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Peur (La) (Allemagne : Angst. Italie : La paura) [1954 - Allemagne, Italie, 79 min. N&B] R. Roberto Rossellini. Ass. réal. Franz Treuberg, Pietro Servedio. Scénario. Sergio Amidei, Franz Graf Treuberg, R. Rossellini d'après la nouvelle de Stefan Zweig (Berlin, 1920). Ph. Carlo Carlini, Heinz Schnackertz (version allemande), Luigi Filippo Carta (opérateur). Mus. Renzo Rossellini. Mont. Jolanda Benvenuti, Walter Boos. Cost. Jacques Griffe. Prod. Ariston Film - Monaco, Aniene Film Rome. I. Ingrid Bergman (Irene Wagner), Mathias Wieman (Prof. Albert Wagner, son mari), Renate Mannhardt (Johanna Schultze, alias Luisa Vidor), Kurt Kreuger (Heinrich Stoltz), Elise Aulinger (Martha, la gouvernante). Tournage : septembre à octobre 1954 à Munich (30 jours).
~ Irene Wagner (I. Bergman), brillante femme d'affaires, dirige une entreprise pharmaceutique. Son époux, chimiste réputé, travaille à ses côtés. lls habitent Munich et ont deux enfants. Mme Wagner fréquente un amant, Heinrich Stoltz. Un soir, devant son domicile, Irene est accostée par une inconnue qui affirme être Johanna Stoltz. Elle se dit démunie et s'effondre en larmes. Irene, craignant d'être surprise par son conjoint, lui donne une petite somme d'argent et la congédie rapidement, tout en lui promettant de l'aider ultérieurement. Elle pense s'en libérer ainsi, mais, dès le lendemain, la femme se présente déjà à son bureau. Elle lui réclame cette fois-là 5 000 marks, « afin de repartir à zéro ». Le comportement de cette dernière est radicalement changé, voire agressif : le chantage est manifeste...
Cinquième et ultime fiction de Roberto Rossellini avec sa compagne et actrice Ingrid Bergman. On peut l'envisager comme une forme de miroir de leur propre couple. Cependant, il serait plus sage de l'envisager dans sa dimension élucidante. Le récit de Stefan Zweig, écrit dans les premiers mois de l'année 1913, a sans doute inspiré Rossellini non seulement par ses thèmes - l'angoisse et le remords - que par ce rappel obsédant du passé dans la vie présente de l'héroïne. Ce passé qui risque concrètement d'anéantir son couple. Stefan Zweig avait utilisé ici des procédés littéraires extraordinairement modernes, tels que l'analepse ou son contraire, la prolepse. Le rythme du récit épouse, sous cette forme-là, les états psychologiques de l'héroïne, en l'occurrence Irene Wagner réincarnée à l'écran par Ingrid Bergman. Or nous savons à quel point le cinéaste n'a jamais interrompu sa recherche : celle de transformer un cinéma trop souvent décliné au passé et projeté dans un futur prédéfini, plutôt que dans un présent et un avenir imprévisibles, propre à soulever, mobiliser et faire réagir le spectateur. En dernier lieu, l'œuvre de Zweig est de nature viscéralement intimiste. Du coup, La Peur est de la série Rossellini|Bergman le plus intimiste de tous. « N'ayant pas l'aspect cosmique ou tellurique de Stromboli, ne songeant pas à dresser un bilan de la société comme dans Europe 51 ou à orchestrer, fût-ce en mineur, le choc permanent de deux civilisations comme dans Voyage en Italie, le film vise seulement à faire pénétrer le spectateur dans le huis-clos glacé de deux âmes qui ont cessé de communiquer, coupables l'une comme l'autre de cette rupture qui leur est fatale à toutes deux », note Jacques Lourcelles [op. cité]
Hélène Frappat explique, quant à elle, à quel point l'œuvre du cinéaste entretient un rapport intime avec sa propre vie - en particulier, sa relation avec son épouse|actrice - et en quoi elle nourrit, dans la cruauté, l'infini paradoxe de l'œuvre artistique visionnaire : « Après avoir revécu à travers le personnage d'Irène (Gérard), dans Europe 51, la mort atroce d'un enfant, Rossellini plonge Ingrid Bergman dans l'Allemagne reconstruite de La Peur, plus glaçante et désertique que Berlin en ruines dans Allemagne année zéro. » [ndlr : Zweig avait situé sa nouvelle dans le cadre de la Vienne du début du XXe siècle, et son Irene Wagner n'avait ni le fort caractère, ni la position sociale avantageuse de l'héroïne de Rossellini.] Il communique à son actrice sa propre peur (angst) : « L'unique chose qui m'a fait souffrir peut-être, c'est la peur. J'ai connu des moments de peur terrible. Quand j'osais trop et que je me retrouvais à découvert. » [R. Rossellini, Propos recueillis par Dacia Maraini, Et toi qui étais-tu ? Cahiers du cinéma|Cinémathèque française, 1990] ». Hélène Frappat établit qu'avec La Peur, Rossellini « met explicitement au cœur du cinéma moderne ce qui constituera [...] l'une de ses interrogations : en quoi la relation entre un metteur en scène (incarné ici par le mari d'Ingrid Bergman) et son actrice tient-elle de la torture, de l'aveu, du sadisme ? La mise en scène cinématographique est-elle analogue à l'observation et l'expérimentation scientifiques, qui s'achèvent souvent par la mort du cobaye [ndlr : cf. la scène au laboratoire, 15e min. environ] ? » Lourcelles voit dans la minutieuse complicité de la caméra, laquelle suit, avant tout et inlassablement, le cheminement d'Ingrid Bergman, l'expression de deux métaphores : « celle, mineure, de la relation avec les enfants (où le père manifeste déjà un besoin quasi obsessionnel de forcer l'aveu chez autrui) et celle, tout à fait majeure, de l'expérimentation scientifique poussée jusqu'aux limites de la vie et de la mort. Cette seconde métaphore invite à considérer Irene comme le cobaye de son mari. » [op. cité] À partir de ce fait, l'époux défait l'égalité qui devrait exister entre eux, égalité qui est synonyme d'amour réel. Il instaure le regard du procureur ou, plus encore, de Dieu lui-même. En quoi, face à ce Dieu transcendant, le péché de l'homme devient alors suprême et provoque - si l'on en reste là - des conséquences irréparables. La catastrophe sera, de justesse, évitée. Mais le choc humain demeurera extrêmement puissant : il ne peut désormais s'effacer. La parabole rossellinienne est significative, universelle. « Dans l'Europe moderne qui s'est reconstruite sur des ruines, affirme encore Hélène Frappat, la froideur des relations humaines n'engendre-t-elle pas une angoisse (Antonioni la nommera "incommunicabilité") qui demeure la trace secrète du désastre humain produit par la Seconde Guerre mondiale ? » [H. Frappat, Roberto Rossellini, Cahiers du cinéma|Le Monde, Collection Grands cinéastes, Paris, 2007]
Film testamentaire de Rossellini, La Peur, comme le souligne Alain Bergala, reste l'œuvre de « la torture et de l'aveu impossible ». Du reste, l'ouvrage entier du cinéaste romain, marqué au sceau spirituel du christianisme, « tourne obsessionnellement autour de trois figures qui n'ont cessé de le hanter : l'aveu, le scandale, le miracle, et qui sont trois figures singulières de la façon dont la vérité peut émerger de la surface lisse de la réalité, de la croûte des idéologies et des habitudes morales, du non-dit qui assure la possibilité même du lien social. La vérité peut être extorquée, forcée (l'aveu), révélée (le miracle), ou advenir à la suite d'une violente secousse (le scandale). » [A. Bergala, Roberto Rossellini ou l'invention du cinéma moderne, Carteret, 2-8 avril 1984] La Peur est un des films les plus hypnotiquement révélateurs de Roberto RossellinI. Hanté qu'il est par l'atrocité du nazisme et des camps de la mort. Mais aussi parce qu'ici, comme dans Stromboli ou Europe 51, la grâce advient au moment où ses personnages et, par conséquent, le spectateur, ne s'y attendent désespérément plus.
N.B. La première version italienne de La Peur sortit en juin 1955 et, vu l'insuccès du film, il fut retiré et rediffusé plus tard, dans une version plus courte et retouchée (Non credo più all'amore, 75 min.). On a ajouté une voix off à deux ou trois séquences d'Irene à l'origine muettes pour expliquer sa pensée. Des scènes ont été coupées , d'autres modifiées. Rossellini tourna deux versions : une internationale, proche de la première version italienne (Fear, 79 min.) et une allemande (Angst). La première a été restaurée par la Cineteca de Bologne au laboratoire l'Immagine Ritrovata en 2014.