la relation pathétique qu’ils entretiendraient avec le temps. Attente et fuite des jours et des années, l’homme les affronte dans un duel dissimulé avec la mort. Comme le commandant Giovanni Drogo du Désert des Tartares, l’homme doit faire face à la puissance inflexible du trépas sans faillir. Là se tient son héroïsme : sa capacité à aller au-devant d’elle dans la plus parfaite solitude et la plus absolue résignation. Il s’agit d’un thème fort chez Buzzati, natif de Belluno, commune sise dans la région des Dolomites et qui surplombe la haute vallée du Piave. Comme cette loi propre à son univers : « lorsqu’on s’aperçoit (verbe magique chez Buzzati) de ce qui réellement est en train de se passer, il est trop tard pour agir. » (François Livi). On a l’impression qu’Olmi et Brenta se sont, à un an d’intervalle, partagé la tâche. L’un répondant à l’autre puisque là où Il segreto del bosco vecchio emprunte les voies de la magie féérique, Bàrnabo, tout au contraire, renoue avec le hiératisme mythologique. Plus fondamentalement, dans Il segreto del bosco vecchio l’homme bouscule l’ordre naturel des choses afin de le plier à sa propre exigence, tandis que Bàrnabo inspire l’éternité du monde, le cycle qui se referme, le temps qui ne s’achève jamais parce que l’homme est ici en étroite fusion avec la nature. Mario Brenta filme, pour sa part, les nuées qui s'élèvent entre les roches avec la même concentration qu'il lui faut pour capturer en plongée la lente ascension des hommes dans le sentier. Il saisit encore le relief des visages de la même manière qu'il observe les aspérités du bloc alpin. À cette nature, l'homme y retournera inéluctablement. Comme Bàrnabo disgrâcié, réintégrant non le détachement des gardes forestiers, dont il est irrémédiablement exclu, mais le lieu de « ses sens et de son âme » (M. Brion). Buzzati auréole d’ailleurs les éléments. Dans Il segreto del bosco vecchio les vents n'ont-ils pas des prénoms d'hommes ? L’écrivain, peintre et dessinateur tout autant, croit en l’homme parmi les éléments et non en l’homme au-dessus (ou au centre) des éléments. Autant d’éléments pour accrocher du sens à nos ours et à leur fameuse invasion en Sicile ! « Il segreto del bosco vecchio » ramène sur ce versant. La différence de ton remarquable entre ce dernier et Bàrnabo delle montagne, écrit Marcel Brion, « tient à ce que l’un (Bàrnabo) garde la gravité sombre d’une légende mythologique, et l’autre (Il segreto…) se plie aux caprices de la fantaisie, de la même manière que les contes de fée. » L’œuvre de Buzzati entretient à dessein ce contraste : le fantastique n’étant que le reflet de la nature invisible, celle qui ne peut échapper qu’à des esprits insensibles ou n’ayant pas appris à la percevoir. Chez le romancier, du reste, les indications topographiques elles-mêmes renvoient à une géographie fantastique, tout à la fois précise que surnaturelle – il faut bien évidemment les capter en italien. Citons-en quelques-unes : Rocce del Palazzo, Pagossa, Valle delle Grave, Col Verde… En montagnard averti, Buzzati sait cependant que la roche, le fleuve et la forêt ne sont pas plus immortels que l’homme ou la bête. Rocher, fleuve et forêt se couvrent de neige, craquent, se tordent et agonisent lentement, plus lentement, tellement plus lentement… qu’on les croirait immuables. « L’ambivalence symbolique de la montagne est soulignée tout au long de Bàrnabo. Apparemment hors du temps quand elles se dressent en plein soleil, les montagnes sont néanmoins traversées par des éboulis, leurs sommets sont battus par les vents. Images transparentes de leur soumission au temps. Mais l’homme n’est peut-être qu’un accident dans un monde dominé par l’impassibilité des sommets et par l’empire qu’ils exercent. Nul ne peut résister à leur envoûtement », écrit François Livi. La nature paraît nous ignorer. Son impassibilité face au drame qui se joue à l’ombre du massif préalpin – la disparition de Darrio et la mort du vieux commandant Del Colle -, Mario Brenta parvient à la traduire en images. Rien ne fut plus difficile néanmoins. Comment réveiller un monde immensément statique, immensément mutique que celui de l’attente, univers tout aussi pétrifié qu’habité psychologiquement ? Le réalisateur Valerio Zurlini eut à l’affronter en 1976 avec l’adaptation du Désert des Tartares. Brenta a précisément choisi d’affirmer nettement la dimension intérieure du récit. Celui-ci imprime a priori une optique pessimiste de la condition humaine. Bàrnabo ne pourra jamais compenser sa lâcheté d’autrefois (« Pour faire tomber des cailloux de la montagne, tu as moins peur... », lui lâche un de ses compagnons). Car, les temps ont changé : tuer des contrebandiers aujourd’hui a perdu du sens. Ce qui était jadis une pleutrerie deviendrait maintenant une traîtrise. La grandeur qui suffit serait d’accepter l’ineffaçable faiblesse. En réalité, la nature absout et le temps également. Il faut se plier à cette loi pour accéder à une forme de maturité. « J’ai voulu rendre très physiquement cette impression de montagne-élément vertical en opposition avec la campagne et ses lignes horizontales. L’exil de Barnàbo a lieu à la campagne et il met à plat, en quelque sorte, ses sentiments. À l’unisson du paysage. Là, il expie ses fautes. Et c’est là qu’il comprend ce qu’est la vie », déclare Mario Brenta. La fable se dessine en filigrane. Bàrnabo delle montagne, selon Brenta, relativise donc le jugement a priori. L'idée de cheminement spirituel intérieur est la clef d'accession à la vérité du monde. Aussi, doit-on faire remarquer que le réalisateur intègre une dimension qui est absente chez le romancier. Une ligne de partage s'esquisse entre un univers masculin (la montagne et le corps militaire) et un univers féminin (la plaine et ses paysannes). Bàrnabo expie sa peine dans un univers féminin. Au plan artistique, Brenta ne s’engage nullement dans un chemin que Zurlini n'aurait pu contourner. Où trouver les hauts officiers du Désert des Tartares ?  « Travailler avec des acteurs sur un sujet comme celui-ci aurait exigé un effort considérable pour qu’ils deviennent les personnages », affirme, pour ce qui le concerne, Mario Brenta qui ajoute : « Là, l’interprète était déjà le personnage, avec toute la force de l’évidence, et il suffisait de faire sortir les émotions, puis de les capter. » Le réalisateur a retenu la leçon du cinéma italien d’après-guerre. Pourtant, l’esprit et la conception ne peuvent plus être semblables. Désormais, il n’y avait plus aucun culte, plus aucune morale qu’on ne puisse encenser. À la Cima della Polveriera, tout paraissait, en revanche, comme hier. Le sommet farouche ne s’offrait qu’aux audacieux tandis que le soleil se levait et se couchait toujours au même endroit.

 

Barry Lyndon [1975 - Grande-Bretagne, 185 min. C] R. Sc. Stanley Kubrick d'après Mémoires de Barry Lyndon (1844) de William M. Thackeray. Dir. art. Ken Adam (supervision), Roy Walker. Déc. Vernon Dixon. Cost. Ula-Britt Söderlund, Milena Canonero. Ph. John Alcott. Son. Bill Rowe, Robin Gregory. Mont. Tony Lawson, Rodney Holland. Mus. Leonard Rosenman (arrang.) : J-S. Bach, Haendel, Mozart, Paisiello, Vivaldi, Schubert, Frederic II de Prusse, Sean O' Riada. Chorégraphie. Géraldine Stephenson. Pr. S. Kubrick/Peregrine, Hawk Films, Warner Bros. I. Ryan O'Neal (Barry Lyndon), Marisa Berenson (la comtesse Lyndon), Leon Vitali (lord Bullington), Dominic Savage (Bullington enfant), Patrick Magee (le chevalier de Balibari), Hardy Krüger (capitaine Potzdorf), Marie Kean (Belle, la mère de Barry), Murray Melvin (le révérend Runt), Steven Berkoff (Lord Ludd), Gay Hamilton (Nora Brady), Godfrey Quigley (capitaine Grogan), Leonard Rossiter (capitaine John Quin), David Morley (Bryan Patrick Lyndon), Diana Körner (Lischen). Tournage : 300 jours, du printemps 1973 au début 1974. Grande-Bretagne (Howard Castle [Yorkshire], Compton Castle [Devon], Pethworth House [Sussex]), Irlande (Cahir Castle [Tipperary]), Allemagne. Oscar 1976 de la meilleure direction artistique, de la meilleure photographie, de la création de costumes et de l'adaptation musicale. BAFTA  1976 de la meilleure réalisation et de la meilleure photographie. 

Le récit de l'aventurier irlandais Redmond Barry qui devient Barry Lyndon en épousant la comtesse Lyndon. L'histoire s'inspire d'un personnage authentique Andrew Robinson Stoney (1747-1810) dont s'est servi l'écrivain britannique William Makepeace Thackeray (1811-1863) pour écrire un roman picaresque et satirique, publié en 1844 en épisodes successifs, puis réédité à New York en 1852. Stanley Kubrick l'adapte librement en le divisant en deux parties - Acte 1. By What Means Redmond Barry Acquired the Style and Title of Barry Lyndon ; Acte 2. Containing an Account of the Misfortunes and Desasters Which Belfell Barry Lyndon - et un épilogue.

Les Mémoires de Barry Lyndon rédigées par Thackeray couvrent la période allant de 1745 environ à 1814, année du décès du héros. Les dix-neuf ans qu'il passe à la prison de Fleet à Londres y sont traitées très brièvement. Le romancier confie les clefs de la narration à son héros. Barry Lyndon, « homme sans morale, obsédé par la manie de la faire à autrui » [R. A. Colby, Barry Lyndon and the Irish Hero, 19th Century Fiction, University of California Press, 1966] devient donc l'agent mais aussi l'objet de la satire. Thackeray allie le double mérite d'offrir un portrait acide de la société du XVIIIe siècle - surtout celle des classes privilégiées - et de dessiner en creux une sévère condamnation de son narrateur, à savoir Barry Lyndon. « Thackeray a été cruel envers son personnage, il l'a puni en lui faisant retourner ses propres armes contre lui-même », note Henry Suhamy [In : Hypocrisie et ironie dans Barry Lyndon, Université Paris III et XIII, 1978].  L'effet boomerang en somme. En choisissant pareille configuration, l'auteur de Vanity Fair, un des romans-phares de la littérature anglaise, ne laisse aucune échappatoire à toute forme d'expiation. Aussi faut-il comprendre l'indifférence voire l'hostilité avec laquelle son œuvre sera reçue en son temps et même plus tard. Le romancier lui-même n'éprouve guère d'empathie pour ce Barry Lyndon. Il en déconseille la lecture à sa fille, Anne Thackeray Richie. Celle-ci, fort heureusement, ne l'écoutera point. Elle dira même : « Certes, c'est un livre difficile à aimer, mais qu'on admire pour sa puissance et son art consommé. » [Introduction, Biographical Edition of the Collected Works, IV, 1896]. Face à ses détracteurs, Thackeray s'évertue, en revanche, à défendre le sens profond de son roman trop souvent incompris. Quelques confrères en saisissent tout de même l'immense valeur. Anthony Trollope (1815-1882) affirme, par exemple, que Thackeray « n'a jamais écrit quelque chose d'aussi remarquable que Mémoires de Barry Lyndon. » Plus tard, l'Américain William Dean Howells (1837-1920) qui a lu l'œuvre dès 1852 juge qu'il s'agit là « de la création la plus parfaite [...] un fabuleux exploit de pure ironie. » [Thackeray, My Litterary Passions, New York, Harper, 1895]. Plusieurs aspects du roman doivent être retenus afin de comprendre, en retour, la genèse du film réalisé par Stanley Kubrick : le penchant partagé de l'écrivain et du cinéaste pour le XVIIIe siècle - Siècle des Lumières -, le caractère cosmopolite ou au moins européen de la destinée de Barry Lyndon, le roman d'apprentissage d'un jeune homme, les échos politiques liés à la question irlandaise - l'origine du héros - et le contexte historique en général, la vérité des personnages que Lyndon rencontre et affronte, le pittoresque de l'époque. Pour façonner le personnage de Lyndon, le romancier a sans doute eu recours à des modèles contemporains : outre Andrew R. Stoney, le coureur de jupons et bambocheur déjà cité, on songe au séducteur vénitien Giacomo Casanova - ses mémoires d'une authenticité douteuse circulent à partir de 1822 - ou au dandy George Brummel (1778-1840), criblé de dettes jusqu'au cou et dont on publie une biographie en 1844. Barry Lyndon suit un cours linéaire au cours duquel, nous l'avons signalé, le héros-narrateur est homodiégétique selon une tradition du roman picaresque illustrée en particulier par Daniel Defoe (1660?-1731) [cf. Mémoires et aventures de Moll Flanders, 1722]. Le narrateur oriente en conséquence le récit à sa guise. D'où un décalage forcé entre ce qui a été et ce qui est, lequel relève surtout d'une convention littéraire. Les Mémoires de Barry Lyndon comprennent de prime abord deux périodes (ou mouvements selon une acception musicale). L'une, composée de seize chapitres, irait crescendo, elle relate l'ascension du héros qu'accompagne, dans le film de Kubrick, la Sarabande de Georg-Friedrich Haendel ; l'autre, raconte, en revanche, le déclin et la chute de Barry Lyndon. L'épilogue constituerait la coda. Kubrick, comme on peut le constater conserve cette division. En revanche, il transforme complètement le personnage de Barry Lyndon et, par conséquent, la morale de l'histoire. Le cinéaste n'a pas voulu faire sienne la référence aux prototypes humains cités plus haut.  

L'origine de Barry Lyndon chez Stanley Kubrick prend sa source dans l'inaboutissement d'un projet grandiose : un film sur la vie de Napoléon Bonaparte. En 1968, le réalisateur des Sentiers de la gloire (1957) déclarait à propos du chef corse : « Il me fascine. Son existence a été racontée comme un poème épique. Sa vie sexuelle était digne d'Arthur Schnitzler. C'était l'un de ces rares hommes qui changent l'Histoire et forgent le destin de leur temps et des générations suivantes [...] je trouve que toutes les questions qui le concernent sont étrangement contemporaines - les responsabilités et les abus de pouvoir, les dynamiques de la révolution sociale, le rapport de l'individu à l'État, la guerre, le militarisme, etc. ; ce ne sera donc pas une simple parade historique poussiéreuse mais un film sur les questions de base de notre temps, au-delà de celui de Napoléon.» Malgré l'intérêt de quelques grands studios américains, le film apparut trop coûteux et les risques bien élevés. Mais l'obsession de Kubrick, au-delà du premier empereur des Français, était aussi le XVIIIe siècle et l'Histoire abordée non dans un sens passéiste mais avec une dimension prémonitoire. Le cinéaste américain déclara : « Les films historiques ont ceci de commun avec les films de science-fiction qu'ils essaient de recréer quelque chose qui n'existe pas. » Kubrick ne se faisait donc nulle illusion sur l'authenticité supposée d'une reconstitution, même à l'aide du matériau le plus rigoureusement choisi sur cette époque (tableaux, gravures, écrits, mobilier, tentures, décoration, vêtements etc.) Il avait naturellement compris que toute société, à une phase donnée de son histoire, n'oubliait jamais de se représenter d'une certaine manière. Et que ce regard sur elle-même n'avait rien d'innocent. Ce regard ne reflétait donc que la partie visible de l'iceberg. L'écrivain des Mémoires de Barry Lyndon n'aimait pas son propre siècle. Il jugeait mièvres les œuvres littéraires de son temps, celles de Charles Dickens exceptées et pour lesquelles il vouait une admiration infinie. Pour insuffler énergie et santé au roman, Thackeray revint au XVIIIe siècle, ce siècle de révolutions, de mouvement et de perpétuel bouillonnement. Il y a donc entre Thackeray et Kubrick une commune attirance pour ce siècle. Comme l'écrit Davide Magnisi, « on retrouve des traces (de ce XVIIIe siècle) dans quasiment tous ses films : du tableau à la Gainsborough derrière lequel Quilty mourra (et la plupart du mobilier de sa maison qui deviendra sa tombe) dans Lolita (1962) au palais monumental [le nouveau château de Schleissheim en Bavière] des Sentiers de la gloire où a lieu le procès honteux des soldats et leur fusillade ("curieusement" on retrouve sur le bureau du général Mireau une statuette en porcelaine de Napoléon) ; du théâtre abandonné où s'affrontent de façon sanglante les bandes d'Alex et Billyboy dans Orange mécanique (1971) à la chambre de style Louis XVI où a lieu l'agonie finale de Bowman dans 2001, l'Odyssée de l'espace. [...] C'est comme si l'art et l'architecture du XVIIIe étaient, pour Kubrick inévitablement liés à la mort, dans une tension visant à enquêter, en-deçà du logos occidental, sur l'irrationalité qui le fonde et pourrait mener l'humanité à sa perte. » [In : Barry Lyndon de Stanley Kubrick, Les Meilleurs films de notre vie (E. Giacovelli), Gremese Éd., 2022] Plus certainement, Stanley Kubrick percevait dans ce XVIIIe siècle bien des tensions et des paradoxes propres à son époque, la nôtre par conséquent. Davide Magnisi note que ce siècle est celui « de criantes contradictions, où cohabitèrent Sade et Rousseau, la morale de l'habitude de Hume et l'impératif catégorique de Kant, les Lumières et le Sturm und Drang. Une époque où la frivolité, l'élégance vide, l'absence de scrupules et le libertinage cohabitaient avec l'obsession de la volonté et la mélancolie de l'âme. » Aussi, est-il nécessaire d'apprécier la grandeur de Barry Lyndon non uniquement en "amateur éclairé" des valeurs culturelles (picturales ou musicales) en situation - Thomas Gainsborough, William Hogarth, John Constable, George Stubbs, Jean-Siméon Chardin, Jean-Honoré Fragonard, Antoine Watteau etc. ; Bach, Haendel, Mozart, Paisiello etc. - ou des innovations introduites par Kubrick qui, grâce au nouvel objectif ultra-sensible de Zeiss [Carl Zeiss Planar 50mm f/0.7], put enfin tourner dans des conditions d'éclairage proches de la réalité du XVIIIe siècle. Il convient de cerner « derrière la délicieuse beauté formelle du film, le sang qui coule, les tromperies douloureuses de l'amour, les horreurs de la guerre, le vertige de la perte. une cruauté inéluctable, éclairée par une lumière hors du temps. » [D. Magnisi, op. cité]. Il convient de souligner, en ultime ressort, en quoi la quête artistique minutieuse du réalisateur ne relève point d'un exercice purement gratuit. Elle renvoie selon chaque plan, selon chaque séquence vers une réalité sociologique et politique profonde. Kubrick nous invite à regarder le patrimoine artistique d'une façon bien plus active que nous ne le faisons usuellement. En ce sens, Stanley Kubrick reste fidèle à lui-même : Barry Lyndon n'est pas une œuvre anomale dans sa filmographie bien qu'elle demeure incontestablement singulière. « En quoi ce film apparemment si différent par son statisme, son esthétisme même, de ceux que Kubrick avait déjà réalisés, s'inscrivait à la suite de ses prédécesseurs », notait Émile Breton. [In : Dictionnaire des films, G. Sadoul, Microcosme/Seuil. 1990]. Comment ne pas réentendre, exemple parmi tant d'autres, le réquisitoire des Sentiers de la gloire dans le commentaire en voix-off de Barry Lyndon, rendant compte de l'affliction de son héros suite à la mort du capitaine Grogan, son témoin lors du faux duel avec le capitaine John Quin ? « Rêver de glorieux combats c'est fort joli dans le confort douillet d'un fauteuil, y participer soi-même est une toute autre affaire », y est-il dit.   

De fait, le protagoniste de Stanley Kubrick ne pouvait plus être l'insolente canaille du romancier. Le Barry Lyndon incarné par Ryan O'Neal - le comédien est, du reste, impeccable - fait face au cours des événements plus qu'il ne les influence. En certains cas, il les subit. La voix-off n'est d'ailleurs plus ici celle, dictée à la première personne, d'un scélérat s'inventant une biographie truquée, mais celle, énoncée à la troisième personne, d'un narrateur instruit anticipant les faits et les sanctionnant de l'extérieur. Kubrick pensait que, chez Thackeray, la première personne avait pour but de présenter les faits réels de manière déformée. Selon lui, un film montrant une réalité objective racontée par un héros de manière faussée ne pouvait être qu'une comédie, ce qu'il ne souhaitait pas. [In : M. Ciment, Kubrick : Édition définitive, Calmann-Lévy, 2004]. Le terme de Mémoires disparaît et c'est bien un Barry Lyndon, homme du monde, ni plus mauvais, ni plus bon que quiconque, qu'il nous faut observer. « L'homme au cœur brisé, complètement dérouté et vaincu » (dixit le narrateur) symbolise avant tout l'échec d'une tentative d'ascension sociale et humaine, et à travers lui, d'un modèle inhérent au XVIIIe siècle sûrement, mais dont les traits et les formes de servitude ne se sont pourtant pas effacés. On ne peut que le constater à travers l'enrôlement militaire de Barry l'Irlandais au service des troupes du monarque au long règne, George III. On entend alors le narrateur, dans le droit fil de la tradition anglaise du wit, ironie spécifiquement britannique, à froid et pince-sans-rire, formuler ce jugement : « Pour un jeune gentilhomme en difficulté, coupable d'avoir tué un homme en duel, et désireux d'échapper à la rigueur de la loi, la perspective de se couvrir de gloire dans les guerres européennes lui parut une merveilleuse aubaine. Le Roi Georges avait trop besoin d'hommes pour se soucier de connaître leur passé. » À nouveau, Bonaparte semble pointer son nez. Toutefois, Stanley Kubrick se démarque du romancier autrement qu'en cet aspect : sa réflexion reste diablement contemporaine. Si l'on est attentif, on notera également que le Barry Lyndon de Stanley Kubrick s'achève à l'aube de la Révolution française et non, comme Thackeray, en 1814. Année de la chute et de l'exil de Napoléon Ier, le héros qui impressionne tant Kubrick. Et que le romancier de Vanity Fair esquive fichtrement, sans qu'on en soit forcément surpris. Les deux dernières séquences nous laissent face à des personnages murés dans l'impassibilité des pensées impénétrables. Sur les notes de l'Andante con moto du Trio pour piano n°2 de Franz Schubert - anachronisme exquis puisqu'il s'agit d'un compositeur du XIXe siècle -, l'Épilogue défile : « Ce fut au cours du règne de George III que ces personnages vécurent et se querellèrent ; bons ou mauvais, beaux ou laids, riches ou pauvres, ils sont tous égaux maintenant. »  Le crépuscule d'un siècle. 

 

Bas-fonds (Les) [1936 - France, 95 min. N&B] R. Jean Renoir. Sc. Ievgueni Zamiatine et Jacques Companeez d'après la pièce éponyme de Maxime Gorki (1902). Adaptation et dialogues. Renoir et Charles Spaak. Assistant : Jacques Becker. Ph. Bourgassoff, Jean Bachelet. Déc. Eugène Lourie, Hugues Laurent. Mus. Jean Wiener. Mont. Marguerite Renoir. Pr. Alexandre Kamenka/Les Films Albatros. I. Jean Gabin (Pepel), Louis Jouvet (le baron), Wladimir Sokoloff (Kostilev), Suzy Prim (Kostileva),  Junie Astor (Natacha, sa sœur), André Gabriello (Toptoum), Jany Holt (la prostituée), René Génin (Louka), Robert Le Vigan (l'acteur alcoolique). Prix Louis-Delluc 1936.

Cette adaptation cinématographique de la célèbre pièce de Maxime Gorki a été réalisée l'année du Front Populaire. Jean Renoir, classé comme le grand metteur en scène de la "gauche française", qui venait de diriger un film de commande pour le PCF, La Vie est à nous, avait été sollicité par Alexandre Kamenka, un producteur français originaire d'Odessa. Celui-ci était en possession d'une adaptation écrite par l'écrivain soviétique Zamiatine et J. Companeez. D'une part, la mode était aux films slaves (Nuits moscovites ou Volga en flammes étaient des titres qui attiraient le public) ; d'autre part, « en 1936, il était opportun de montrer du Gorki, le Brecht de l'époque » (B. Chardère). Renoir fit faire à Charles Spaak un nouveau scénario qui ne conservait rien du précédent (« Gorki meurt en juin 1936. Il n'a donc pas eu l'occasion de lire la nouvelle version du scénario. S'il avait pu voir le film terminé, il n'aurait certainement pas reconnu sa pièce. » [Claude-Jean Philippe]). Il s'efforça de sortir du dilemme posé par l'adaptation en France d'une pièce russe en choisissant [...] de situer l'action dans les bas-fonds miséreux de l'émigration russe. L'idée était astucieuse et permit au réalisateur certaines prouesses, notamment de créer visuellement une atmosphère typique, mais trahie par les trop grandes facilités mises à sa disposition du point de vue de l'interprétation. Un seul acteur russe, en effet, faisait partie de la distribution - « Vladimir Sokoloff, écrivait Cl.-J. Philippe, incarne avec frénésie l'infâme Kostylev, tenancier de l'asile, qui mène la vie dure aux misérables, qui traite sa femme de chienne et de mendiante, qui recèle sans vergogne les objets volés par Pepel, ce qui ne l'empêche nullement de jouer au saint homme et d'invoquer le ciel en toute circonstance. Il est vraiment russe d'origine et il ne dissimule pas son accent.  » Aucun des autres comédiens (Jouvet, Gabin, Suzy Prim, Junie Astor) n'était en mesure de soutenir l'illusion  -  « Je n'étais pas chaud  pour interpréter un personnage russe parce que je ne m'y sentais ni crédible, ni vraisemblable », dira Jean Gabin à son biographe André Brunelin -, sauf le génial Le Vigan dans le rôle de l'acteur alcoolique. Renoir eût peut-être gagné totalement la partie s'il avait joué le jeu à fond et choisi des comédiens inconnus (russes : il n'en manquait guère alors à Paris). S'il avait aussi résolu courageusement, par le sous-titrage, le problème de la langue. Mais cela n'était dans les mœurs ni artistiques, ni à plus forte raison commerciales de l'époque. Les qualités profondes du film tiennent au style "naturaliste poétique" et à la personnalité de Renoir qui obtint le Prix Louis-Delluc. [R. Boussinot, op. cité].

- Autre version cinématographique de la pièce de M. Gorki réalisée au Japon en 1957 par Akira Kurosawa avec Toshirô Mifune, Isuzu Yamada, Ganjiro Nakamura et Kyôko Kagawa.

 

Basic Instinct [1992 - États-Unis, 128 min. C] R. Paul Verhoeven. Sc. Joe Eszterhas. Mus. Jerry Goldsmith. Déc. Terence Marsh. Cost. Ellen Mirojnick, Nino Cerruti. Ph. Jan de Bont. Mont. Frank J. Urioste. Pr. Alan Marshall/Carolco-Le Studio Canal Plus. I. Sharon Stone (Catherine Tramell), Michael Douglas (l'inspecteur Nick Curran), George Dzundza (Gus), Jeanne Trippelhorn (Dr. Élisabeth - Beth - Garner), Denis Arndt (le lieutenant Walker), Leilani Sarelle (Roxane -Roxy), Dorothy Malone (Hazel Dobkins), Bill Cable (Johnny Boz).

~ Dans une vaste chambre décorée de vitraux, un couple fait l'amour. Un rituel se met en place : l'homme se laisse attacher les poignets aux montants du lit. Parvenue au point d'orgasme, la jeune femme se saisit d'un pic à glace dissimulé sous le drap et l'en frappe à coups redoublés... La victime de cette cérémonie criminelle est un certain Johnny Boz, une rock-star déchue. L'enquête est conduite par la police de San Francisco sous la direction de l'inspecteur Nick Curran (M. Douglas). Les investigations vont les orienter vers une talentueuse romancière à la beauté étourdissante (Sharon Stone). 

Avant même sa sortie, Basic Instinct provoqua bien des remous en raison de nombreuses séquences de sexe explicites et d'une violence inaccoutumée. Il n'empêche : le film engendra plus de 350 milliards de dollars de recettes à l'échelle mondiale. Sharon Stone entra dans la légende et un genre nouveau fit son apparition : le thriller érotique. L'actrice principale qui n'avait jusqu'ici bénéficié d'aucune mention particulière aura, par la suite, bien du mal à se défaire de l'image qu'elle projette dans Basic Instinct. Martin Scorsese (Casino, 1995) et, plus encore, Jim Jarmusch (Broken Flowers, 2005) lui offriront l'occasion de prouver qu'elle détient un plus large registre interprétatif. Quoi qu'il en soit, sa composition dans Basic Instinct est absolument fascinante compte tenu également de la complexité et de la dureté d'un pareil rôle. Elle aura par ailleurs ses thuriféraires, comme Jacques Saada qui, fantasmant autour du « rêve nietzchéen du sur-être aux dimensions infinies », distingue en Sharon Stone un des êtres charismatiques dont nous aurions été privés depuis l'aube des temps. « Sa volonté de pouvoir, sa conception du monde, sa Weltanschauung, lui fraient tout naturellement sa voie vers l'ère nouvelle d'une Ordnung personnelle », écrit-il. [In : Guide des films, Bouquins, op. cité]. Reste à savoir si l'actrice a eu connaissance d'un tel panégyrique. Et, en second lieu, quelle aurait pu être sa réaction ? 

 

Bas les masques (Deadline-U.S.A.) [1952 - États-Unis, 87 min. N&B] R. Sc. Richard Brooks. Ph. Milton Krasner. Dir. art. Lyle R. Wheeler, George Patrick. Déc. Walter M. Scott, Thomas Little. Mus. Cyril Mockridge, Sol Kaplan. Mont. William B. Murphy. Pr. Sol C. Siegel, 20th Century-Fox. I. Humphrey Bogart (Ed Hutcheson), Kim Hunter (Nora), Ethel Barrymore (Mrs Margaret Garrison), Martin Gabel (Thomas Rienzi), Ed Begley (Frank Allen), Warren Stevens (George Burrows), Paul Stewart (Harry Thompson). 

Hutcheson (Bogart) , rédacteur en chef du Day, accepte que Burrows puisse enquêter sur les activités du riche Rienzi (Gabel) qui, malgré de frauduleuses sources de rétribution, est parvenu à échapper aux mailles de la commission sénatoriale et de la justice. Hutcheson apprend alors que son journal serait cédé au Standard, un de ses concurrents...

Richard Brooks qui fut lui-même journaliste a donné là une des œuvres les plus justes et les plus accomplies sur le monde de la presse. Un commentateur a pu dire qu'elle « respirait l'odeur même des rotatives. » Allusion à la séquence finale où Humphrey Bogart, triomphant, fait entendre au téléphone le bruit des rotatives au puissant Rienzi. Le futur réalisateur de Blackboard Jungle déclara : « Elle était basée sur la mort du New York World. » Brooks y avait été employé. Il dit également : « Le Telegram acheta le World qui était en train de mourir. Hecht et MacArthur ont écrit des histoires magnifiques sur les journaux. The Front Page [L. Milestone, 1931] était excellent, Five Star Final [1931, M. LeRoy] était un bon mélodrame et je pense que Deadline-U.S.A. était l'un des films les plus honnêtes consacrés aux journaux, non sur la fascination des patrons : Citizen Kane était consacré à William Randolph Hearst et à sa façon de se servir de la presse. Moi, j'ai voulu raconter la vérité sur les problèmes des journaux. » (Interview in Blueprint on Babylon de J.D. Marshall, Phoenix House, Tempe, 1978). Richard Brooks a surtout cherché à montrer un phénomène toujours actuel : quand un titre efface un autre titre se crée une situation qui met en péril la liberté de la presse. « Lorsque le New York World disparut, on se rendit compte que c'était un journal qui ne disait pas la même chose, ne suivait pas la même direction que les autres », fit remarquer le cinéaste. Le dénouement du film fut modifié. Accusé de communisme - on lui reprochait de sous-entendre que la liberté de la presse n'existait pas aux États-Unis -, Brooks dut se contenter d'un épilogue moins pessimiste. « Je n'avais pas les mains libres », avoua le réalisateur. Humphrey Bogart aima beaucoup le sujet et le prit très à cœur. Son discours terminal aurait pu être écrit de sa propre main. Richard Brooks l'a d'ailleurs nettement confirmé. Bogey se battait toujours avec acharnement pour ce à quoi il croyait, même lorsqu'il n'ignorait pas que certaines causes puissent être momentanément perdues. Sur le plan purement cinématographique, « tout se passe, note Bertrand Tavernier, comme si Brooks et Bogart avaient réfléchi longuement sur les diverses qualités et défauts de certaines écoles américaines, assimilant les premiers (l'efficacité du film Warner, la rapidité du thriller) et rejetant les autres (le prêche moral, la gratuité). Si l'on voulait analyser le mythe Bogart en un seul film, c'est celui-ci qu'il faudrait choisir. » (In : B. Eisenschitz : Humphrey Bogart, Eric Losfeld, 1967).

 

Bataille d'Alger (La) (La battaglia di Algeri, معركة الجزائرMaarakat medinat el Djezaïr) [1966 - Algérie, Italie, 121 min. N&B] R. Gillo Pontecorvo. Assistants-réal. Ruggero Deaodato, Giuliano Montaldo. Sc. Franco Solinas, d'après l'ouvrage de Yacef Saâdi. Mus. Ennio Morricone. Ph. Marcello Gatti. Mont. Mario Morra, Mario Serandrei. Pr. Yacef Saâdi (Casbah Film), Antonio Musu (Igor Film). I. Brahim Hadjadj (Ali la Pointe), Jean Martin (le colonel Philippe Mathieu), Yacef Saâdi (Djaffar, dans son propre rôle), Mohammed Baghdadi (Larbi Ben M'hidi), Mohammed Ben Kassen (Petit Omar alias Omar Yacef), Fouzia El Kader (Halima, une des filles du réseau bombes), Samia Kerbash (Fatiha), Ugo Paletti (le capitaine des paras), Larbi Zekkal (un moudjahid), Rouiched (l'ivrogne). Lion d'Or à la Mostra de Venise 1966.

~ Le récit d'Ali Ammar alias Ali la Pointe (1930-1957), combattant du F.L.N. algérien, connu pour sa participation à la Bataille d'Alger, à la fin de laquelle il sera tué dans une explosion ordonnée par l'Armée française. Le récit est fondé, en partie, sur les Mémoires de la Bataille d'Alger écrites en prison par le chef de la Zone Autonome d'Alger de l'A.L.N., Yacef Saâdi. Le décès d'Ali la Pointe marquera officiellement la fin de la Bataille d'Alger qui fut, en réalité, une sévère opération de police, exercée, de surcroît, en dehors de tout cadre judiciaire à Alger, et, en particulier, dans la vieille ville (Casbah). Elle constitue un épisode particulièrement sanglant et répressif de la Guerre d'Algérie (1954-1962). À cette occasion, sur ordre du ministre Résident Général français Robert Lacoste, le préfet (IGAME) Serge Barret signe le 7 janvier 1957 une délégation de pouvoir au général Massu et à sa 10e DP (Division parachutiste) afin d'assurer le « maintien de l'ordre ». Massu est chargé par un arrêté : « d'instituer des zones où le séjour est réglementé ou interdit ; d'assigner à résidence, surveillée ou non, toute personne dont l'activité se révèle dangereuse pour la sécurité ou l'ordre public ; de réglementer les réunions publiques, salles de spectacle, débits de boissons ; de prescrire la déclaration, ordonner la remise et procéder à la recherche et à l'enlèvement des armes, munitions et explosifs ; d'ordonner et autoriser des perquisitions à domicile de jour et de nuit ; de fixer des prestations à imposer, à titre de réparation des dommages causés aux biens publics ou privés, à ceux qui auront apporté une aide quelconque à la rébellion. » [Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l'école française, 2008, p. 95] Ainsi, débuta, officiellement du moins, ce qu'on nomma improprement La Bataille d'Alger. 

Dès l'année 1957 - c'est à-dire au moment fort de la Bataille d'Alger et alors que sort leur film La grande strada azzurra (Un dénommé Squarcio) -, le réalisateur Gillo Pontecorvo et l'écrivain-scénariste Franco Solinas, collaborateur de Francesco Rosi pour Salvatore Giuliano, s'intéressent de près aux événements d'Algérie et caressent le projet d'une fiction abordant ce thème. Pontecorvo comme Solinas ont tous deux été impliqués dans la Résistance italienne au fascisme et à l'occupant allemand. Ils sont communistes donc anticolonialistes. Les questions et les problèmes, à la fois militaires et politiques, liés au déclenchement d'une lutte de libération nationale ne peuvent les laisser indifférents. À l'origine, les deux hommes envisagent de réaliser un LM nommé Parà, centré sur la figure d'un parachutiste français démobilisé et devenu photographe travaillant pour une agence de presse en Algérie. Pour interpréter ce rôle, on songe à l'acteur américain Paul Newman. Au fil de leur travail commun sur le terrain, lequel bénéficie du soutien de Bernardo Valli, correspondant de guerre d'Il giorno, un quotidien de Milan, ils vont, petit à petit, élargir leurs recherches. Le sujet va se transformer en une reconstruction ultra documentée des luttes du Front de libération nationale (F.L.N.) entre 1954 et 1957. Comme le confirme Malek Bensmaïl, dans son documentaire (118 min.) La Bataille d'Alger, un film dans l'histoire (2017), le canevas initial sera abandonné. Irene Bignardi, biographe de Pontecorvo, note que le réalisateur et le coscénariste de Le soldatesse  (1965) de Valerio Zurlini, « avaient lu avec passion les écrits de Frantz Fanon et voulaient raconter une guerre d'indépendance qui, à l'époque, s'imposait pour de nombreux pays du tiers-monde comme le modèle d'un processus de libération du colonialisme ». [I. Bignardi, Memorie estorte a uno smemorato - Vita di Gillo Pontecorvo, Feltrinelli, Milano, 1999]

 

Bataille de Culloden (La) [1964 - Royaume-Uni, 69 min. N&B. Docu-fiction] R. Sc. Pr. Peter Watkins. Ph. Dick Bush. Mont. Michael Bradsell. Coordination de la bataillle. Derek Ware. Conseiller historique. John Prebble. I. Acteurs non professionnels de la région d'Inverness (Highland, Écosse). 

~ 16 avril 1746. Culloden, aux environs d'Inverness. Les régiments anglais, fidèles au roi George II, et conduits par le duc de Cumberland, se préparent à affronter les rebelles écossais dirigés par le prétendant Charles Edward Stuart. Ceux-ci sont écrasés en à peine plus d'une heure... La défaite des troupes du prince Charles entraîne une impitoyable répression qui vaut au duc de Cumberland le surnom de «boucher».

En novateur, Peter Watkins filme cet épisode historique - déjà traité sur grand écran, notamment dans deux films intitulés Bonnie Prince Charlie (1923, Charles Calvert ; 1948, Anthony Kimmins avec David Niven dans le rôle-titre), non sur le mode de la somptueuse reconstitution historique, mais en la replaçant dans le cadre d'un récit haletant aux allures contemporaines. La bataille est filmée caméra à l'épaule comme si le cameraman se trouvait effectivement sur le champ de bataille, interviewant les soldats en direct et commentant en voix off ce qui se passe. Pour beaucoup descendants directs des Highlanders tués à Culloden, les acteurs écossais y reconstruisent leur propre histoire — procédé qui sera régulièrement employé par le réalisateur (notamment dans La Commune (Paris -1871), un film impressionnant de 375 min. dans sa version intégrale). Le réalisateur prend le parti de présenter les préparatifs de la bataille, la bataille proprement dite et la terrible « pacification » qui s'ensuit. Watkins insiste sur la répression menée par le gouvernement britannique après la bataille, dont l'objectif avoué était de détruire entièrement le système des clans afin de prévenir toute nouvelle rébellion dans les Highlands. Peter Watkins refuse qu'on puisse regarder cet événement de façon passive et qu'il soit simplement objet de curiosité historique. Il établit un clair parallèle entre la « pacification »  américaine au Vietnam à cette époque et celle des Anglais dans les terres d'Écosse au XVIIIe siècle. 

 

Bataille du rail (La[1946 - France, 82 min. N&B] Réalisation et scénario : René Clément, Colette Audry. Photographie : Henri Alekan, G. Ferrier, O. Tourjansky. Musique : Yves Baudrier. Son : C. Evangelou. Montage : J. Desagneaux. Production : P. Corti - Coopérative Générale du Cinéma français. Réalisé avec la participation de la Commission militaire du CNR (Conseil National de la Résistance) et grâce à l'effort de la SNCF. Conseiller technique ferroviaire : André Delage. I. Barnault, Clarieux, Daurand, Desagneaux, Joux, Latour, Tony Laurent, Leray, Lozach, Mindaist, Pauleon, Rauzena, Redon, Salina, Max Woll et les cheminots de France. Les prises de vues commencent en mars 1945 dans la région de Lannion (Côtes-d'Armor) puis ensuite à Château-du-Loir, au dépôt du Bourget et enfin sur la ligne d'Épinac à Santenay, près de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire).

Le 19 août 1944, l'insurrection contre l'occupant est officiellement déclenchée dans le cinéma. Le Comité de libération du cinéma français (CLCF), regroupement des différents réseaux de résistance, participe à la libération du pays. Parallèlement à l'insurrection, il s'agit aussi de mettre en images ces événements. Dans les salles obscures, on y projette très vite des films témoignant du combat pour une France délivrée du joug allemand. Œuvre symbole, La Libération de Paris inaugure un cycle de réalisations héroïques qui tiennent le haut de l'affiche jusqu'à la fin de 1946. La Bataille du rail en devient l'exemple prééminent. Tourné en décors réels, selon des circonstances rigoureusement exactes et avec des participants issus du monde du chemin de fer et de la Résistance, La Bataille du rail affiche l'ambition d'être l'authentique miroir de la lutte patriotique. Concernant René Clément (1913-1996), qui, aux yeux des commanditaires, s'était nettement démarqué dans le court métrage, Ceux du rail, c'est, tout à la fois, son premier long métrage et le premier des six films qu'il consacrera à la Seconde Guerre mondiale (cf. Le Père tranquille1946 ; Les Maudits1947 ; Jeux interdits1952 ; Le Jour et l'heure1963 ; Paris brûle-t-il1966). La période de l'Occupation continuera, en effet, d'alimenter la filmographie du réalisateur, lui permettant d'en restituer un éclairage plus nuancé et plus complexe, à l'exception toutefois du dispendieux Paris brûle-t-il ?, objet de toutes les pressions et symbole des commémorations non dénuées d'intrigues politiques. Il faut étudier minutieusement la genèse de La Bataille du rail pour en découvrir simultanément sa gloire consensuelle et son ambivalence fondamentale. Distribué en février 1946 sur les écrans parisiens, La Bataille du rail est deux fois primé à Cannes - il obtient le Prix du jury et le Grand prix de la première édition du Festival - ; il rallie, de surcroît, les suffrages publics et critiques. Sylvie Lindeperg, auteur d'un livre sur la Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français [Les Écrans de l'ombre, Éditions Points, 2014] écrit : « Court métrage documentaire devenu long métrage de fiction, initiative communiste réinvestie par la SNCF, La Bataille du rail ménage, dans la brèche d'une construction chaotique, l'espace de plusieurs films parallèles dont chaque protagoniste peut se prévaloir. » On ne reviendra pas ici, en détail, sur la mise en route et la matérialisation d'un projet élargi et transformé en cours de tournage. On conseillera aux passionnés de lire les ouvrages de Mme Lindeperg et de Jean-Pierre Bertin-Maghit. Contentons-nous, en revanche, de signaler ceci : René Clément, soutenu par Colette Audry, en avait écrit le scénario et les dialogues dès l'automne 1944. Ceux-ci furent d'ailleurs l'émanation d'une écriture collective, source de témoignages émis par les cheminots résistants. À l'origine, le film devait s'appeler du nom de l'association résistante, Résistance-FerIl ne pouvait s'agir que d'un strict documentaire. La Direction générale du cinéma, en l'occurrence Michel Fourré-Cormeray, enthousiasmé par la copie de travail initiale, proposa alors d'accroître sa participation financière pour transmuer le « court métrage en un grand film dont la qualité s'avère certaine. » Ainsi, naquit La Bataille du rail. 

D'une manière remarquable, Jacques Lourcelles débusque la singularité et l'équivoque d'une telle réalisation. S'il loue, à juste raison, le réalisme et la prouesse technique du film, il en signale cependant son caractère paradoxalement univoque. L'équivoque gît précisément dans son discours globalement univoque. Or, ce discours n'est jamais constitué à partir d'éléments univoques, bien au contraire. Ces éléments dissemblables reflètent les influences politiques des différents parrainages. Au-delà, si les méthodes s'inspirent bien d'un néoréalisme à la française, elles ne conduisent pas forcément à une vérité historique multidimensionnelle. La Bataille du rail sert un discours politique consensuel et contextuel : celui du mythe de la France résistante.  Reprenons les phrases de Lourcelles : « La Bataille du rail représente une entreprise à peu près unique dans l'histoire du cinéma français. Clément utilise les moyens et les méthodes du néo-réalisme pour bâtir une épopée hagiographique de la résistance ferroviaire en France. » En bref, montrer un aspect ou plusieurs aspects, aussi confirmés soient-ils, de l'histoire de l'Occupation n'indique nullement que l'on en ait traqué sa réalité embrouillée. En second lieu, lorsqu'on invoque l'hagiographie, et, compte tenu du glissement de sens opéré à partir du XVIe siècle, cela renvoie à la construction « d'un récit à caractère merveilleux où les faits historiques sont transformés par l'imagination populaire ou par l'invention poétique. Enfin, le protagoniste-héros de la Résistance, mort au combat ou vivant encore, entre dans la légende. Il devient hágios (saint) dans une Histoire où les processus sont auréolés d'une pureté immaculée. Si l'édifice ainsi structuré peut jouer un rôle dynamique et fédérateur, il révèlera, a contrario, et, face aux séquelles des vieux antagonismes, son extrême fragilité et la rémanence de conflits politiques tenaces. Avec La Bataille du rails'érige la chanson de geste (J.-P. Bertin-Maghit : Le Cinéma sous l'Occupation. Le monde du cinéma français de 1940 à 1946. Paris, Orban, 1989) de la Résistance. » Qu'hommage soit rendu aux combattants de l'ombre, à travers ceux impliqués dans le secteur ferroviaire, n'est pas le moindre des paradoxes, tandis que s'ébranlèrent, des mois auparavant, et, sans le moindre arrêt, les lourds wagons conduisant aux camps de concentration et d'extermination. Michèle Lagny conclut, pour sa part, ainsi : « De fait, c'est à la mise en place de la légende de la Résistance que nous assistons, image d'Épinal que, pas plus que la classe politique, le cinéma français ne contestera jusqu'à la difficile sortie du Chagrin et la Pitié. » Résultat d'une gestation composite, La Bataille du rail offre une structure scindée en deux parties d'inégale longueur et de nature fort distincte. On pourrait en déduire que l'explication tient justement à la métamorphose du projet liminaire. Comment expliquer néanmoins l'hybridité déjà manifeste dans le montage de mai 1945 ? Peut-on parler de compromis tacites ? On ne saurait s'en tenir à des raisons purement techniques. L'examen des versions successives du prologue est riche d'enseignements. "Les cheminots" deviennent, dans l'ultime mouture, "les chemins de fer." Selon certains, ce n'est pas seulement la résistance ferroviaire qui doit être promue mais l'ensemble de la compagnie, hauts cadres compris. « Cette captation d'héritage qui s'observe aussi dans le changement de titre, se prolonge dans le film par l'image idyllique d'une grande famille du rail, solidaire de la base au sommet, à laquelle les cheminots de tous âges et de tous de rangs sont rattachés par d'indéfectibles liens », explique Sylvie Lindeperg. Désormais, l'éventuel contenu de classe, suggéré par la mouvance communiste, disparaît au profit d'une France, élites confondues, rassemblée contre l'occupant. Cette stratégie est dûment validée par tous les secteurs de la Résistance. Louis Armand, un des responsables de Résistance-Ferdevenu président de la Société, légitime le sacre de la SNCF, citée à l'ordre de la Nation et récipiendaire de la croix de guerre et de la Légion d'honneur. Des années plus tard, en 1985, Fred Kupferman écrira : « Il serait indécent, quand René Clément, dans La Bataille du rail, célèbre l'héroïsme des cheminots, de rappeler qu'il ne s'est pas trouvé un seul cheminot pour refuser de conduire un convoi de déportés. » Où se tient la vérité ? Il n'est pas exclu non plus que, parmi ceux qui convoyèrent, se camouflaient d'authentiques adversaires de la collaboration. Le cinéma, en ce qui le concerne, a pour vocation d'élever la prise de conscience et non de stimuler un syndrome de la culpabilisation.  

L'hybridité du film est donc attestée. Une première période - environ vingt minutes - sur le mode documentaire, placée dans une chronologie plutôt vague, décrit l'activité de sabotage des cheminots résistants. Ceux-ci s'intègrent dans une communauté indifférenciée dont la seule logique est celle d'un collectif uni par une solidarité et une foi inébranlables. Les séquences sont parfois doublées d'un commentaire off et marquées au sceau d'un rythme haletant. Le montage y joue un rôle prédominant, alternant volontairement les contrastes. Le style est influencé par le cinéma soviétique (cf. La séquence des "otages" - 20'40/21'10, Gare, extérieur jour : plans 155-170 s'achevant sur plan ciel/fumée noire - qui traduit, à l'écran, le fameux engrenage sabotage/répression/attentat). La bande-son est au diapason de ce dramatisme inéluctable : le sifflet lancinant d'une locomotive à l'arrêt est ponctué par le mitraillage des captifs. La seconde partie du film relâche la pression, laisse libre cours à l'espace fictionnel et à l'existence des destins individuels. Elle relate la bataille de la Libération (Un cheminot apprend la nouvelle du débarquement en écoutant la radio de Londres). Cette bataille consiste ici à contrecarrer coûte que coûte l'intervention allemande Apfelkern, un wagon blindé suivi de douze trains situés à peu de distance les uns des autres. « Le montage tend à effacer les ruptures et linéariser le récit, d'autant plus que des indications de dates et d'heures viennent référentialiser le développement de la temporalité interne du film. » (M. Lagny) On assiste bientôt à une autre optique du combat : les protagonistes ne sont plus noyés dans un ensemble social au caractère de classe nettement marqué. L'initiative individuelle y est soulignée.  Il n'empêche : la complicité devient générale au sein des Chemins de fer français. Jean Pouillon fustigera cette « atmosphère lénifiante d'entente entre les hommes.» Certes, mais La Bataille du rail ne pouvait être, en son temps, que l'œuvre qu'elle fut : une célébration de la Résistance, mise en scène dans les conditions d'un « habile compromis politique. » (S. Lindeperg).

 

Bateaux de l'enfer (Les) (Kanikôsen/Le Bateau-usine de crabes) [1953 - Japon, 110 min. N&B] R. Sc. Sô (Satoru) Yamamura d'après le roman de Takiji Kobayashi, Le Bateau-usine (1929). Ph. Yoshio Miyajima. Mus. Akira Ifukubé. Pr. Gendai Pro. I. Sô Yamamura (Le capitaine), Sumiko Hidaka (la prostituée), Masayuki Mori (le médecin), Shin Morikawa (Kurata), Sanae Nakahara. Titre alternatif : Les Pêcheurs de crabes. Prix du festival de Karlovy-Vary (Tchéquie) 1954. 

~ Vers 1925. Des pêcheurs de crabes dans un bateau-usine en mer d'Okhotsk. Ils souffrent de malnutrition et de conditions de travail effroyables. Face à eux, se dresse un capitaine et une intendance (Sô Yamamura) impitoyables. Les travailleurs se rebellent. Les fusiliers-marins d'un destroyer de la Marine impériale écrasent la mutinerie. 

Le film de l'acteur japonais Sô Yamamura (1910-2000) - présent dans les films des cinéastes Kenji Mizoguchi (L'Amour de l'actrice Sumako, L'Impératrice Yang Kwei-fei), Yasujiro Ozu (Voyage à Tokyo) et surtout Mikio Naruse (La Danseuse, Okuni et Gohei, Le Grondement de la montagne) - constitue sa première réalisation dans un ensemble de six films, tous réalisés au cours des années 1950. Adapter le romancier réaliste Takiji Kobayashi, mort sous la torture en 1933, est un acte de courage. L'écrivain travailla dès 1927 à la rédaction d'un premier roman sur la condition ouvrière et paysanne à Hokkaidô, mais une violente opération répressive contre les organisations de gauche l'en empêcha. Précisément, il se décida à documenter ces événements. Puis il reprendra la rédaction d'un deuxième roman, Kanikôsen (Le Bateau-usine de crabes) qu'il parvint à achever en 1928 (l'ouvrage parut pour la première fois dans la revue Jenki [L'Étendard] en mai et juin 1929). Cette œuvre est désormais considérée comme un livre majeur de la littérature « prolétarienne » japonaise, très répandue et influente au cours des années 1920. Malgré sa qualité indéniable, Kanikôsen fut, comme on pouvait s'y attendre, totalement prohibé jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Inscrit dans les manuels scolaires, adapté au théâtre et en bande dessinée, l'œuvre a connu au début du XXIe siècle, tout comme son auteur, un regain d'intérêt et une juste reconnaissance. En 2009, le réalisateur Sabu (alias Hiroyuki Tanaka) en a donné un remake. Inspiré de faits authentiques, le roman de Takiji Kobayashi narre une campagne de pêche en mer d'Okhotsk, mer bordière de l'océan Pacifique, entre le Japon - l'île d'Hokkaidô - et la Russie - la péninsule du Kamtchatka au Nord et l'île de Sakhaline à l'Ouest. Le bateau-usine Hakkô-maru dans lequel travaillent pêcheurs, ouvriers et marins se spécialise dans le conditionnement des crabes en conserves. À bord, la situation sanitaire - plusieurs hommes sont atteints du béribéri - et les conditions de travail sont effarantes. L'intendant Asakawa, qui représente les intérêts commerciaux de l'armateur, aggrave les choses en imposant un rendement démentiel. Tout manquement aux « normes de production » est sévèrement châtié par des punitions corporelles. Cet intendant n'hésite également pas à entrer en conflit avec le capitaine du bateau l'empêchant de porter secours à un confrère en détresse. Takiji Kobayashi y insère aussi un événement significatif : l'échouage d'une chaloupe de pêcheurs du Hakko-marû sur les côtes soviétiques au Kamtchatka, et la rencontre avec des Russes qui leur transmettent, grâce à un interprète chinois, des rudiments du combat de classe. Cet épisode ne figure pas dans le film de Sô Yamamura. Le contexte de « guerre froide » des années 1950 l'explique largement.

Le romancier japonais rappela qu'il n'avait jamais voulu mettre en relief tel individu au détriment d'un autre. Il préférait essentiellement décrire « un groupe de travailleurs en tant que tel, sans toucher à leur caractère ou à leur psychologie individuelle. » [Jean-Jacques Tschudin, La littérature prolétarienne japonaise dans les années 1930, Aden, vol. 11, n° 1, 2012].  De ce point de vue, Kanikôsen - le livre et plus encore le film - a laissé son empreinte dans l'histoire japonaise. Les crises économiques contemporaines en ont actualisé sa brutalité. Parmi les jeunes générations, la phrase « On se croirait dans une scène de Kanikôsen » sera fréquemment prononcée, pour mentionner la pénibilité des tâches à accomplir par les employés « non-réguliers » (freetersintérim) : ceux-ci se sentant dévalorisés et insultés comme dans le livre de Kobayashi. Sô Yamamura a retenu, à juste raison, le fait que l'écrivain, craignant jadis la censure, en avait vraisemblablement atténué la dureté en expurgeant des passages cruciaux. Georges Sadoul le sous-entend en ces termes : « [...] la mise en scène de l'acteur Yamamura, devenu pour la première fois réalisateur, pousse toujours à leur paroxysme le jeu, les cris, les bagarres, les violences, etc. » (op. cité)  Ce que confirme Olivier Gamble qui écrit : « Si l'oppression et la souffrance humaines ont des limites, elles sont ici dépassées. [...] Travaillez ou mourez, demande le chef. [...] La honte d'une telle conduite avilissante n'est que trop bien marquée par le plan final : le drapeau japonais souillé de sang flottant au-dessus d'un enfer. » [In : Guide des films, Robert Laffont Bouquins].  « Par-delà la guerre, et l’occupation, l’épopée des pêcheurs de crabes est à nouveau racontée avec des accents pacifistes et internationalistes dans le film de 1953, au cœur d’un contexte bien différent. Le traité de San Francisco a été signé en 1951, suivi par le traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon. La gauche japonaise dénonce alors la remilitarisation larvée qui accompagne cette normalisation des relations extérieures et l’affermissement de l’alliance avec les États-Unis. Elle critique notamment la constitution d’une police de réserve et le rôle central du Japon dans la guerre de Corée (1951-1953), le pays ayant en effet servi de base arrière pour les Nations unies. Une partie du cinéma d’avant-garde devient le lieu privilégié de la contestation politique. Avec Le Bateau-usine de Yamamura Sô (1953) et Le Quartier sans soleil (Taiyô no nai machi) de Yamamoto Satsuo (1954), ce sont deux œuvres de la littérature prolétarienne d’avant-guerre qui sont adaptées au cinéma. Le film de Yamamura Sô est caractérisé par son style réaliste. Les costumes, l’utilisation des dialectes (comme dans le roman), l’insertion d’images documentaires restituent la vie misérable et frustre des travailleurs des années 1920. Une saisissante utilisation du noir et blanc pour représenter la mer et dramatiser l’expression des visages, ainsi qu’une musique imposante, nous font entrer dans un univers sans espoir. Alors que le roman se clôt par l’évocation d’une seconde lutte, victorieuse : il n’y a dans le film qu’une seule révolte, manquée, et réprimée dans le sang par l’armée. Le film de 1953 n’entend pas être un appel à la lutte, mais plutôt une virulente dénonciation de la violence d’État », note, pour sa part, Évelyne Lesigne-Audoly, la traductrice française de l'ouvrage de Takiji Kobayashi. [In : Images, lettres et sons, Études asiatiques, Cairn.Info, 2010/3, n° 107]. 

 

Batman [1989 - E.-U., R.-U., 126 min. C] R. Tim Burton. Sc. Warren Skaaren, Sam Hamm. Mus. Danny Elfman, Prince. Ph. Roger Pratt. Dir. art. Leslie Tomkins, Nigel Phelps, Terry Ackland-Snow. Déc. Anton Furst. Cost. Bob Ringwood, Linda Henrikson, Tommy Nutter. Son. Bill Rowe, Don Sharpe. Mont. Ray Lovejoy. Pr. Peter Gruber, Jon Peters, Warner Bros. I. Michael Keaton (Bruce Wayne/Batman), Jack Nicholson (Jack Napier/Le Joker), Kim Basinger (Vicki Vale), Robert Wuhl (Alexander Knox), Michael Gough (Alfred Pennyworth), Pat Hingle (le commissaire Gordon), Billy Dee Williams (Harvey Dent), Lee Wallace (le maire de Gotham), Jack Palance (Carl Grissom), Jerry Hall (Alicia Hunt), Tracey Walter (Hawkins, le bras droit du Joker). Tournage : Pinewood Studios (Angleterre), octobre 1988 à janvier 1989. 

~ En 1989Gotham City est contrôlée par le parrain Carl Grissom (J. Palance). En dépit des efforts du nouveau procureur de district Harvey Dent (B. Dee Williams) et du commissaire James Gordon (P. Hingle), la corruption de la police reste chronique. Le reporter Alexander Knox (R. Wuhl) et la photo-journaliste Vicki Vale (K. Basinger) commencent à enquêter sur les agissements d'un justicier, alors que ce dernier n'est aux yeux des médias et des policiers qu'une rumeur propagée par les malfrats eux-mêmes. Vêtu d'une cape noire et d'une cagoule aux longues oreilles pointues, cet étrange noctambule sillonne avec acharnement Gotham City, semant la confusion dans les milieux du banditisme. Qui est-il ? Nul ne le sait. On ne connaît que son nom : Batman (Michael Keaton). 

Le projet Batman naît en 1979, lorsque deux producteurs achètent les droits à DC Comics et confient le scénario à Tom Mankiewicz, coauteur du Superman (1978) de Richard Donner, joué par Christopher Reeve. Le projet s'enlise, les deux producteurs en cèdent les droits à Jon Peters et Peter Guber pour Warner. Tim Burton, alors âgé de 26 ans, est abordé de suite, après le succès de son premier LM, Pee-Wee Big Adventure (1985).  Il accepte le deal. La Warner attend la confirmation des excellentes entrées de Beetlejuice (1988) pour entériner l'agreement. Près de dix ans de gestation pour un film d'une envergure cyclopéenne. Et c'est cette dimension qui pousse le studio à faire remanier constamment le scénario, faisant subir au jeune Tim Burton une pression inimaginable. 

Au moment de Batman, quel est l'historique de Tim Burton ? Natif de Burbank, surnommée la « capitale mondiale des médias », située non loin d'Hollywood, Timothy Walter Burton, garçon solitaire, passa l'essentiel de son temps dans les salles obscures goûtant sans ménagement les films de monstres comme Godzilla, Frankenstein et autres productions horrifiques, en particulier celles avec l'inénarrable Vincent Price. Il possède bientôt de vrais dons de dessinateur. Aussi, n'est-ce guère surprenant de le voir se tourner vers l'animation en intégrant la California Institute of Arts. En 1979, son film d'animation de fin d'année, L'Attaque du céleri monstrueux lui permet d'être recruté par les studios Disney. Studios qu'il finira logiquement par quitter. À propos de Rox et Rouky (1979), 31e LM d'animation du studio, sur lequel il travailla, Tim Burton disait déjà : « Leur vision du dessin n'était pas la mienne. Je me sentais prisonnier d'un schéma qui ne cadrait pas avec ma personnalité. » Disney lui aura permis simplement d'œuvrer en parallèle sur ses premiers CM.  En 1984, il met en scène un court métrage un peu plus long, avec des acteurs et des décors réels : Frankenweenie. D'une durée de trente minutes, il s'inspire de son enfance à Burbank avec les caniches à chevelure immense, lui faisant penser à Mae Clarke dans son rôle d'Elizabeth Frankenstein, et des golfs miniatures avec des moulins à vent. La Commission de Classification des Films d'Amérique recommande un accompagnement parental aux enfants de moins de douze ans, et les décideurs de Disney reviennent sur leur décision d'ajouter Frankenweenie, en avant-programme de la réédition de Pinocchio. Il décide alors de rompre avec Disney. En 1984, Warner cherche un réalisateur pour un film avec Pee-Wee Herman, personnage créé par Paul Reubens sur les planches des clubs californiens. Pee-Wee est vraiment populaire jouant son show à guichets fermés. La chaîne CBS lui offre une émission, le cinéma suit. Et c'est grâce à une amie qui a présenté Frankenweenie aux producteurs de la Warner que Tim Burton est contacté. Pee-Wee a quelque chose de Tim Burton. « Jamais je n'ai été autant en sécurité et aussi peu angoissé que sur Pee-Wee. C'était le pied intégral », déclara le réalisateur. [T. Burton in Tim Burton Entretiens avec Mark Salisbury, Points] Rebelle, solitaire, inadapté dans un univers normé, Pee-Wee ne se soucie guère du monde qui l'entoure et de la manière dont on le perçoit. Le film de Tim Burton est comme une gigantesque fête foraine, en creux une satire des États-Unis. De la spécificité du réalisateur tout y déjà : l'excentricité et l'art du travestissement, les marges et les normes, les métamorphoses monstrueuses... Pee-Wee obtient un succès commercial imprévu. Beetlejuice fera nettement mieux, c'est dire. 
De Batman, Tim Burton fera alors une œuvre totalement personnelle. Il décide de revenir à l'origine du héros de Bob Kane, signant une œuvre sombre dans un Gotham d'une noirceur effrayante. La ville, sorte de New York cauchemardesque, est construite dans les studios anglais de Pinewood par Anton Furst, directeur artistique admiré par Burton (il obtiendra un Oscar pour son travail sur Batman). Le cinéaste refuse de contourner la psyché de son héros, personnage trouble, pour le moins étrange. La question de la double personnalité devient le véritable sujet du film, et non plus les aventures d'un héros justicier. La lutte entre le clair et l'obscur concerne personnellement le cinéaste, qui expliquera que son personnage contenait beaucoup de lui et de son interprète Michael Keaton. Car si le choix de l'acteur, plutôt habitué des comédies, fait débat - et soulèvera le mécontentement des fans, qui inonderont le studio de lettres de protestation -, Tim Burton n'en démordra pas : Keaton est taillé pour être son Batman ; loin d'un Superman, il est avant tout humain, avec ce que cela comporte de fêlures, de complexité. Ce costume est la guérison de Bruce Wayne. Et il y a bien sûr le Joker, campé par un Jack Nicholson survolté, aussi extraverti que Batman est introverti, un clown prenant autant la lumière que la chauve-souris reste dans l'ombre : « un opposé complémentaire ». Selon Tim Burton, « Batman, c'est l'histoire d'un duel entre deux fous, deux hommes défigurés. » [op. cité]

« Dans ce grand combat de Mardi gras et de l'ordre urbain, incarné par la rivalité radicale entre le Joker et Batman, le cinéaste choisit évidemment le camp du premier, revendiquant les bienfaits subversifs du carnaval et les vertus jouissives de la mascarade. Et une partie du cinéma de Tim Burton peut être décrite comme une ambitieuse parade de carnaval : tous ses personnages fétiches portent des masques et semblent déguisés, l'ordre social est bouleversé puisque les héros burtoniens sont tous, sans exception, des rêveurs et des marginaux, voire des exclus, et les films eux-mêmes sont susceptibles d'être racontés comme une succession de numéros joués sur la scène d'un théâtre de foire. » [Antoine de Baecque, Tim Burton, Cahiers du cinéma]. Immense succès commercial à l'échelle mondiale, Batman fera plus de 2 millions d'entrées en France. [Source : Festival Lumière 2022. Tim Burton, prix Lumière]

 

Beatrice Cenci (Le Château des Amants maudits) [1956 - Italie, France,  93 min. C] R. Riccardo Freda. Sc. Filippo Sanjust, Attilio Riccio, Jacques Rémy, R. Freda d'après Attilio Riccio. Ph. Gábor Pogány. Mus. Franco Mannino. Mont. Giuliana Taucer, R. Freda. Scénographie. Arrigo Equini. Déc. Maurizio Chiari. Cost. F. Sanjust. Pr. Electra Compagnia Cinematografia, Franco London Films. I. Micheline Presle (Lucrezia), Gino Cervi (Francesco Cenci), Mireille Granelli (Beatrice Cenci), Fausto Tozzi (Olimpio Calvetti), Frank Villard (le juge Ranieri), Antonio De Teffé (Giacomo Cenci), Claudine Dupuis (Martine), Emilio Petacci (Marzio Catalano). 

~ Rome, 1598. Une version de l'histoire de la belle Beatrice, fille d'un patricien violent et immoral, Francesco Cenci (Gino Cervi). Celui-ci vient d'être assassiné. L'enquête s'arrête sur son fils Giacomo (A. De Teffé), l'amant de sa belle-mère Lucrezia (M. Presle). Pour le défendre, Lucrezia accuse Olimpio Calvetti (F. Tozzi), l'intendant de Francesco, qui avait aidé Béatrice Cenci, fille de Francesco et sœur de Giacomo. Soumise à la torture, Béatrice accuse également Olimpio, mais elle est condamnée à mort et décapitée au château Saint-Ange. Finalement, le juge fait également enfermer Giacomo et Lucrezia.

Beatrice Cenci (1577-1599), fille du seigneur Francesco du même nom, fut décapitée à l'aube du 11 septembre 1599. Cette jeune femme si belle, aux traits si doux et si purs, fut jugée et exécutée pour avoir participé avec son frère Giacomo et Lucrezia Petroni (la seconde femme de Francesco Cenci) à l'assassinat de son père. Ce fut la version des juges de l'époque. La pape Clément VIII refusa la grâce. Les Cenci était une famille patricienne dont la branche principale se trouvait à Rome. Elle participa activement à la vie sociale et politique de la Ville Éternelle. Les Cenci d'Arenula, le clan dont faisait partie Beatrice, était la branche la plus importante. La famille compta un pape (Jean X, 914-928) et quatre cardinaux. Francesco Cenci avait souvent été arrêté en raison de ses actes brutaux et pervers. À chaque fois, il fut rapidement relâché. C'était un personnage influent qui avait rendu d'incontestables services à la papauté. Sa célébrité présente, il la doit à sa fille. A-t-elle participé à son meurtre ? Rien n'est moins certain. En revanche, sa mort sous la guillotine, la mannaya, provoqua la compassion et la pitié du bon peuple romain qui connaissait la sinistre réputation de Francesco Cenci. Lors de l'exécution des Cenci, qui eut lieu sous un soleil de plomb, certains spectateurs sont morts d'insolation. Le plus célèbre d'entre eux fut le jeune aristocrate Ubaldino Ubaldini, dont Francesco Domenico Guerrazzi et Stendhal (dans ses Chroniques italiennes) rapportent le décès. La jeune femme est devenue, au fil du temps, une figure doloriste qui aura inspiré historiens et artistes : peintres, poètes, littérateurs et... cinéastes. Stendhal note, dans le récit Cenci inclus dans l'ouvrage précité, sa visite au palais Barberini. Ici, il s'extasie devant le chef-d'œuvre - un portrait de « Béatrix Cenci » - qu'il attribue au Guide (alias Guido Reni). D'autres, plus tard, pensent que cette Femme au turban blanc serait plutôt l'œuvre d'une des élèves du maître, Ginevra Cantofoli (1618-1672) de l'école de Bologne. Peu importe l'auteur ou l'autrice. L'auteur de Vanina Vanini décrit ce tableau ainsi : « Ce grand peintre a placé sur le cou de Béatrix un bout de draperie insignifiant ; il l'a coiffée d'un turban ; il eût craint de pousser la vérité jusqu'à l'horrible, s'il eût reproduit exactement l'habit qu'elle s'était fait faire pour paraître à l'exécution, et les cheveux en désordre d'une pauvre fille de seize ans qui vient de s'abandonner au désespoir. La tête est douce et belle, le regard très doux et les yeux fort grands : ils ont l'air étonné d'une personne qui vient d'être surprise au moment où elle pleurait à chaudes larmes. Les cheveux sont blonds et très beaux. Cette tête n'a rien de la fierté romaine et de cette conscience de ses propres forces que l'on surprend souvent dans le regard assuré d'une fille du Tibre, di una figlia del Tevere, disent-elles d'elles-mêmes avec fierté. Malheureusement, les demi-teintes ont poussé au rouge de brique pendant ce long intervalle de deux cent trente-huit ans qui nous sépare de la catastrophe dont on va lire le récit. » [Stendhal, Les Cenci, Chroniques italiennes] Ainsi, Beatrice Cenci fera-t-elle désormais l'objet d'une forme de contemplation désolée. La toile la rajeunit considérablement : est-ce raison pour que Stendhal lui donne à peine seize ans ? À l'été 1819, un autre amoureux de l'Italie, le poète romantique Percy Bysshe Shelley l'avait précédé avec une pièce écrite en cinq actes, The Cenci, A Tragedy. Une pièce qui restera longtemps injouable : les thèmes de l'inceste et du parricide étant tabous. Shelley avait, lui aussi, contemplé la toile au palazzo Barberini. Elle l'avait beaucoup intrigué. Quant à son œuvre, son épouse, Mary Shelley, l'autrice de Frankenstein ou le Prométhée moderne, et William Wordsworth jugèrent qu'elle était la plus grande tragédie de l'époque. Elle se concluait, en son acte final, par le comportement magnifique de Beatrice Cenci, refusant d'avouer et marchant stoïquement à la mort. Ce n'est pas exactement la version donnée par Stendhal qui écrit : « En allant à la mort ses cheveux blonds et bouclés lui retombaient sur les yeux, ce qui donnait une certaine grâce et portait à la compassion. » Cette description est nettement plus ambiguë. Le natif de Grenoble voit en elle une figure poignante, rien de plus. Alors que le poète anglais en fait une héroïne qui clame haut et fort son innocence. Le réalisateur italien Riccardo Freda en fait, à partir de la réécriture du drame par Attilio Ricci, une victime innocente. C'est tout à son honneur. Voici ce qu'il déclarait autrefois à Éric Poindron : « [...] l'histoire des Cenci est presque un mythe [...] elle devait être innocente pour que le drame se noue et que l'émotion domine le film du début à la fin. [...] Si elle avait été coupable, mon film devenait un polar. Innocente, c'est un fait divers... Ensuite, il faut donner du lyrisme à ce fait divers et j'ai trouvé les ingrédients : adultère, inceste, empoisonnement, procès, séance de tortures, échafaud. [...] Beatrice Cenci est un péplum moderne. Encore un drame sans issue comme les tragédies grecques. [...] » [E. Poindron, Riccardo Freda. Un pirate à la caméra. Institut-Lumière/Actes Sud, 1994] 

Filmé en CinemaScope - le premier du cinéaste -, Le Château des amants maudits ou Beatrice Cenci est peut-être l'œuvre la plus somptueuse de Riccardo Freda, éclairée par l'intelligence de l'opérateur magyar Gábor Pogány. « Il a, de suite, compris que je désirais que Beatrice Cenci soit une fresque, mais une fresque malsaine », dit Freda [op. cité]. La composante plastique n'y est jamais sollicitée gratuitement.  Celle-ci est toujours au service du drame violent qui se joue. Freda utilise la couleur pour opposer ceux qui détiennent le pouvoir - les adultes - et ceux qui en subissent les difformités - les enfants, les plus jeunes. À cette fin seulement, correspond une recherche compositionnelle qui va fouiller du côté de Carpaccio, Véronèse ou Léonard. Il ne faut pourtant quêter ici nulle vérité historicisante, plutôt ressentir dans l'intensité et le dynamisme du drame vécu le souffle d'une vérité humaine supérieure. « Cette synthèse de la dynamique et de la plastique, toujours naturelle chez Freda, trouve dans ce film une de ses meilleures applications. » [J. Lourcelles]

Autres versions de Beatrice Cenci :

1908. Albert Capellani

1909. Mario Caserini

1926. Baldassare Negroni

1941. Guido Brignone

1969. Lucio Fulci (Liens d'amour et de sang)

 

Beau fixe sur New York (It's Always Fair Weather) [1955 - États-Unis, 101 min. CinemaScope, C] R. Gene Kelly et Stanley Donen. Sc. Betty Comden, Adolph Green. Ph. Robert J. Bronner. Mus. B. Comden, A. Green, André Previn. Dir. art. Cedric Gibbons, Arthur Lonergan. Cost. Helen Rose. Mont. Adrienne Fazan. Pr. MGM/Arthur Freed. I. Gene Kelly (Ted Riley), Dan Dailey (Doug Hallerton), Cyd Charisse (Jackie Leighton), Dolores Gray (Madeline Bradville), Michael Kidd (Angie Valentine). 

~ Le jour de l'armistice, trois amis qui viennent de faire la guerre ensemble, promettent de se revoir dans le même bar, dix ans plus tard, jour pour jour, heure pour heure. Leurs retrouvailles sont extraordinairement décevantes : tout ou presque les séparent, et chacun regrette, en son for intérieur, d'avoir honoré ce rendez-vous. 

Troisième volet de la trilogie des comédies musicales conçues par une équipe fusionnelle (Kelly, Donen, Freed, Comden, Green) - les deux premières étant Un jour à New York/On the Town et Chantons sous la pluie. It's Always Fair Weather connut, à l'inverse des deux autres, un échec commercial inattendu. Ce fut fort injuste. Cette œuvre était, en réalité, la plus audacieuse, que ce soit au plan purement technique ou esthétique, que dans sa dimension artistique. Jacques Lourcelles explique, à sa manière, les raisons de son moindre retentissement. Là, où le public s'attendait à une histoire allègre et insouciante, il eut droit, a contrario, à une chronique désenchantée et teintée d'une tonalité caustique à l'endroit de la société américaine. « Dans l'esprit de Gene Kelly, écrit Lourcelles, Beau fixe sur New York devait être à Un jour à New York ce que Vingt ans après sont aux Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas. Avec Un jour à New York, Donen et Kelly avait déjà "sorti" la comédie musicale de l'univers clos des scènes de théâtre pour la faire évoluer en extérieurs réels à travers New York. Ils continuent ici leur entreprise de renouvellement en inscrivant à l'intérieur du genre une véritable comédie dramatique, tendant parfois au drame psychologique. [...] It's Always Fair Weather introduit dans la comédie musicale la notion de "temps vécu" et ne se prive pas de souligner les déceptions et la mélancolie des personnages (Au passage le film satirise également la démagogie de certaines émissions de télévision, la bêtise et le mercantilisme de la publicité, la corruption des milieux de la boxe.) Le miracle est que cette thématique âpre ait stimulé comme jamais l'invention des chorégraphes, danseurs, acteurs, etc. auxquels le CinémaScope (utilisé pour la deuxième fois par Donen) propose de nouveaux défis. » (op. cité) Parmi les nombreux numéros mémorables, on citera la nuit d'ivresse collective des trois amis avant leur séparation initiale : ils dansent dans les rues de New York les pieds accrochés aux couvercles de boîtes à ordures publiques (photo ci-dessus).    

 

Beauté du diable (La) [1950 - France, Italie, 93 min. N&B] R. René Clair. Sc. R. Clair, Armand Salacrou d'après Faust de Goethe. Ph. Michel Kelber, Gianni Di Venanzo. Déc. Léon Barsacq, Aldo Tommasini. Mus. Roman Vlad. Cost. Mayo (peintre). Mont. James Cuenet. Pr. Franco-London-Films (France), Universalia, Enic (Rome). I. Michel Simon (le docteur Faust/Méphistophélès), Gérard Philipe (Méphisto/Henri Faust jeune), Nicole Besnard (Marguerite), Simone Valère (la princesse), Carlo Ninchi (le prince), Raymond Cordy (le serviteur). 

Dans un lieu et à une époque indéterminés, on fête le jubilé du doyen d'une université, le docteur Faust (Michel Simon). L'homme de science a le sentiment que son existence a été vaine et inaccomplie. Envoyé par Lucifer, Mephistophélès lui apparaît bientôt qui lui propose un contrat : échanger sa jeunesse contre sa vieillesse, qui équivaut également à troquer gloire et richesse au détriment de la beauté de son âme. Faust accepte l'arrangement. Il change d'apparence et tout semble fonctionner. Mais un stratagème du démon montre que la convention n'est qu'un marché de dupes. Le docteur Faust tente alors d'inverser le cours du destin... Il signe un pacte avec l'enfer. 

René Clair présenta son film de cette manière : « Il existe quelques thèmes d'une richesse inépuisable. Ce sont ceux dont un auteur devrait se méfier. Mais pourquoi un nouveau Faust, dira-t-on, et à notre époque ? Le personnage s'éclaire étrangement. [...] Le grand courant qui poussait les alchimistes s'est continué jusqu'à l'âge des découvertes atomiques. Et mes contemporains ont le privilège d'assister au spectacle d'une humanité qui, ayant perdu son âme à la science, cherche à prévenir la damnation du monde vers laquelle l'entraînent ses propres travaux. » (In : G. Sadoul, Dictionnaire des films, Seuil). Si le réalisateur n'a pas voulu donner plus de précisions sur les lieux et les temps - une principauté italienne au XVIIe siècle ? - où se déroule l'action du film, c'est afin d'en donner le caractère de fable universelle qu'est devenue, au fil des époques, l'œuvre de Goethe. Imaginé au plus fort de l'épouvante atomique surgie à la fin des années 1940, La Beauté du diable est l'unique film de René Clair qui cherchait à transmettre ouvertement un message à l'égard de ses semblables. Celui-ci, écrivit Roger Boussinot, aurait pu se résumer ainsi : « Il ne faut pas jouer avec le feu. [...] Mais, comme c'était dit au moment où, sous l'impulsion des communistes, avait lieu la campagne des signatures pour l'Appel de Stockholm, René Clair se fit rappeler à l'ordre par la critique conformiste. Il se le tint pour dit et ses œuvres ultérieures seront - selon son expression - « aussi inutiles qu'un rossignol à une rose. »  Boussinot considère, pour sa part, que « venant après Le Silence est d'or (1947), La Beauté du diable est d'invention aussi déliée, et cela à un niveau plus élevé d'ambition. À cette occasion, fait exceptionnel, Clair s'est adjoint en Armand Salacrou un collaborateur qu'il a tenu pour son égal plutôt qu'un sparring partner comme à l'accoutumée : « ... ce qui nous intéressait aussi dans le projet d'écrire un Faust, c'était une affaire de métier, un problème de construction dramatique . » [...] L'intrigue en elle-même est ingénieuse et alerte, souvent fort réjouissante. [...] L'esprit est par instant franchement voltairien. [...] Au faîte de son pouvoir, Faust voit, dans un miroir magique, se déclencher l'apocalypse atomique, par sa faute. René Clair et Salacrou proclamaient avec talent que « science sans conscience » est désormais non seulement la ruine de l'âme, mais aussi des corps, des biens et même des privilèges. [...] L'interprétation du couple Michel Simon-Gérard Philipe était éblouissante. Le génie de Michel Simon n'a jamais, sans doute, été aussi évident que dans ce film. » (R. Boussinot, op. cité). 

 

Belle de jour [1967 - France, Italie, 101 min. C] R. Luis Buñuel. Sc. Jean-Claude Carrière, L. Buñuel d'après le roman homonyme de Joseph Kessel, paru en 1928. Ph. Sacha Vierny, Philippe Brun. Son. René Longuet. Mont. Louisette Hautecœur. Dir. art. Robert Clavel. Cost. Yves Saint Laurent. Scripte-girl. Suzanne Durrenberger. Prod. Henri Baum, Paris Film (Robert et Raymond Hakim), Five Film. I. Catherine Deneuve (Séverine Sérizy), Jean Sorel (Pierre Sérizy), Michel Piccoli (Henri Husson), Geneviève Page (Mme Anaïs), Francisco Rabal (Hippolyte), Pierre Clémenti (Marcel), Françoise Fabian (Charlotte), Francis Blanche (M. Adolphe), Macha Méril (Renée Fevret), Maria Latour (Mathilde), Georges Marchal (le duc), Muni (Pallas).

~ Le titre du livre écrit par Kessel suggère le nom vernaculaire d'une plante dont les fleurs n'éclosent que durant le jour. Il est donné à Séverine Sérizy (Catherine Deneuve) par la patronne d'une maison de passe appelée Mme Anaïs (G. Page). Séverine, épouse d'un médecin, se prostitue en effet l'après-midi entre quatorze et dix-sept heures et uniquement quelques jours de la semaine. Cette femme magnifique ne parvient pas, semble-t-il, à trouver le plaisir avec son mari, un bel homme qu'elle aime pourtant passionnément. Elle est en outre hantée par des fantasmes sado-masochistes. 

Le roman de Joseph Kessel fit scandale lors de sa publication chez Gallimard à la fin des années 1920. Sa réputation demeura sulfureuse jusqu'à l'adaptation cinématographique réalisée par Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière. À dire vrai, l'œuvre de l'écrivain parut d'abord en feuilleton dans l'hebdomadaire Gringoire dont Kessel en assura la direction littéraire jusqu'en 1932. Le lectorat du journal, propriété de l'ancien député d'Ajaccio Horace de Carbuccia, un proche du fameux préfet conservateur Jean Chiappe, fut notablement choqué par ce roman. Kessel déclarait à propos de son roman : « Certains m'accusèrent de licence inutile, voire de pornographie. On ne trouvera rien à leur répondre. [...] En abordant le sujet que j'avais choisi, je savais quel risque je courais. Mais le roman achevé, je n'ai pas eu le sentiment qu'on pût se méprendre sur le dessein de l'auteur. [...] Ce que j'ai tenté avec Belle de Jour, c'est de montrer le divorce terrible entre le cœur et la chair, entre un vrai, immense et tendre amour et l'exigence implacable des sens. Ce conflit, à quelques rares exceptions près, chaque homme, chaque femme qui aime longtemps, le porte en soi. [...] Le sujet de Belle de Jour n'est pas l'aberration sensuelle de Séverine, c'est son amour pour Pierre indépendant de cette aberration et c'est la tragédie de cet amour. » On comprend d'emblée ce qui démarque le cinéaste aragonais du romancier français. L'aberration de l'écrivain est précisément ce qui intrigue le réalisateur. En réalité, ce dernier s'intéresse non pas uniquement à cette aberration en soi, mais plutôt à ce que dissimule cette aberration. De faitla raison pour laquelle le réalisateur du Journal d'une femme de chambre (1963) d'après Mirbeau n'aime pas le livre de Kessel est compréhensible. S'il accepte, en fin de compte, la proposition des frères Hakim c'est parce qu'il y perçoit la possibilité de filmer autre chose que des faits « scandaleux » qui ne diront rien sur l'âme des êtres qu'il décrit. Buñuel, soutenu par J.-C. Carrière, tisse donc l'univers intérieur de Séverine alias Belle de jour, en bref ses rêves et ses obsessions. De ce point de vue, les hardiesses de l'œuvre buñuelienne n'auront jamais accosté aussi loin qu'ici. « La juxtaposition entre les scènes réalistes et les scènes oniriques est perverse en elle-même dans la mesure où, repérable au début, elle abolira peu à peu la frontière entre les deux types de scènes », note Jacques Lourcelles (op. cité). Du reste, le cinéaste ira jusqu'à faire dire à Séverine que ses rêves l'ont abandonnée au sein même d'une scène à caractère onirique. Ensuite, l'image de Catherine Deneuve est terriblement mise à contribution : le cinéaste prend un certain plaisir à maculer et injurier sa beauté physique faite de douceur et de surfaces lisses. Cependant, il parvient contradictoirement à ne jamais salir son intégrité morale, conformément à son éthique bien connu de ne pas profaner l'expression du désir. Ne déclarait-il pas à propos de Viridiana (1961) : « L'idée d'avoir à sa merci une femme endormie me semble très stimulante. Je peux la réaliser dans l'imaginaire, mais dans la pratique cela m'effraierait » ?  Alain Bergala note : « Dans ce film, le réalisateur espagnol est en quelque sorte à la place du héros de El (ndlr : film mexicain sorti en 1963 et nommé en France, Tourments. Arturo de Córdova y incarne le rôle principal) qui voudrait à la fois souiller sa femme et en préserver à tout prix la pureté. » (In : Luis Buñuel, Ed. Cahiers du cinéma, Paris, 2007). La dignité de Belle de jour se tient au-delà de la morale, dans le respect d'éros et d'agapè. Paradoxe : Belle de jour selon Buñuel, œuvre immensément audacieuse, fera salle comble. Le cinéaste, plutôt sceptique, dira : « Ce fut peut-être le plus grand succès commercial de ma vie, je l'attribue aux putains du film plus qu'à mon travail. » (In : L. Buñuel, Mon dernier soupir. Robert Laffont, 2000). 

 

Belle Équipe (La) [1936 - France, 101 min. N&B] R. Julien Duvivier. Sc. Charles Spaak, J. Duvivier. Ph. Jules Krüger, Marc Fossard. Déc. Jacques Krauss. Mus. Maurice Yvain, Louis Poterat (chanson : Quand on s'promène au bord de l'eau, interprétée par J. Gabin). Mont. Marthe Poncin. Pr. Arys Nissoti  / Ciné Arys Prod. I. Jean Gabin (Jean), Charles Vanel (Charles), Raymond Aimos (Raymond dit Tintin), Viviane Romance (Gina), Micheline Cheirel (Huguette), Raphaël Medina (Mario), Charles Dorat (Jacques), Jacques Baumer (M. Jubette), Marcelle Géniat (la grand-mère). 

~ Cinq amis - quatre ouvriers au chômage et un réfugié espagnol - gagnent à la loterie et entreprennent sous l'influence de l'un d'entre eux, Jean (Gabin), d'acheter un bout de terrain sur les bords de la Marne afin d'y bâtir une guinguette. Ils la baptisent Chez nous. Ils se lancent, pleins d'ardeur et d'espoir, dans le travail. Mais la police arrête Mario (Medina), tandis que Jacques (Dorat), très épris d'Huguette (Cheirel), souhaite refaire sa vie au Canada. Survient Gina (Romance), l'ex-femme de Charles (Vanel) qui réclame sa part des gains... 

À l'instar du Crime de M. Lange (1935, J. Renoir), La Belle Équipe baigne dans l'atmosphère de l'époque du Front populaire. Une ambiance de joyeuseté fraternelle paraît imprégner la tonalité initiale du film. Julien Duvivier, en pessimiste incurable, détrompe rapidement nos espérances. La camaraderie n'aura duré qu'un temps. Et pas forcément parce qu'on se brouille. « La grandeur d'âme d'un des amis, le statut politique d'un autre, la malchance du troisième et la rivalité sentimentale des deux derniers viendront à bout de la belle équipe », écrit Jacques Lourcelles. [op. cité] La première conclusion du film - nous étions au moment du Front populaire - fut jugée trop  sombre par les producteurs : Duvivier fut obligé de la (re)tourner dans une perspective plus optimiste, mais complètement en contradiction avec la substance et l'esprit global du film. Fort heureusement, cette terminaison a été définitivement écartée : un DVD est sorti chez Pathé, présentant le film dans une version restaurée le 1er juin 2016 avec la fin pessimiste de la version originale de Duvivier. ll est vrai qu'entendre Jean Gabin bredouiller plusieurs fois, après avoir tué son rival (Charles Vanel) : « C'était une belle idée... une belle idée » sonne bien plus juste et plus profondément en nous que l'épilogue heureux. Le Front populaire, en effet, n'était-ce pas une belle idée ? Il est vrai qu'à partir de là, Jean Gabin avait fixé, et pour une éternité, la figure de l'infortuné prolétaire accablé par le déterminisme social. Reste à savoir si ce dénouement n'est pas plus fabriqué et plus arbitraire que l'autre. Le revolver, les accusations de Charles et les colères de Jean : tout paraît ici peu naturel et infiniment exagéré.

Tournage des extérieurs : Chennevières-sur-Marne.  

 

Belle et la Bête (La) [1946 - France, 96 min. N&B] R. Sc. Dialogues et commentaire. Jean Cocteau d'après le conte de Mme Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1756). Conseiller technique. René Clément. Ph. Henri Alekan. Son. Jacques Lebreton, Jacques Carrère. Mus. Georges Auric. Dir. artistique. Christian Bérard. Costumes. Marcel Escoffier, Antonio Castillo. Maquillage. Hagop Arakelian. Montage. Claude Ibéria. Pr. André Paulvé. I. Jean Marais (la Bête, Avenant et le Prince), Josette Day (Belle), Marcel André (le père), Mila Parély (Adélaïde), Michel Auclair (Ludovic), Nane Germon (Félicie), Raoul Marco (un marchand). Prix Louis-Delluc 1946. 

La fille (Belle, Josette Day) d'un marchand ruiné (Marcel André), moquée par ses deux sœurs, frivoles et vaniteuses, demande à son père de ramener simplement une rose et non les riches présents que les autres exigent. Les marchandises sauvées d'un vaisseau à quai n'ont pu régler qu'une partie de la dette du marchand. Sur le chemin du retour, le père de Belle s'égare en pleine forêt. Il atterrit dans une mystérieuse demeure où, sans qu'il ait demandé quoi que ce soit, un dîner lui est servi. Au lever du jour, il cueille dans le jardin une fleur pour Belle. Ce qui provoque l'ire du maître des lieux, la Bête (J. Marais), monstre vêtu comme un prince mais dont la tête chevelue et poilue est semblable à celle d'un lion. La Bête réclame comme compensation la vie du marchand ou celle de l'une de ses filles... 

« Ce conte fantastique adapté, par Jean Cocteau, ce touche-à-tout de génie, de l'original de Mme Leprince de Beaumont se situe au XVIIIe siècle. [...] La Belle refuse sa main à la Bête, mais lui donne son affection. La Bête dépérit de chagrin, puis meurt, mais en mourant se métamorphose en prince charmant sous les traits d'Avenant. Les fiancés s'envolent en apothéose. Le conte, apologue chez l'écrivaine, et même pédagogique, est devenu chez Cocteau une méditation sur l'amour, la mort et la poésie. Simultanément, l'amour humain comme l'entendent la plupart des humains (donc l'amour hétérosexuel) n'est plus qu'un prétexte, en lui-même indifférent, à festons et astragales (une séquence de beaux garçons mimant les gestes des lavandières entre des draps séchant au vent d'été fut coupée avant distribution publique). C'est glacé, pétrifié, précieux parfois, assez beau dans son ordre. Cocteau a écrit le journal de ce film [La Belle et la Bête, journal d'un film, J.-B. Janin, Éd. du Palimugre, 1946, Éd. du Rocher, Monaco, 1958 ; Éd. Rombaldi, 1971]. Le tournage décrit par Cocteau semble être une sorte d'exercice spirituel et le résultat d'une recherche archéologique intime. Il écrit par exemple : « Mon travail est un travail d'archéologue. Le film existe (prééxiste). Il me faut le découvrir dans l'ombre où il dort, à coups de pelles et de pioche. Il m'arrive de l'abîmer à force de hâte. Mais les fragments intacts brillent d'un beau marbre. » Ou encore : « Il semble que, caché derrière l'écran, je dise : il se passe telle ou telle chose. Les personnages n'ont pas l'air de vivre, mais de vivre une vie racontée. » [Source : Roger Boussinot, L'Encyclopédie du cinéma, Bordas, 1980] La Cinémathèque française présentait le film de cette manière :  « Cocteau sort exsangue du tournage épique, Jean Marais a souffert mille tortures sous son maquillage de Bête. Le conte cruel de madame Leprince de Beaumont prend corps dans les décors féeriques de Christian Bérard, sous les lumières du génial Henri Alekan, convoque Vermeer et les gravures de Gustave Doré, séduit par ses trucages artisanaux. Des bras tiennent des chandeliers, des voilages dansent dans une brise invisible, Josette Day, la Belle, semble glisser sur le sol. Et Cocteau, cinéaste-poète, tisse, dans une atmosphère qui tient du merveilleux et du surréalisme, un chef-d'œuvre enchanteur, le fameux « ruban de rêves » qui éblouissait Orson Welles. »

La Belle et la Bête, conte repérable dans l'imaginaire humain universel contient des thèmes ayant trait à l'amour et la rédemption. L'une des versions les plus vieilles devrait être attribuée au philosophe romain de Numidie, Apulée, né vers 125 à Madaure (aujourd'hui, M'daourouch dans l'Est de l'Algérie). Elle est inclus dans l'illustre L'Âne d'Or ou Les Métamorphoses. Cette légende apparut en France sous la plume de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve en 1740 dans un recueil (La Jeune Américaine et les contes marins) publié de façon anonyme. La Belle et la Bête ne parvint à la célébrité que lorsqu'il fut écourté et repris par Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. Au cinéma, une première adaptation apparaît en 1908 dans un CM muet produit par Pathé Frères et réalisé par Albert Capellani. À la suite du film réalisé par Cocteau, les remake seront continuels. Aussi, est-il aléatoire de les citer de façon exhaustive. En 1962, sort un LM américain dû à Edward L. Cohn, produit par Harvard Film Corp. et distribué par UA (United Artists). Plus intéressante sans doute, la version qui y insère une dimension de suspense horrifique chez le Slovaque Juraj Herz, Panna a netvor (La Belle et la Bête - 83 min.), distribuée en 1978. Les studios Disney, comme il aurait fallu s'y attendre, produisent un dessin animé en 1991, réalisé par Gary Trousdale et Kirk Wise. Les mêmes studios sont à la manœuvre pour en faire un film musical fantastique réalisé par Bill Condon en 2016 et d'une durée de 130 minutes. Emma Watson est Belle et Dan Stevens la Bête. Le scénario reprend les éléments du film d'animation précédent. Beauty and The Beast de M. Condon est un immense succès commercial. 

 

Belle Noiseuse (La) [1991 - France, 240 min. C] R. Jacques Rivette. Sc. Pascal Bonitzer, Christine Laurent, J. Rivette librement inspiré du Chef-d'œuvre inconnu (1831) d'Honoré de Balzac. Ph. William Lubtschansky. Son. Florian Eidebenz. Mus. Igor Stravinsky. Mont. Nicole Lubtchansky. Déc. Emmanuel de Chauvigny. Prod. Martine Marignac|Pierre Grise Prod. I. Michel Piccoli (Édouard Frenhofer), Jane Birkin (Liz), Emmanuelle Béart (Marianne), Marianne Denicourt (Julienne), David Bursztein (Nicolas), Gilles Arbona (Balthasar Porbus), Bernard Dufour (la main du peintre). Grand Prix du jury Festival de Cannes 1991. Prix Méliès 1991. Césars 1992

~ Nicolas (D. Bursztein), un jeune peintre, rêve de rencontrer son aîné Édouard Frenhofer (Piccoli) qu'il admire. Par l'intermédiaire de Porbus, un marchand de tableaux, il est introduit dans sa demeure accompagné de sa belle compagne, Marianne (E. Béart). Frenhofer les conduit dans son atelier qu'il a abandonné depuis qu'il n'a pu achever ce qui devait être son opus magnum, La Belle Noiseuse et dont sa femme Liz (J. Birkin) avait servi de modèle. L'apparition de Marianne l'incite à reprendre son œuvre. Elle lui servira de nouvelle inspiration. Nicolas accepte le projet. Marianne, en revanche, est réticente. Elle se présente pourtant au domicile de Frenhofer le jour d'après. Durant les cinq journées de pose, la tension entre chacun des personnages est très perceptible. Marianne s'implique à la longue dans le projet. Mais lorsqu'elle voit le tableau terminé, elle est totalement épouvantée. Cette toile qui semble avoir redonné une forme de sérénité à l'artiste déchire, en revanche, la jeune femme. Le mystère de La Belle noiseuse est entier. 

 

Belles années de Miss Brodie (Les) (The Prime of Miss Jean Brodie) [1969 - Royaume-Uni, E.-U., 116 min. C] R. Ronald Neame. Sc. Jay Presson Allen, d'après le roman de Muriel Spark, Le Bel âge de Miss Brodie (1961). Ph. Ted Moore. Mus. Rod McKuen. Déc. John Howell. Cost. Joan Bridge, Elizabeth Haffenden. Mont. Norman Savage. Pr. Robert Fryer (Fox), James Cresson. I. Maggie Smith (Jean Brodie), Robert Stephens (Teddy Lloyd), Pamela Franklin (Sandy), Celia Johnson (Miss MacKay), Gordon Jackson (Gordon Lowther), Jane Carr (Mary McGregor), Diane Grayson (Jenny). 

~ Édimbourg, 1932. Une jeune professeure d'une école pour filles use avec ses élèves de méthodes pédagogiques peu conventionnelles. Elle enseigne l'amour, l'art voire la politique plutôt que les matières traditionnelles. Ses « préférées » peuvent également passer leur week-end dans la propriété de son amant, un professeur de dessin, Teddy Lloyd (Stephens). Elle leur inculque le goût de l'individualisme plutôt que celui de l'esprit d'équipe, la préférence pour les arts ou la beauté plutôt que les sciences exactes. Adepte d'une stricte discipline, elle fait aussi l'éloge de Mussolini et Franco... Une des filles, Mary, gagnée à l'idéal fasciste, rejoint les rangs franquistes en Espagne et y meurt. La triste nouvelle parvient au collège... 

Les films se déroulant en milieu scolaire ont souvent inspiré le cinéma britannique. C'est qu'ici l'institution entretient des rapports très étroits avec la société elle-même. Le concept, établi à la fin du XIXe siècle, des public schools constitue toujours un marqueur social et bénéficie d'un prestige inentamé. La critique du monde du collège ou simplement l'expression d'un désenchantement comme, par exemple, dans The Browning Version (L'Ombre d'un homme, 1951) de Anthony Asquith avec Michael Redgrave, ne constitue pas précisément l'objet du film. C'est en ce sens qu'en adaptant un roman célèbre de Muriel Spark, Ronald Neame fait œuvre originale. Le réalisateur estompe le côté théâtral du scénario de Jay Presson Allen en faveur d'une construction dramatique classique mais efficace. « De la reconstitution pittoresque et assez ironique d'une école écossaise des années 1930, de la description amusée d'un personnage excentrique et attachant (Miss Brodie en l'occurrence), on passe insensiblement à la dénonciation corrosive d'une forme nocive d'abus de pouvoir.  » (J. Lourcelles) Car, ici ce n'est pas du contenu pédagogique dont on s'entretient, conservateur ou progressiste, mais de la relation privilégiée enseignant-élèves. Or, l'enseignant ne doit jamais perdre de vue qu'il n'est, à aucun moment, celui qui décide des engagements ou des choix idéologiques ou philosophiques ou des préférences esthétiques ou scientifiques de l'élève. L'enseignement n'est qu'un facteur d'éveil du savoir et de l'intelligence. « Les auteurs font porter leur réflexion sur la responsabilité morale de l'enseignant face à ses élèves, dont les esprits malléables sont encore en formation. » [Guy Bellinger, Guide des films Tulard, Robert Laffont, 2002] Interprétation exceptionnelle de Maggie Smith en Miss Brodie, récompensée par un Oscar. 

 

Benny's Video [1993 - Autriche, Suisse, 105 min. C] R. Sc. Michaël Haneke. Ph. Christian Berger. Mont. Marie Homolkova. Déc. Christoph Kanter. Mus. J.-S. Bach. Pr. Veit Heiduschka, Bernard Lang. I. Arno Frisch (Benny), Angela Winkler (sa mère, Ana), Ulrich Mühe (son père), Ingrid Stassner (la jeune fille).

~ Benny, un adolescent de 14 ans, vit dans une chambre emplie d'écrans vidéo sur lesquels sont continuellement projetés des films-catastrophes et des thrillers violents. Ses parents, accaparés par leurs responsabilités professionnelles, sont quasiment absents. Il rencontre, un jour, une jeune fille de son âge dans un vidéo-club. Il l'invite chez lui. Alors qu'il exhibe fièrement une arme à feu, celle-ci le défie. Le garçon tire et la blesse sérieusement. Elle hurle de douleur et, pour la faire taire Benny décharge son pistolet sur elle. Il avoue le meurtre à ses parents qui, craignant pour leur respectabilité, décident de taire le méfait...  

Deuxième LM de Michaël Haneke. Benny's Video montre à quel point le réalisateur autrichien interroge avec circonspection, et, dès ses débuts, les pouvoirs du cinéma. Haneke affirme dans un ouvrage coécrit par Philippe Rouyer et Michel Cieutat (Haneke par Haneke, Éditions Stock) combien, jeune, il avait été traumatisé par l'esthétique et la dramaturgie hollywoodiennes, principalement dans sa capacité spectaculaire à dé-réaliser la violence. Benny's Video est «un film calme, froid, limpide, réalisé sans ostentation. » (Cl. Bouniq-Mercier, op. cité) Haneke l'a d'ailleurs inclus dans une trilogie autrichienne qui va du Septième continent (1988) aux Fragments d'une chronologie du hasard (1994) et traitant de la « glaciation émotionnelle de son pays. » Benny est en effet un enfant privé de soutien affectif, totalement hors du monde et incapable d'en mesurer la réalité. Au final, Haneke nous donne à voir un garçon d'une insensibilité monstrueuse. La séquence du meurtre reste à cet égard exemplaire quant à la méthode du cinéaste. Ici, comme dans d'autres films ultérieurs, Haneke brouille la frontière entre les différents niveaux d'images. Celles de la fiction et celles des écrans-vidéos ou autres. Ceci afin d'accroître le malaise chez le spectateur, l'empêcher surtout de regarder les images confortablement. Selon le réalisateur, « la question n'est pas de savoir ce qu'on a le droit de montrer, mais comment permettre au spectateur de comprendre ce qu'on lui montre. » (Norbert Kreutz, « Michael Haneke questionne la violence en images et extirpe le spectateur de son confort de voyeur », Le Temps,‎ 9 décembre 1999). Certes, on a pu voir dans ce film une dénonciation de phénomènes locaux : la banalisation du discours d'extrême droite et l'anesthésie des générations contemporaines au pays du cinéaste. À l'heure présente, pareil jugement semble caduc. Claude Bouniq-Mercier concluait plutôt : « C'est le mérite de Michaël Haneke de nous faire saisir que cet univers inhumain qui est le sien [celui de Benny] pourrait aussi être le nôtre. » Ne l'est-il pas déjà et... désormais ?

 

Benvenuta [1983 - Italie, France, Belgique, 105 min. C] R. Sc. Dial. André Delvaux d'après le roman de Suzanne Lilar, La Confession anonyme (1960). Ph. Charlie Van Damme. Mont. Albert Jurgenson. Mus. Frédéric Devreese, Mozart, Schumann, Brahms. Déc. Claude Pignot. Cost. Rosine Delamare. Pr. J.-Claude Batz|La Nouvelle Imagerie, Opéra Films, UGC, FR3. I. Fanny Ardant (Benvenuta), Vittorio Gassman (Livio Carpi), Françoise Fabian (Jeanne), Mathieu Carrière (François), Claire Wauthion (Inge), Philippe Geluck (le père), Renato Scarpa (le journaliste). 

~ Jeanne (F. Fabian), une romancière qui vit recluse dans sa maison à Gand est approchée par un scénariste (M. Carrière) qui cherche à adapter au cinéma une de ses œuvres les plus sulfureuses. Celle-ci raconte la passion amoureuse d'un magistrat italien (V. Gassman) et d'une pianiste belge nommée Benvenuta (F. Ardant). Ont-ils vraiment existé ? La romancière ne s'est-elle pas identifiée à l'héroïne de son livre ? Au contact de François, au gré de ses confidences, avérées ou élucubrées, Jeanne revit cette exaltation sentimentale, réelle ou imaginaire. 

André Delvaux (1926-2002) fut, dès ses jeunes années, un fervent cinéphile. Il fréquenta assidûment la prestigieuse Cinémathèque royale de Belgique et accompagna régulièrement au piano, entre 1952 et 1958, des films muets à l'Écran du séminaire des arts (l'ancêtre du Musée du cinéma de Bruxelles). Cette rencontre entre deux arts - la musique et le cinéma - fut, selon ses dires, une conjonction fabuleuse. Qui, sans conteste, imprégnera ses propres films. André Delvaux ne fut pas non plus insensible aux autres disciplines artistiques, la peinture et la littérature. Il devint un esprit extraordinairement ouvert et cultivé. Son cinéma reste avant tout marqué par le réalisme magique flamand illustré, en particulier, par l'écrivain Johan Daisne (1912-1978) qu'il adaptera à l'écran dans ses premières fictions, L'Homme au crâne rasé (1965) et Un soir, un train (1968) avec Yves Montand et Anouk Aimée. Comment définissait-il le réalisme magique à l'écran ?

« C'est d'abord un réalisme. C'est un jeu esthétique ou philosophique avec des éléments de réalité. Sans réalité, il n'y a pas de réalisme magique. Sinon, on est dans le fantastique ou le surréalisme ou autre chose. Lorsqu'on s'attache à découvrir d'une certaine manière l'étrangeté de ce qu'il y a de quotidien dans notre vie, on y arrive très vite. Le réel est plein de mystère et je ne suis pas le seul à l'avoir pensé. Mais c'est ce mystère du réel qui est intéressant. Et là, on est dans une ligne qui est plus spiritualiste que matérialiste. Derrière les choses, il y a un sens, il y a des sens que les choses ne révèlent pas immédiatement mais sécrètent progressivement. Et à certaines conditions. Dès l'instant où on ne respecte pas le réel, la magie disparaît. Je peux très bien aimer Blade Runner de Ridley Scott, film absolument superbe, où je vois très bien la limite entre le réalisme magique qui existe et le fantastique inventif. Mais, quand je vois vers quoi tend le film tout entier, c'est-à-dire à donner à penser que, derrière l'apparence minutieuse et parfaite du réel, il y a des êtres qui ne sont pas des êtres, qui sont autre chose et qui donnent l'illusion de l'être, à ce moment-là, l'angoisse et la magie naissent. Quand on ne sait pas si l'autre est vraiment l'autre ou est autre chose, toute une thématique se développe qui débouche sur des questions fondamentales, celles de l'illusion et de la réalité des choses. C'est une approche platonicienne: l'apparence des choses peut révéler leur existence profonde. On est dans une des résurgences multiples du platonisme. Pas dans le matérialisme parce que le monde n'est pas fait de matière pure », déclarait-il. [La Libre Belgique, « Le réalisme magique ou l'étrangeté du quotidien », 6 octobre 2002] La réalité des choses nous échappe constamment. Il ne nous est guère possible de la cerner. Aussi, la création artistique doit forcément intégrer l'imaginaire, lequel entre en jeu au moment le moins attendu. «Ensuite, les situations qu'on invente ne sont pas à plat, ne sont pas ce qu'elles sont un point c'est tout. Non, on part d'un endroit pour arriver à un autre. Il y a tout un trajet de prise de connaissance et d'étonnement devant cette non-logique des choses et des êtres qui relève d'un itinéraire initiatique. En ce qui me concerne, il y a une volonté de donner toujours l'impression de rester collé au réel, c'est-à-dire de très soigneusement feindre d'y rester. Alors, je dispose d'une bombe qui peut exploser à n'importe quel moment. Le réalisme magique, cela pourrait être cela », ajoute André Delvaux. 

Adapté d'un roman de Suzanne Lilar (1901-1992), la mère de Françoise Mallet-Joris, Benvenuta illustre une fois encore la primauté de l'imaginaire, donc de la poésie, pour capter au-delà de l'apparence des choses - un roman courtois - , toucher à une réalité plus complexe : celle d'une passion dévastatrice.  Le choix des auteurs et la façon de les transposer à l'écran sont toujours primordiaux chez André Delvaux, en symbiose active avec sa propre vision du cinéma.  Le choix des acteurs également : le duo Fanny Ardant - Vittorio Gassman une idée géniale. Ils se retrouveront la même année chez Alain Resnais, La Vie est un roman, et quelques années plus tard, dans La Famille d'Ettore Scola.  André Delvaux « construit son film sur un jeu de miroir. D’un côté, à Gand, Jeanne, une romancière, (Françoise Fabian, magnifique et mystérieuse) confie à un jeune scénariste les bribes d’une histoire d’amour dont on ne saura jamais si elle est autobiographique ou non. De ce récit en surgit un deuxième, l’amour coupable unissant Benvenuta et Livio entre Milan, le Lac Majeur et la Villa des Mystères à Pompeï et Gand. Jeanne a t-elle été cette Benvenuta qui surgit du passé ? Benvenuta est-elle une projection de l’imaginaire de la romancière ou de sa mémoire ? Par un montage en contrepoint, Delvaux suggère l’imbrication des événements vécus à la fois par Jeanne et par Benvenuta. Jamais rien pourtant ne vient alimenter les certitudes : chaque plan, passé comme présent, est au contraire traité sur le même degré de réalité », note Sarah Pialeprat. [16 mai 2011, Cinergie.Be] L'art d'André Delvaux ne se discute pas, il faut l'admettre pour en contempler la beauté. Ce « cérémonial d'amour » (André Delvaux) superbement mis en scène, dans des décors toujours intelligemment agencés, est aussi une méditation sur la création artistique. 

 

Berlin Express [1948 - États-Unis, 87 minutes. N&B] R. Jacques Tourneur. Sc. Harold Medford d'après un récit de Curt Siodmak. Ph. Lucien Ballard. Mont. Sherman Todd.  Dir. art. Albert S. D’Agostino, Alfred Herman. Déc. Darrell Silvera, William Stevens. Cost. Orry Kelly (robes de Merle Oberon). Mus. Friedrich Hollaender. Pr. Bert Granet, Dore Schary (RKO Pictures). I. Merle Oberon (Lucienne Mirbeau), Robert Ryan (Robert J. Lindley), Charles Korvin (Perrot), Paul Lukas (docteur Bernhardt), Robert Coote (Sterling), Reinhold Schünzel (Walther), Roman Toporow (Lieutenant Kirochilov).

Nous sommes à Paris, quelques mois après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une voix off nous introduit dans le contexte politique de l'époque. Une conférence secrète se tient dans la capitale française. Une commission d'enquête vient d'être mise en place pour essayer d'unifier l'Allemagne. A sa tête, le Dr Bernhardt (Paul Lukas), éminente personnalité pacifiste, de nationalité allemande. D'emblée, le film nous introduit dans l'ambiance trouble du complot : le 4e Bureau français est informé, grâce à la découverte d'un message porté par un pigeon voyageur, qu'un événement fatidique se prépare. Le film nous suggère subtilement que les numéros et l'horaire figurant sur le papier secret ne sont rien d'autre que ceux du train express conduisant le fameux docteur et les membres de ladite commission à Berlin. Un attentat a bien lieu, mais la victime n'est pas celle que l'on croyait. Heinrich Bernhardt a échappé de très peu à celui-ci, mais, en revanche, une trahison lui vaut d'être kidnappé lors d'une halte à Francfort-sur-le-Main. Les délégués - un agronome américain (Robert Ryan), une secrétaire française, native de Lyon, Lucienne Mirbeau (Merle Oberon), Maksim Kirochilov, un officier soviétique, un Anglais Stirling ayant participé aux combats d'El Alamein et un résistant français Henri Perrot (Charles Korvin) organisent la recherche dans une ville dévastée et en ruines... Ainsi donc les prémices d'un thriller angoissant se mettent en place dans le décor parfaitement réaliste de l'Allemagne d'après-guerre. C'est tout ce qui fait l'originalité de ce Berlin Express dû à Jacques Tourneur (1904-1977), cinéaste de l'étrangeté et de l'informulé, devenu célèbre avec ses films Cat People/La Féline (1942), L'Homme-léopard et I Walked with Zombie/Vaudou (tous deux sortis en 1943). Ces œuvres - plus particulièrement la première - constituent des événements essentiels dans l'orientation du cinéma fantastique. Car, comme le dira Jacques Tourneur, « l'épouvante, pour être sensible, doit être familière ». La responsabilité de ce nouveau tournant est également le fait de deux hommes : Charles Kerner et Val Lewton, alors responsables à la RKO, compagnie qui va vraiment permettre au réalisateur d'origine française d'affirmer son talent et sa singularité. Car, à travers tous les genres qu'il fréquentera, Jacques Tourneur, fils d'un autre grand réalisateur, Maurice Tourneur (1876-1961), saura réintroduire quelques thèmes de prédilection dans lesquels surgissent toujours des forces inconscientes qui poussent les individus à agir selon des motivations impénétrables. À ce titre, deux de ses œuvres importantes et qui chacune auront marqué le genre qu'elles illustraient, à savoir Out of the Past/La Griffe du passé (1947), en ce qui concerne le film noir, et Canyon Passage (1946) pour le western, ne doivent pas être ignorées.  Concernant Berlin Express, les critiques ont d'abord classé ce film comme moins essentiel, ou, à tout le moins, atypique dans la filmographie du réalisateur.  Or, avec le temps, les points de vue se modifient. D'abord, parce que Jacques Tourneur était profondément concerné par les événements politiques de son temps et, ensuite, parce que sa philosophie de la vie et sa vision des êtres qui l'entouraient n'était pas le fruit de sa pure imagination. Il disait, fort justement : « l'horreur véritable c'est de montrer que nous vivons inconsciemment dans la peur. » Jacques Tourneur n'a pas joué avec la peur. Il nous a fait la démonstration que, justifiée ou non, elle habitait, consciemment ou inconsciemment, chacun de nos actes. Et précisément parce que, nous-mêmes, ne nous connaissions pas suffisamment pour prévoir de manière sûre et certaine ce que nous ferions à l'avenir. Et les acteurs de Berlin Express vivent précisément dans cette angoisse. Ils n'ont guère confiance en eux, ni non plus en ce qu'ils croient pouvoir définir comme leurs amis/ennemis circonstanciels ou fondamentaux suivant les aléas de l'Histoire. Au fond, Berlin Express est éclairant pour cette raison-là : la guerre semble gagnée, mais quel est donc, à présent, l'ennemi d'aujourd'hui puisque l'ennemi d'hier a été abattu ? Par ailleurs, cet ennemi vaincu est-il si défait qu'il ne puisse encore agir dans l'ombre pour se servir des déchirements idéologiques des uns et des autres pour abattre ses adversaires fondamentaux : la démocratie et l'amitié entre les peuples ? Le docteur Bernhardt incarnerait cet idéaliste qui livrerait un combat, profondément lucide historiquement, mais totalement utopique à l'heure où il le livre. Nous pouvons l'affirmer aujourd'hui, avec cet optimisme raisonnable, puisque l'Histoire donne raison, un tant soit peu, au personnage incarné par Paul Lukas. Michael Henry Wilson fait, pour sa part, appel au peintre Odilon Redon, « autre magicien du clair-obscur », qui déclarait « agir contre toute espérance c'est agir par vertu ». Ceci pour définir un des aspects intrigants de l'œuvre de Jacques Tourneur auquel Henry Wilson a consacré un ouvrage. Berlin Express est donc un film très fort sur un moment de l'Histoire : un entre-deux mitigé, entre anxiété et espérance, après une catastrophe terrible mais avant une guerre plus insidieuse, guerre froide fusse-t-elle appelée, parce que les adversaires se craignent, se soupçonnent et agissent dans l'ombre. Comment un tel climat n'aurait-il pas intéressé Jacques Tourneur ? En outre, ceci pour confirmer l'importance d'une telle œuvre dans la filmographie du réalisateur, nous pouvons établir avec certitude que, lors d'un entretien avec Bertrand Tavernier, Jacques Tourneur aurait exprimé le souhait de revoir Berlin Express, le seul de ses films qui, avec La Griffe du passél'intéressât encore suffisamment. À vrai dire, le projet de Berlin Express doit être imputé au producteur Bert Granet (1910-2002) de la RKO qui, suite à la lecture d'un article publié dans Life Magazine (mai 1946) sur le périple d'un train de l'armée américaine, de Paris à Berlin occupé, manifeste le désir d'en tirer un récit et de le transposer à l'écran. Avec cette idée, il convoque le scénariste Curt Siodmak, frère cadet du réalisateur Robert Siodmak, éminent spécialiste de films noirs aux titres évocateurs (Les Mains qui tuent, Les Tueurs, Pour toi, j'ai tué), tous deux connus aussi pour leur collaboration à cette réalisation fondamentale du cinéma allemand d'avant le nazisme, également un des derniers grands films muets, Menschen am Sonntag/Les Hommes le dimanche (1929), filmé en décors naturels. Curt et Robert sont deux exilés permanents, chassés de leur pays d'origine en raison de leur origine juive. Ils sont natifs de la ville saxonne de Dresde, considérablement atteinte par les bombardements de la fin de la Guerre. Granet choisit donc Curt parce qu'il le croit apte à rendre avec un maximum d'authenticité la réalité de l'Allemagne d'après-guerre. Dans ce contexte, Granet décide de tourner sur les lieux même de l'intrigue, c'est-à-dire en Europe, au milieu des démolitions causées par la guerre, notamment à Francfort, dans une Allemagne, autant anéantie physiquement que moralement. Le film est, par conséquent, un témoignage vivant et réaliste sur une époque. Pour réaliser un tel film, Granet choisit sans sourciller Jacques Tourneur. En revanche, et, sans doute, pour des raisons plus opportunistes, le final du script est dévolu à Harold Medford et l'on pourra le regretter. La part critique du film en pâtira vraisemblablement. Granet voulut exploiter les contacts « officiels » de Medford afin d'obtenir l'aval des autorités d'occupation. Petite parenthèse : rappelons qu'à la fin de la Guerre, le réalisateur italien Roberto Rossellini avait entrepris une fameuse trilogie des villes détruites (Roma, città aperta, Paisa, Allemagne, année zéro). Parmi ceux-ci, Allemagne, année zérositué dans un Berlin observé par les yeux d'un enfant pour qui la découverte de la vérité conduira à un acte de désespoir, constitue une véritable parabole sur un peuple moralement en ruines. Nous éviterons quand même d’attribuer à Tourneur un quelconque ascendant néoréaliste. Il faut plutôt en constater une nature intrinsèque à ne jamais négliger l’environnement historique et sociologique.  Malgré le désordre inhérent aux conditions de l'après-guerre, le tournage de Berlin Express fut magistralement organisé. L'équipe passa sept semaines entre Paris, Francfort et Berlin. Faire un film en Allemagne constituait, à ce moment-là, un véritable challenge. On fut obligé d'expédier le matériel filmé vers les labos hollywoodiens en raison du manque de matériel. Billy Wilder fut, par exemple, contraint d'attendre le bouclage de Berlin Express pour commencer sa Scandaleuse de Berlin (1948) avec la star Marlène Dietrich. Les lieux de l'action (la porte de Brandenburg, l'Hôtel Adlon, la gare de l'Est, Montmartre...) furent auparavant soigneusement filmés et Bert Granet avait passé six semaines entre la France et l'Allemagne, filmant en 16 mm les décors naturels nécessaires à l'écriture du script.  Le producteur de la RKO notera plus tard : « Nous n'aurions jamais pu faire le film si nous avions dû reconstituer les ruines et l'état de dévastation du pays. Je me rendais compte que nous avions pour 65 milliards de dollars de décors gratuits sous la main. » Et, c'est pourquoi, Berlin Express nous semble si précieux, ne serait-ce que sous cet angle-là. Côté casting, Dore Schary (1905-1980), entré à la RKO comme responsable de la production, imposa l'actrice Merle Oberon dans le rôle de Lucienne Mirbeau, secrétaire du docteur Bernhardt. Cette très belle comédienne, aux cheveux de jais et aux yeux en amande, fut révélée par le réalisateur britannique d'origine hongroise, Alexandre Korda (1893-1956) qui lui conféra une aura de femme romantique, distante et mystérieuse. Elle incarna, entre autres, Ann Boleyn dans La Vie privée d'Henry VIII (1933) d'A. Korda puis, en 1939, fut la Cathy de Wuthering Heights d'après le roman d'Emily Brontë, aux côtés de Laurence Olivier. Au sujet de Berlin Expressl'actrice britannique, native de Bombay (Inde), exprima ce point de vue : « Tourneur n'était pas un bon réalisateur. J'ai accepté ce film uniquement pour aller à Berlin. » Selon nous, cependant, Berlin Express fut un des films les plus intéressants de sa carrière. Les interprètes masculins principaux sont Robert Ryan (Robert Linley, l'Américain), Paul Lukas (Dr Bernhardt/Otto Franzen) et Charles Korvin (Henri Perrot/Hozmann). Alors que l'on pressentit John Garfield, la RKO préféra finalement le grand Robert Ryan (1909-1973), un des meilleurs acteurs hollywoodiens, pour qui Max Reinhardt (1873-1943), prestigieux metteur en scène de théâtre autrichien ayant exercé à Berlin, fut la grande influence de sa vie. La même année, Ryan s'illustra dans une des productions RKO/Dore Schary les plus audacieuses, Le Garçon aux cheveux vertsréalisée par Joseph Losey et dont le thème sous-jacent était la ségrégation raciale. Auparavant, et toujours avec cette compagnie, Robert Ryan s'était imposé dans deux excellents films noirs, La Femme sur la plage (1947), film américain de Jean Renoir et Crossfire/Feux croisés, toujours en 1947, d'Edward Dmytryk. Dans ce dernier film, c'est encore de racisme dont il est question et de l'antisémitisme en particulier. Il est clair que Dore Schary est un des producteurs les plus progressistes de Hollywood. Autre acteur figurant au générique, fortement marqué, lui aussi, par l'enseignement de Max Reinhardt, mais à Berlin et à Vienne, et non à Los Angeles comme Robert Ryan : Paul Lukas. De son vrai nom Pal Lukacs, natif de Budapest en 1891 et décédé en 1971, débarqué à Hollywood en 1927, Paul Lukas aura alternativement joué des rôles de nazi ou d'antinazi. En 1943, il remporta l'Oscar du meilleur acteur pour un rôle d'antifasciste dans Quand le jour viendra d'Hermann Shumlin. Mais, il incarna également un personnage antagonique dans Confessions of a Nazi Spy (1939), une des premières réalisations qui mettait en lumière la réalité du régime hitlérien et qui était due à Anatole Litvak.  Son visage parfois inquiétant et énigmatique - beaucoup de personnages le sont dans Berlin Express - lui permettent d'interpréter à la fois Franzen et Bernhardt. Autre acteur double : Charles Korvin, le faux-résistant français, en réalité espion au service de l'Allemagne nazie. Encore un acteur issu de Hongrie, d'origine slovaque néanmoins, né à Piešťany, un des centres thermaux les plus réputés d'Europe centrale. Il quitte la Hongrie en 1940 pour débuter à Broadway, trois ans plus tard sous le nom de Geza Korvin. Il retrouve ici Merle Oberon avec laquelle il vient de tourner This Love of Ours/Notre cher amour (1945) de William Dieterle et Temptation (1946) d'Irving Pichel. L'épluchage de la distribution artistique ne relève, de ma part, d'aucun choix fortuit : il fournit des pistes et permet de comprendre pourquoi un film fonctionne bien ou mal. Or, Berlin Express a pour objectif de traquer l'atmosphère instable de cet après-guerre, sourdement oppressante parce que les ennemis sont désormais en fuite, tapis dans l'ombre, vulnérables et donc forcément capables d'agir avec plus de perversité. Les acteurs doivent être en mesure d'intégrer cette incertitude latente et d'être, eux-mêmes, ambigus et méfiants. Il faut donc des acteurs impliqués ou possédant des traits qui leur permettraient de comprendre la situation. Ainsi, par exemple, à la gare de Francfort, suite à la disparition de l'éminent Docteur Bernhardt, les participants du drame semblent tous sur le qui-vive. Dans les compartiments du train, au départ de Paris, avant l'attentat, les réserves s'exerçaient sur le ton de la critique ou de la causticité, chacun se disputant sa propre vision de la guerre - la version anglaise, américaine ou russe. La présence de l'ennemi, désormais présent mais invisible, remettra les pendules à l'heure : la paix n'est encore qu'apparente et son masque fort trompeur. À ce titre, l'angoisse consubstantielle au cinéaste n'aura jamais trouvé meilleur terrain de réalité que dans cette Allemagne dévorée par la culpabilité et les fantômes d'un passé à peine éteint. Du reste, on retrouve, dès l’entrée du film, une des particularités du réalisateur - même s'il faut l'envisager sur un ton d'humour :  le caractère volontiers apatride des protagonistes. Lucienne (Merle Oberon) pour échapper à la curiosité de ses interlocuteurs est d'abord russe, puis allemande mais effectivement française. Devenu citoyen américain en 1919, Jacques Tourneur avait mieux compris que d'autres la formation toute relative d’une nationalité, surtout aux Etats-Unis, entité fédérale malaisément constituée, pas toujours en mesure d’ordonner des êtres débarqués en cette partie du monde pour guérir leur propre instabilité (voir Canyon Passage, cité plus haut). La photographie de Lucien Ballard, l'époux de Merle Oberon - conjuguant clair-obscur menaçant et nudité de la lumière chère aux néoréalistes - se situe, par ailleurs, au diapason de ce film, bâti en forme de puzzle, oscillant sans cesse entre un souci d'objectivité réaliste et une dimension obscure et inquiétante, parachevée par le rythme haletant d'un thriller dont le spectateur attend un dénouement qui ne sera jamais tout à fait éclairci. Jacques Tourneur, fidèle à lui-même, préfère nous laisser dans l'indétermination et le mystère. Nous connaissons le meurtrier mais pas forcément les ramifications qui expliquent le crime. À mesure que le temps passe, Berlin Express se bonifie. C'est une bonne nouvelle pour Jacques Tourneur. 

 

Berlin, symphonie d'une grande ville [1927 - Allemagne, 65 min. N&B, Muet Doc.] R. Walter Ruttmann. Sc. W. Ruttmann, Karl Freund d'après une idée de Carl Mayer. Ph. Reimar Kuntze, Robert Baberske,  László Schäffer. Déc. Erich Kettelhut. Mus. Edmund Meisel. Pr. K. Freund. 

~ La vie et le rythme d'une métropole en cinq actes, de l'aube à minuit.

Essentiellement documentariste, Walter Ruttmann (1887-1941) a suivi un cours qui l'a mené de la peinture (comme ses collègues Hans Richter et Viking Eggeling) au cinéma abstrait (Absoluter Film). Il donna sa première œuvre dans ce genre en 1921 (Opus 1) d'une durée inhabituelle (13 minutes). L'évolution des techniques cinématographiques ont entraîné la fin progressive du cinéma abstrait, cinéma graphique principalement. Ruttmann s'est acheminé vers un réalisme poético-social. Berlin, symphonie d'une grande ville représente, avec La Mélodie du monde (1929), les deux sommets de son travail de documentariste. Georges Sadoul notait : « Une symphonie d'impressions visuelles admirablement montées, suivant la voie et les méthodes indiquées par Dziga Vertov et ses kinoks.  Les séquences sont souvent composées par analogies : foules et troupeaux, thème des jambes, etc. » Walter Ruttmann déclarait en 1928 : « Depuis que je suis venu au cinéma, j'ai toujours eu l'idée de faire quelque chose avec la matière vivante, de créer un film symphonique avec les milliers d'énergies qui composent la vie d'une grande ville. La possibilité d'une pareille réalisation se présenta le jour où je rencontrai Karl Freund [grand réalisateur et chef-opérateur allemand de l'époque], qui avait les mêmes idées. Durant des semaines, lui et moi, nous avons dès 4 heures du matin pris des vues de la ville morte. C'est étrange comme Berlin essayait d'échapper à mes efforts pour saisir avec mon objectif sa vie et son rythme. Nous étions constamment en proie à la fièvre du chasseur, mais les parties les plus difficiles furent celles de la ville endormie. Il est plus facile de travailler avec du mouvement que de donner une impression de repos absolu et de calme de mort. Pour les scènes nocturnes, le chef-opérateur Reimar Kuntze rendit la pellicule si sensible que nous pûmes nous passer de lumière artificielle. » À son époque où les censures ne laissaient guère passer les films militants de Vertov, l'œuvre très réussie de Ruttmann diffusa ses théories mondialement et exerça une influence considérable, du Japon au Brésil. L'évolution idéologique de Walter Ruttmann - il fera un voyage à Moscou vers 1928 - le feront passer d'un pacifisme de bon aloi - il avait été officier d'artillerie sur le front de l'Est au cours de la Première Guerre mondiale - à un ralliement au nazisme. Il est l'assistant de Leni Riefenstahl pour Les Dieux du stade et réalise des reportages de propagande pour la Wehrmacht, notamment Deutsche Panzer, sur les blindés du général Heinz Guderian dans la campagne de France. Il travaillait sur un film consacré aux premières semaines de l'opération Barbarossa en Union soviétique lorsqu'il fut mortellement atteint  sur le front de l'Est en juillet 1941. Évacué sur Berlin, il succomba à ses blessures. 

https://www.youtube.com/watch?v=0NQgIvG-kBM&t=4s

 

Bête aveugle (La) (盲獣, Mōjū) [1969 - Japon, 84 min. C] R. Yasuzô Masumura. Sc. Yoshio Shirasaka, d'après le roman éponyme d'Edogawa Ranpo (1931). Ph. Setsuo Kobayashi. Dir. art. Shigeo Mano. Mus. Hikaru Hayashi. Mont. Tatsuji Nakashizu. Pr. Masaichi Nagata, Kazumasa Nakano. Daiei Studios. I. Eiji Funakoshi (Michio), Mako Midori (Aki), Noriko Sengoku (Shino, la mère).

~ Michio (E. Funakoshi), un sculpteur aveugle, séquestre Aki (Midori), une jeune modèle rencontrée dans une galerie. Il la retient captive dans un hangar isolé, où il vit seul avec sa mère (N. Sengoku), possessive et castratrice. Michio veut s'inspirer du corps d'Aki pour créer une statue idéale. Si elle tente d'abord de s'enfuir, Aki se découvre à la longue une attirance inattendue pour son geôlier. 

Yasuzô Masumura (1924-1986) avait réalisé une quarantaine de films lorsqu'il adapta à l'écran un roman d'Edogawa Ranpo (1894-1965), considéré comme l'un des fondateurs de la littérature policière au Japon. Masumura étudia le cinéma au Centre expérimental de Rome. Revenu en son pays, il fut l'assistant-réalisateur de Kenji Mizoguchi sur ses trois derniers films. Passé derrière la caméra, Masumura signe coup sur coup Les Baisers, Jeune fille sous le ciel bleu et Courant chaud, qui marquent par leur fraîcheur et leur modernité de ton. À partir de là, il enchaîne trois ou quatre films par an. Sous contrat avec la Daiei dirigée par Masaichi Nagata, il parvient à développer une œuvre personnelle, apparaissant comme un précurseur de la nouvelle vague nippone qui voit émerger des cinéastes comme Nagisa Oshima et Shohei Imamura. 

« Quand on pense à l'avenir du cinéma japonais, déclarait-il en 1970, il semble à présent qu'il faut absolument faire quelque chose d'extravagant. Le cinéma underground peut être un certain signe avant-coureur, mais cela ne saurait être un signe authentique. Il faut que naissent des films réellement exceptionnels, des films-chocs comme Le Cabinet du Docteur Caligari qui apportait l'expressionnisme allemand après la Première Guerre mondiale. » [Y. Masumura, Cahiers du cinéma, n° 224] « Extravagant » semble un adjectif approprié pour qualifier La Bête aveugle d'après Edogawa Ranpo alias Tarô Hirai (dont le pseudonyme renvoie au maître du fantastique Edgar Allan Poe). Conte bizarre et détraqué, le film échappe à tout carcan réaliste, propose un mélange explosif d'horreur et d'érotisme.  

La Bête aveugle avance comme un cauchemar éprouvant, une immersion dans l'univers d'un artiste cloîtré dans ses obsessions. L'atelier de Michio est un décor hallucinant rempli de jambes, de seins, de bouches, de nez, autant de morceaux du corps féminin qu'il cherche à sublimer par la sculpture. Sa relation à sa mère tient du conflit œdipien. Prisonnière de cet espace suffocant, Aki Shima va finir par rejoindre son ravisseur dans la folie, partageant jusqu'à sa cécité. Dans un style transgressif et dérangeant, Masumura transforme un huis clos oppressant en histoire d'amour sadomasochiste. « La Bête aveugle est un moment cannibale à ranger entre Le Voyeur de Michael Powell et La Prisonnière de Clouzot : même aura surréaliste, même éclat pop'art, même folie maniaque. C'est le chemin de Damas d'une mannequin qui ne jouit que d'être regardée. » [Ph. Azoury, Libération, 3 août 2005] [Source : Festival Lumière, 2024]

 

Bête humaine (La) [1938 - France, 105 min. N&B] R. Sc. dial. Jean Renoir, d'après le roman éponyme d'Émile Zola. Assistants-réal. Claude Renoir, Suzanne de Troye. Ph. Curt Courant. Déc. Eugène Lourié. Son. Robert Teisseire. Mus. Joseph Kosma. Mont. Marguerite Renoir. Pr. Raymond et Robert Hakim. I. Jean Gabin (Jacques Lantier), Simone Simon (Séverine Roubaud), Fernand Ledoux (Roubaud, le sous-chef de gare, son époux), Julien Carette (Pecqueux), Colette Régis (Victoire, sa femme), Jenny Hélia (Philomène Sauvagnat), Gérard Landry (Henri Dauvergne), Jacques Berlioz (Grandmorin), Jean Renoir (Cabuche, le braconnier), Émile Genevois et Jacques B. Brunius (deux garçons de ferme), Blanchette Brunoy (Flore), Charlotte Clasis (tante Phasie, la marraine), Marcel Veyran (le chanteur du bal des cheminots). Tournage. Août-Septembre 1938. Studios Billancourt, Extérieurs : gare Saint-Lazare, Évreux, Le Havre, Bréauté-Beuzeville et environs. 

~ Le sous-chef de la gare du Havre, Roubaud (F. Ledoux) vient d'avoir des démêlés avec un voyageur, notable haut placé, lequel peut freiner son avancement. Il prie son épouse, la jeune et merveilleuse Séverine (S. Simon), de contacter à Paris son parrain Grandmorin (J. Berlioz), un homme de grande influence chez qui sa mère avait été employée. Celui-ci pourrait, dans le pire des cas, le soutenir. Au retour de Séverine et au fil de leur discussion, Roubaud, extrêmement soupçonneux, finit par lui faire avouer qu'elle a été sa maîtresse. Ivre de jalousie, le sous-chef de gare échafaude l'assassinat de Grandmorin. Il aura lieu dans un compartiment du train où Séverine lui a fixé un rendez-vous. À l'arrivée en gare du Havre, le cadavre de Grandmorin est découvert. Les voyageurs sont donc interrogés. Parmi eux, le conducteur de la locomotive « La Lison », Jacques Lantier (J. Gabin). Sa machine immobilisée pour réparation, il rentre au Havre comme passager. Il a bien aperçu Séverine traverser le couloir. Les beaux yeux implorants de celle-ci le dissuade pourtant d'en révéler quoi que ce soit... 

Il est possible que la série des douze tableaux de Claude Monet projetant une gare Saint-Lazare enfumée ait inspiré Jean Renoir, comme Émile Zola avant lui. Il avait habité rue de Rome à Paris, et là, dans son appartement, ses fenêtres grandes ouvertes, il pouvait apercevoir l'entrelacs de rails qui longeaient la gare. Science et technique exerçèrent une grande fascination sur Zola comme sur Renoir plus tard. L'auteur de Germinal l'éprouva pour le rail, Renoir la ressentit pour le cinéma. Alors, bien sûr, quelle magnifique idée que de filmer le chemin de fer, ses gares, ses trains et ses locomotives, ses ouvriers, tout cet univers qui vous rendait des pays plus proches et plus familiers. C'est aussi ce que l'on peut ressentir en regardant La Bête humaine selon Renoir. La poésie du rail, certainement. La poésie tout court, plus sûrement. « Il y a une phrase qui m'a attiré et qui fait que c'est peut-être la phrase pour laquelle j'ai réalisé La Bête humaine, confiera Renoir à Michel Ciment. Cette phrase m'a bouleversé ; je l'ai découverte dans le chapitre où Lantier a rendez-vous avec Séverine dans le jardin public. Ils se rencontrent là et il est tellement saisi par la beauté de la jeune femme qu'il ne trouve rien à dire. Il la regarde, et alors elle sort de son silence avec cette phrase : « Ne me regardez pas comme ça, vous allez vous user les yeux. » Je trouve cela si beau, je me suis dit : il faut que fasse un film dans lequel on peut mettre une phrase comme ça. » [M. Ciment, Entretiens avec Jean Renoir, « Positif », n° 173, septembre 1975]

Une autre dimension présida à l'élaboration de La Bête humaine. Le romancier des Rougon-Macquart avait tenu à conclure, vingt ans plus tard, l'action de son livre par l'entrée en guerre de 1870. « Il ne lui suffisait pas de décrire le combat mortel entre Jacques Lantier, le mécanicien de la locomotive, et Pecqueux, son chauffeur ; il lui fallait imaginer de surcroît un train fou, rempli de « troupiers qui hurlaient des refrains patriotiques », roulant sur ses rails comme un « monstre échappé », « une force prodigieuse et irrésistible que rien ne pouvait arrêter», écrit Claude-Jean Philippe [Jean Renoir. Une vie, une œuvre. Grasset, p. 237]

Une première adaptation fut entreprise, œuvre du romancier Roger Martin du Gard qui plaça le récit autour des années 1910. Trop longue, trop détaillée, Jean Renoir la refusa à regret, semble-t-il. En outre, l'idée de terminer l'histoire en 1914 avait beau être séduisante, elle se heurtait à des difficultés. « La reconstitution des chemins de fer d'avant-guerre, à elle seule, eût coûté des millions, sans apporter un élément spectaculaire appréciable. C'est pourquoi j'ai décidé de transporter carrément l'action en 1938. » [Jean Renoir, in Cl-J. Philippe, op. cité] 

Jean Renoir se mit donc rapidement au travail. Jean Gabin qui désirait incarner, depuis toujours, un rôle de conducteur de locomotive en serait l'interprète principal. Renoir s'attaqua au matériau de manière directe, sans se laisser intimider par l'envergure littéraire d'Émile Zola. Il resserra l'action, supprima péripéties et personnages. L'épopée naturaliste se limitant à un fil conducteur : « une ligne tendue à tout rompre, analogue à celle d'un magnifique roman noir. » [Cl.-J. Philippe, op. cité] Devant Louis Chéronnet (L'Humanité, 15 novembre 1938), Renoir expliquera qu'il s'est servi des notes que Zola a consignées pendant l'écriture du roman. Elles lui ont permis de dégager pour lui-même une charpente et un thème majeur, puis à ne pas s'en écarter. « Pour l'histoire elle-même, dira Renoir, ce qui me séduisit c'est l'espèce d'engrenage psycho-sociologique dans quoi sont pris les personnages : après un crime par jalousie, un homme pousse sa femme dans les bras du seul témoin qui pourrait l'accabler, afin qu'il se taise. Là, ne pouvant plus souffrir de son rival, il ne fera que courir de déchéance en déchéance, Mais sur le rival pèse une épouvantable hérédité (Ndlr : À certaines heures, il sentait bien cette fêlure héréditaire. Il en venait à penser qu'il payait pour les autres... [...] les générations d'ivrognes dont il était le sang gâté, écrivit Émile Zola et le générique du film reprend ce passage) : il est atteint d'un mal mental qui le pousse à devenir le meurtrier de la femme qu'il aime. Entre ces deux hommes, la femme est plus faible et plus inconsciente que volontairement mauvaise. » [op. cité] 

La Bête humaine ce n'est cependant pas qu'un récit haletant, tiré au cordeau, ce sont aussi des séquences et des plans saisissants et obsédants. Qui s'impriment à jamais dans la mémoire du spectateur. Des tranches de vie et de passion qui vous happent, l'espace d'une existence d'homme. L'ouverture déjà, décrivant tel un documentaire le trajet Paris-Le Havre vu d'une locomotive, chef-d'œuvre de simplicité et de montage. Qui a vu La Bête humaine de Renoir ne peut, en tant que voyageur des chemins de fer, en tant qu'employé d'une compagnie ferroviaire, oublier ses fabuleux plans larges, courant sur les voies, les aiguillages et débouchant sur des gares. Il n'existe pas d'images plus vraies que celles-là ! La Bête humaine ne pouvait qu'être hommage au chemin de fer français et à la naissante S.N.C.F qui vit le jour en janvier 1938. C'était aussi une belle description de la vie des cheminots au travail et en déplacement. Ensuite, s'inscrivent à jamais les images d'une sombre fatalité : la séquence où Lantier|Gabin, sans raison, veut étouffer Flore (B. Brunoy) sur le remblai, et, par chance, le train vrombissant qui passe au-dessus d'eux, l'empêchant d'accomplir un crime. Et, par dessus-tout, ces scènes embrumées ou le tragique qui se noue : l'assassinat commis dans un express par Roubaud ; les expressions terrifiées de Séverine et Jacques dans l'obscurité du dépôt et l'impuissance finale de celui-ci à  tuer le sous-chef de gare ;  l'étranglement de Séverine et le bal des cheminots où un chanteur égrène les paroles d'une complainte 1900 qui paraît fredonner le destin fatal de La Bête humaine (Le Petit cœur de Ninon). À la conclusion, l'immense souffrance de Jacques Lantier et son saut mortel de la sifflante Lison lancée à pleine vitesse. Et la beauté de la vie, la lumière du jour cruellement radieuse... Lantier qui ne la voyait plus, qui ne la verra plus désormais. Aveuglé qu'il était par la douleur de soi : « le sentiment tragique à l'état pur, une conscience de soi oppressante que l'on ne peut s'en délivrer qu'en mourant. » [C. J Philippe]. Le corps allongé dans la verdure, Jacques Lantier, les yeux exorbités, gît maintenant. Tranquille, il repose sous un rayon de soleil. « C'est la première fois depuis longtemps que je le vois avec un visage aussi calme », marmonne son vieux coéquipier Pecqueux (Carette) qui vient de lui fermer ses paupières. « Être tragique, au sens classique du mot, et cela en restant coiffé d'une casquette, vêtu d'un bleu de mécanicien, et en parlant comme tout le monde, c'est un tour de force que Gabin a accompli en jouant le rôle de Jacques Lantier dans La Bête humaine. » (Jean Renoir) On n'omettra pas néanmoins les prestations, tout aussi irremplaçables, de Simone Simon, de Fernand Ledoux et de Julien Carette. 

  • Remake de Fritz Lang, Human Desire (1954) avec Glenn Ford et Gloria Grahame, transposée dans l'Amérique contemporaine. SelonFritz Lang : « Le film de Renoir est tellement meilleur. Le producteur me dit : « Nous ne voulons pas de perversité sexuelle, mais un jeune Américain très propre. » Enfin, nous avons eu du mal à trouver une compagnie ferroviaire qui ne nous dise pas : « Sur notre ligne, un meurtre ? C'est impossible. » [In : G. Sadoul, Dictionnaire des films, Microcosme|Seuil]

 

Bicyclettes sont pour l'été (Les) (Las bicicletas son para el verano) [1984 - Espagne, 103 min. C] R. Jaime Chávarri. Sc. Dolores Salvador Maldonado (Lola Salvador) d'après la pièce de théâtre éponyme de Fernando Fernán Gomez. Ph. Miguel Ángel Trujillo. Mus. Francisco Guerrero. Mont. José Luis Matesanz. Pr. Alfredo Matas, Incine et Jet Films. I. Agustín González  (Luis), Amparo Soler Leal (Dolores), Victoria Abril (Manolita), Gabino Diego (Luisito), Alicia Hermida (Antonia), Marisa Paredes (Doña María Luisa), Carlos Tristancho (Julio). Tournage : juillet 1983. Madrid, près du Palacio Real, ainsi qu'à La Latina, Arganzuela et au Parc du Retiro. 

~ Madrid, juin 1936. Luisito a quinze ans. Il a échoué à son examen de physique. Il désire pourtant une bicyclette pour sortir l'été avec ses amis. Hélas, le 18 juillet, éclate le Guerre civile à la suite d'un Coup d'État. Le projet est reporté. Ce contretemps, comme la guerre, dure bien plus longtemps que prévu... 

Le producteur catalan Alfredo Matas, fondateur de Cinesa et de la Jet Films, celui qui finança des films comme Plácido (1961) et La escopeta nacional (1978), tous deux  réalisés par Luis García Berlanga, proposa à Jaime Chávarri de porter à l'écran l'excellente pièce théâtrale de Fernando Fernán Gomez (1921-2007), grande  figure du cinéma espagnol. Celui-ci consacra sa vie à la création artistique, combinant interprétation, réalisation et écriture sous la direction des meilleurs réalisateurs espagnols. Qu'ils aient été des représentants d'un cinéma admis par les autorités franquistes (Luis Marquina, Edgar Neville, Sáenz de Heredia, Jose Antonio Nieves Conde etc.) ou perçus comme contestataires (Bardem, Berlanga, Saura...). Bien qu'il se considérât plutôt comme un comique que comme un acteur et plutôt comme un acteur que comme un réalisateur, il dirigea quasiment une trentaine de films, des comédies essentiellement. Des films comme La vida por delante (La Vie devant nous, 1958), El extraño viaje (L'Étrange voyage, 1964), réalisés sous le franquisme, et, surtout El viaje a ninguna parte (Le Voyage vers nulle part, 1986), inspiré de son propre roman, ont marqué la cinématographie espagnole. En tant qu'acteur, les spectateurs français se remémoreront ses incarnations dans Ana y los lobos (1973) de Carlos Saura - il était le frère mystique Fernando - et dans El espíritu de la colmena (id.) de Victor Erice - il interprétait le père apiculteur de la petite Ana (Torrent). Si le directeur de la Jet Films pense à Chávarri, c'est peut-être parce que celui-ci a su, entre autres, avec El desencanto (Le Désenchantement, 1976) et, à  travers une évocation sans fards du destin de Leopoldo Torbado Panero (1909-1962), poète officiel du régime du Caudillo, observé la société espagnole dans toutes ses complexités et ses contradictions. Du reste, le cinéaste en faisant appel à la mémoire de la famille de l'écrivain et, en particulier, à celle de son fils Leopoldo María (1948-2014), lui aussi poète, a participé à défaire le mythe et à décrire avec justesse la lente mais progressive décrépitude du régime franquiste. On dira, en outre, que la famille Panero caractérisait le dilemme espagnol : la mère de Leopoldo María était républicaine et son fils poète le devint à son tour. 

Le talent de Jaime Chávarri est indéniable : il atténue certes la charge polémique de l'original, mais il accroît en revanche l'aspect humoristique, tendre, subtil et lyrique du récit. On doit évidemment estimer le travail de sa scénariste, Lola Salvador, catalane de tradition républicaine, autrice d'un ouvrage consacré au crime d'un berger de la région de Cuenca, El crímen de Cuenca, qu'elle scénarisa pour la regrettée Pilar Miró en 1979,  tout comme la photographie de Miguel Ángel Trujillo. 

« Le film raconte, avec une formidable capacité d'ellipse, le quotidien de cette famille (celle de l'adolescent Luisito) durant les trois longues années d'une guerre qui se déroule toujours hors-champ. La guerre, les personnages en parlent, et en subissent les conséquences (la faim, les bombardements), mais elle n'apparaît jamais explicitement. C'est une guerre en huis-clos », note María Adell Carmona qui ajoute : « La merveilleuse distribution chorale [...]; est à la hauteur d'un texte qui est un authentique cadeau pour tout acteur digne de ce nom (inoubliable, le moment où Luis (Agustín González) affirme, défait, que "ce n'est pas la paix qui est arrivée, mais la victoire"). [...] » [A. Salvador, Le Cinéma espagnol, Gremese Éd., 2011] 

 

Bidone (Il) [1955 - Italie, France, 92 min. N&B] R. Federico Fellini. Sc. Tullio Pinelli, Ennio Flaiano, Fellini. Déc. Dario Cecchi, Massimiliano Capriccioli. Mus. Nino Rota. Ph. Otello Martelli. Mont. Mario Serandrei, Giuseppe Vari. Pr. Mario Derecchi. Titanus - Société générale de cinématographie. I. Broderick Crawford (Augusto Rocca), Richard Basehart (Raoul dit "Picasso"), Giulietta Masina (Iris, son épouse), Franco Fabrizi (Roberto), Xenia Valderi (Luciana), Alberto De Amicis (Rinaldo), Lorella De Luca (Patrizia, la fille d'Augusto), Sue Ellen (Susanna, la jeune paysanne paralytique). 

~ Dans la campagne romaine, un trio de malfrats adoptent une combine pour abuser les naïfs : se déguiser en prêtres. Le plus âgé d'entre eux, Augusto (B. Crawford), assailli par des états d'âme d'ordre paternel et fatigué de ce mode de vie, sent que l'heure de la fin a sonné...

Il bidone a une durée de 92 minutes. Pourtant, bien des dictionnaires du cinéma lui octroient 105 minutes. Lors de la première, le 9 septembre 1955 à la Mostra de Venise, il durait en effet plus de 2 heures. Cette version primitive fut ensuite raccourcie par Federico Fellini lui-même. Malgré le succès de La strada, son film précédent, le cinéaste eut bien des difficultés à faire admettre le synopsis de ce film. Goffredo Lombardo, après un temps de réflexion, finit quand même par l'accepter. Fellini eut recours, cette fois-là, à un terme déjà connu, contrairement aux vitelloni qu'il échafauda au début de l'année 1952. Il bidone - si l'on suit le lexique Zingarelli - est un mot d'origine populaire signifiant une escroquerie ou une mauvaise plaisanterie ou encore un tour désagréable. On aurait pu le nommer en français L'Arnaque. Et l'on aurait eu un homonyme avec le film plus tardif de l'Américain George Roy Hill avec Paul Newman et Robert Redford. Cependant, nous aurions perdu son sens le plus profond. Né en Lombardie dans le milieu des étudiants, bidone renvoyait à un monde de gens marginaux, vivant d'expédients et de combines, de subterfuges et de pratiques illégales. Un lumpenprolétariat en quelque sorte. Un univers que le réalisateur connaissait suffisamment pour l'avoir croisé sur les routes de l'Italie encore pauvre de la guerre et de l'immédiate après-guerre. Des individus qui, pour survivre, devaient maîtriser l'arte di arrangiarsi ((l'art de se débrouiller), le titre d'un film de Luigi Zampa avec Alberto Sordi datant précisément de ces années-là. La reconstruction et la reprise économique se dessinant à l'horizon, de moins en moins de personnes se retrouvaient en semblable posture. Il bidone est donc un film crépusculaire. Il signale la fin d'une catégorie d'individus comme Augusto Rocca et ses deux acolytes. Il bidone n'a rien d'une œuvre comique et picaresque. Entre La strada et Il bidone, le lien demeure net. C'est toujours d'une Italie en voie de disparition dont il s'agit. Le saltimbanque Zampano incarné par Anthony Quinn dans le premier cède la place à l'escroc Rocca joué par Broderick Crawford dans Il bidone. Et c'est toujours, côté féminin, Giulietta Masina qui domine. Mais, c'est également un lien fécond. C'est sur le tournage de La strada que naquit en partie le protagoniste d'Il bidone : un individu louche rencontré dans une trattoria d'Ovindoli dans la région des Abruzzes, et tout autant les confidences d'un certain Lupaccio  ("Vieux loup"). On en ébaucha avec Pinelli et Flaiano, les habituels comparses, « un visage intense et tragique ». [In : Tullio Kezich : Fellini, la vita e i film, 2002, Feltrinelli Editore]. Fellini songea d'emblée à la figure légendaire de Bogart qui, selon lui, possédait le type de « l'escroc calabrais ». Federico - il l'a souvent affirmé - n'allait guère au cinéma. Aussi, face à la défection prévisible de Humphrey désormais malade, il n'acquiesça à aucune des propositions émises ici ou là. Fellini n'avait pas les yeux dans ses poches néanmoins. En tant que dessinateur et caricaturiste, il ne pouvait demeurer indifférent aux affiches de films. Il fut donc frappé par l'expression d'un visage, celui de Broderick Crawford dans All the King's Men (1949) de Robert Rossen d'après un roman de Robert Penn Warren. Le film fut distribué en Italie sous le titre Tutti gli uomini del re. Dans le rôle d'un ancien hillbilly (terme s'apparentant à péquenaud en français) devenu homme politique, Broderick tout comme la remarquable Mercedes McCambridge - la rivale de Joan Crawford dans Johnny Guitare - avaient été excellents. Ils obtinrent chacun un Oscar. Kezich note : « Douloureux, mélancolique, avec des yeux à peine fendus, très doux, il était parfait et, après un échange de télégrammes, disponible. » Le tournage s'avéra néanmoins problématique. On ignora que l'acteur américain venait de suivre une cure de désintoxication plutôt drastique. Or, les prises commencèrent fin avril dans la région des Castelli Romani, connue pour les vins qu'on y produit et la fête qu'on y célèbre à cette date. Broderick Crawford, jusqu'ici assez réservé, craqua lamentablement. La rechute fut conséquente. À partir de cet instant-là, écrit Kezich, l'interprète d'Augusto traversa le film, selon l'expression fellinienne, « dans un brouillard alcoolique ». Avec ou sans cartons, avec ou sans perches et bâtons, rien n'y fit : l'acteur titubait complètement : et sur son texte, et sur lui-même. La situation parut désespérée. Mais, c'était sous-estimer la force du bonhomme. On demeure éberlué en définitive : le miracle se produit à l'écran. « Brod est parfait dans le rôle d'Augusto », juge Tullio Kezich. « À sa façon souvent folle, l'acteur a conféré aux images une sorte d'intime connaissance de la douleur, qui incite au respect et à la pitié.» Après les séquences faites en extérieurs, l'équipe s'installe dans les studios de la Titanus pour tourner la fameuse scène du réveillon de la Saint-Sylvestre dans l'appartement d'un aventurier bien plus fortuné qu'eux. La prise de conscience, après une soirée d'orgie, est terrible. Et plus encore pour Augusto qui a une fille appliquée et sérieuse qui ignore la conduite de son père et continue de l'estimer. Le cinéaste considérait cette épisode comme un film dans le film. Kezich indique : « il le tourna avec une intense implication et le nomme l' « Enfer » - le premier de ses nombreux enfers, annoncé dès I vitelloni. » [op. cité]. Un autre endroit équivoque, cyclique chez Fellini : celui du bar nocturne qui joue un rôle important pour Augusto. La dernière opération est pathétique et c'est encore Augusto qui occupe tout l'écran. Au cours de cette besogne, il rencontre, toujours vêtu en évêque, une adolescente paralytique habitée par une ferveur chrétienne. Il en est ébranlé à cause des sentiments qu'il éprouve à l'égard de sa propre fille. Ses complices se vengeront en le faisant lapider. Kezich estime, malgré tout, qu'« à un certain moment, (tous ces personnages) disparaissent de l'écran et ne demeure que le personnage joué par Broderick Crawford, seul, tel un monument parmi des ruines : un Zampano en costume croisé, un costaud de foire qui s'efforce de survivre au cœur de la société bourgeoise. Ce que Fellini aurait pu devenir, comme quelque faux ami prétendait au temps de la bohème romagnole. Ayant conquis le succès, le réalisateur hésite à contempler son autre lui-même : le raté, le déchet, l'homme sans foi ni loi. Mais un homme tout de même, un frère : un « double ». Il l'évoque pour l'exorciser, pour l'enterrer à jamais. Mais avec la hantise qu'on ressent en assistant en rêve à ses propres funérailles. » [T. Kezich, op. cité]. 

 

Billy Budd (Les Révoltés de l'Avenger) [1962 - Royaume-Uni, 123 min. N&B] R. Peter Ustinov. Sc. DeWitt Bodeen, P. Ustinov, d'après la pièce de Louis O. Coxe et Robert H. Chapman (1949) inspiré du roman de Herman Melville, Billy Budd, Sailor (1924). Ph. Robert Krasker. Mus. Antony Hopkins. Mont. Jack Harris. Pr. Anglo Allied, Harvest Films, Nikhanj Fims. I. Robert Ryan (John Claggart, le maître d'armes), Peter Ustinov (le capitaine Edwin Fairfax Vere), Terence Stamp (Billy Budd), Melvyn Douglas (Le Danois), John Neville (lieutenant Julian Ratcliffe), David McCallum (lieutenant Wyatt), Lee Montague (Squeek), John Meillon (Neil Kincaid), Paul Rogers (lieutenant Philip Seymour), Ronald Lewis (Enoch Jenkins).  

~ 1797. Dans un contexte de guerre avec la France républicaine et de mutineries internes, quelques marins du navire « Rights of Man » sont enrôlés arbitrairement au service de la frégate militaire HMS Avenger. Parmi eux, le jeune et beau Billy Budd (Terence Stamp) qui occupe le poste de hunier. Billy découvre sur le vaisseau l'autoritarisme impitoyable et la brutalité du maître d'armes, John Claggart (Robert Ryan). Billy Budd, toujours souriant et gracieux, se gagne rapidement la sympathie des marins et des officiers. Le capitaine Vere lui offre un avancement. Claggart, en revanche, est exécré par les marins et regardé avec méfiance par le commandement. Aussi conspire-t-il contre Billy Budd l'accusant mensongèrement de fomenter une révolte à bord...

Le film de Peter Ustinov est l'adaptation à l'écran d'une pièce théâtrale de Louis O. Coxe et Robert H. Chapman, créée initialement à Off Broadway (New York) en 1949 sous le titre Uniform of Flesh (Uniforme de chair). Les deux auteurs, sans doute peu satisfaits, en donnèrent une version restructurée en trois actes et quatre scènes qui fut montée, cette fois-là, à Broadway en 1951. Le titre en fut aussi modifié, il assuma plus clairement sa descendance : le Billy Budd testamentaire d'Herman Melville, l'auteur de Moby Dick. Son traducteur Pierre Leyris, grand déchiffreur de la littérature anglo-saxonne, écrivit : « Lorsque Melville, le dernier printemps de sa vie, écrivit sur le manuscrit de son roman : « Commencé le Vendredi 16 Novembre 1888. Fin du livre : 19 Avril 1891 », il croyait bien avoir achevé son ouvrage. C'était compter sans les fluctuations d'un récit qui épousait étroitement sa vie intime. Bientôt il s'y attaquait de nouveau au crayon, déclenchant partout un processus de révision proliférante... qui devait être terminé par la mort de l'auteur plutôt que par l'achèvement du manuscrit. » [Préface au Billy Budd, marin, Gallimard, 1980] La veuve de Melville, qui était aussi sa secrétaire, parfaitement découragée par ce griffonnage parfois illisible, le rangea dans la catégorie des ouvrages inachevés. Il reposa vingt-huit ans durant dans une mallette poussiéreuse. Puis, la petite-fille Eleanor Melville Metcalf, sous l'insistance de Raymond Weaver - un des artisans de la redécouverte d'Herman Melville -, déverrouilla le coffret, et l'on put enfin l'examiner sérieusement et redonner forme au roman. Ce ne fut pas simple et tout indique que ce Billy Budd restera, malgré tout, inaccompli. Pourtant, il eût été difficile de l'oublier : il contenait des éléments importants de l'expérience de marin de l'écrivain. Mais aussi de celle de ses proches, notamment celle d'un cousin germain qui fut témoin d'une authentique tentative de mutinerie : celle du Somers, un brick de guerre de l'United States Navy, en novembre 1842, alors qu'il se trouvait en mer des Caraïbes. Melville la cite d'ailleurs nommément dans Billy Budd et l'épilogue de Billy Budd, Sailor, que le film de Peter Ustinov reprend sans en rien changer, révèle de profondes affinités avec la conclusion de l'affaire du Somers. 

Peter Ustinov avait, sans aucun doute, apprécié comme beaucoup de ses contemporains l'adaptation scénique de Billy Budd. Il la trouva suffisamment adroite pour la transposer à l'écran. Alors que le roman - tel qu'il se présentait en l'état - restait allusif sur le contexte historico-politique, le film le signale et le rend plus nettement : le conflit avec la France, les mutineries sur les vaisseaux, les problèmes internes à la Couronne britannique. Qui tous, à vrai dire, reflètent l'arrivée d'un monde nouveau. La caméra de l'excellent Robert Krasker saisit Billy Budd, le regard se détournant au spectacle d'un homme fouetté sur l'Avenger et scrutant au loin son ancien vaisseau Rights of Man (Droits de l'homme) s'éloignant à l'horizon...

L'intelligence de Peter Ustinov est d'avoir su compléter ce qui, dans le le roman, restera en germe. Au-delà de l'antipathie, en apparence opaque, du maître d'armes John Claggart (Robert Ryan) envers le matelot Billy Budd (Terence Stamp) - « la haine de soi tuant l'autre », a-t-on dit -, se jouent deux conceptions de l'autorité. Les débats entre les membres de la Cour martiale chargée de juger le meurtre de Claggart ne sont, chez Melville, que brièvement définis. Ici, ils ont un côté déchirant : Billy Budd est certes innocent. La Loi pourrait lui accorder la faveur d'un meurtre sans préméditation. Mais, nous sommes en temps de guerre : le commandant-capitaine de l'Avenger ne peut entériner aucune clémence. Billy Budd accepte la sentence avec le sourire. Au point que le capitaine Vere, écartelé entre sa conscience et son devoir, en vient à énoncer que la « bonté » de l'angélique Budd est, de ce point de vue, aussi inhumaine que la férocité sadique de Claggart, joué de façon absolument magnétisante par le très grand Robert Ryan. Voilà Budd et Claggart reconduits vers leur propre mystère : Qui sont-ils ? D'où viennent-ils ? On ne saura à peu près rien d'eux. Quel âge a Budd ? Où est-il né ?  Enfant trouvé, il n'en sait rien lui-même. Le hunier dont le handicap passager - un bégaiement d'origine émotive - explique essentiellement son geste, sera branché parmi les vergues et jeté dans les flots. Serein, il pourra donc s'écrier : « Dieu bénisse le capitaine Vere ! »

Une digne version cinématographique de Billy Budd, magnifiquement servie par des artistes de grande valeur (Peter Ustinov, Robert Ryan, Melvyn Douglas, Terence Stamp, John Neville) et une photographie superbe.