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Vermiglio ou la Mariée des montagnes [2024 - Italie, France, Belgique, 119 min. C ] R. Sc. Maura Delpero. Ph. Mikhaïl Kritchman. Mont. Luca Mattei. Déc. Pirra. Dir. art. Vito Giuseppe Zito, Marina Pozanco. Cost. Andrea Cavalletto. Mus. Matteo Franceschini. Prod. Francesca Andreoli, Leonardo Guerra Seragnoli, M. Delpero. Cinedora, Rai Cinema. I. Tommaso Ragno (Cesare), Giuseppe De Domenico (Pietro), Roberta Rovelli (Adele), Martina Scrinzi (Lucia), Orietta Notari (tante Cesira), Carlotta Gamba (Virginia), Santiago Fondevilla Sancet (Attilio), Rachele Potrich (Ada), Anna Thaler (Flavia), Patrick Gardner (Dino). Lion d’argent. Grand Prix du Jury Mostra de Venise, 2024.
~ En 1944, dans le lointain village trentin de Vermiglio, l’arrivée de Pietro, un soldat blessé au cours d’un combat, d’origine sicilienne, bouleverse le quotidien d’un enseignant et de sa famille. Lucia, la fille aînée du professeur, tombe amoureuse de Pietro et décide de l’épouser. Dès que l’on apprend la fin de la guerre, Pietro retourne en Sicile dans le but de faire savoir à ses proches qu’il vit encore, promettant à sa femme qu’il reviendrait bientôt. Cependant, après avoir perdu la trace de Pietro, on apprend dans la famille, grâce à un journal, sa fin tragique et énigmatique.
Un village du Haut-Adige autour des Dolomites à la fin 1944. C’est la région d’origine de Maura Delpero (elle naît un 3 octobre 1975 à Bolzano). D’abord documentariste, elle réalise un premier LM en 2019, Maternal qui se situe à Buenos Aires où elle s’y est installée pour étudier la dramaturgie. Ce film, aussi nommé Hogar, conte l’histoire d’une fillette abandonnée par sa mère dans un foyer de mères adolescentes de la capitale argentine. La maternité est encore au cœur de cette deuxième fiction, film rural et montagnard qui bat en brèche les idées reçues sur une thématique rarement illustrée dans le cinéma italien. Le film nous offre enfin le regard pénétrant d’une femme : la condition des siennes en milieu paysan est éclairée d’une lumière intense. Vermiglio ou la mariée des montagnes épouse par conséquent un récit singulier selon une démarche inexpérimentée.
« Vermiglio est le nom du village dont le film s’inspire, où sont nés mon père et toute sa famille. J’ai toujours pensé que le nom du village n’était pas approprié, qu’il aurait dû s’appeler Céleste. Il se situe entre 1200 et 2000 mètres d’altitude, ça monte beaucoup sur peu de kilomètres et c’est si haut que le ciel est vraiment sur toi. Le bleu y est la couleur dominante, et je l’ai dit au directeur de la photographie Mikhaïl Kritchman [note : collaborateur attitré d’Andreï Zviaguintsev]. J’aimais bien aussi la nudité du titre, et j’ai conservé ce « vermillon » pour des détails », déclare Maura Delpero qui ajoute : « [...] c’est une œuvre sur le temps, mais aussi sur l’espace. L’espace influence le caractère, le destin et l’être au monde des gens. […] Comme je viens d’une famille de montagnards, je sais comment ils se meuvent, je sais qu’ils parlent peu – il y a peu de dialogues dans le film. Les gens de la montagne ont cette conscience d’être une petite partie de la nature, qui peut être énorme et généreuse, mais qui peut aussi les tuer. C’est une nature « romantique » au sens pictural du terme. […] Au niveau de la photo, nous n’avons pas mis la focale sur les personnages et en arrière-plan la montagne floue, comme une carte postale : nous voulions la coïncidence entre les gens et la nature. [...] Certains critiques ont fait référence à des grands films comme L’Arbre aux sabots d’Ermanno Olmi. D’un côté, j’en suis flattée, mais de l’autre, je pense que ce n’est pas juste. Selon ce que je ressens, beaucoup de ces réalisateurs ont raconté ces époques avec un mince préjugé sur la société rurale. C’est vrai qu’il s’agit d’un univers de nécessités, et non de désirs. Ce n’est pas tant que les ruraux n’en éprouvaient pas mais ils ne les exprimaient point. La société arguait qu’il n’y avait nul espace pour cela. Quand j’écoutais des personnes âgées me raconter leur enfance, je sentais cette enfance pleine de désirs. Le film est rempli de chuchotements, de phrases dites à voix basse, dans le lit, la nuit, car c’est l’unique moment où l’on peut s’exprimer entièrement, mentir même. » [Interview pour Positif, n° 769, février 2025].
Villégiature (La) (La villeggiatura) [1973 - Italie, 110 min. N&B] R. Marco Leto Sc. M. Leto, Lino del Fra, Cecilia Mangini. Ph. Volfgango Alfi. Dir. art. Marco Lippi. Mont. Fabrizio Giaccobini. Mus. Verdi et Egisto Macchi. Pr. Natascia Film|Enzo Giulioli. I. Adalberto Maria Merli (le professeur Franco Rossini), Adolfo Celi (commissaire Rizzutto), John Steiner (un prisonnier politique), Milena Vukotic (Mme Rossini), Gianfranco Barra (le prêtre), Robert Herlitzka (Guasco). Tournage : Île de Ventotene (Lazio), Île Lipari, Rome, Tarquinia. Prix Georges-Sadoul 1973. Nastro d'argento 1974.
~ Franco Rossini (Adalberto Maria Merli) est un jeune professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Florence qui, n’ayant pas prêté allégeance au régime fasciste, est envoyé en exil sur l’île de Lipari, non loin de la Sicile. Libéral, riche et de bonne famille (son père était professeur d’université), il ne parvient à se lier ni avec les habitants de l’île ni avec les autres confinati, presque tous d’origine prolétarienne et d’extrême gauche. Paradoxalement, la personne avec laquelle il semblera à priori plus proche est le commissaire Rizzuto, un homme aux « bonnes manières » qui avait été l'élève de son père. Grâce au traitement courtois que le fonctionnaire lui réserve, Rossini peut louer une villa et faire venir sur l’île sa femme Daria (M. Vukotic) et Caterina, sa petite fille. Tout cela altère encore plus les relations compliquées entre Rossini et les autres antifascistes. De fait, Rizzuto - parlant au nom de l’État fasciste - fait à Rossini une proposition : s’il abandonne un antifascisme actif et militant, il pourra retourner enseigner, sans obligation de prêter serment d’allégeance. Le professeur semble sur le point d’accepter. Mais il découvre que les autorités fascistes ont organisé une fausse bagarre comme prétexte pour tuer un prisonnier communiste, Scagnetti. Indigné, Rossini se range avec les rebelles et s’évade de Lipari avec eux.
Le film est librement inspiré de la vie de l'intellectuel antifasciste Carlo Alberto Rosselli, assassiné avec son frère Nello, en France en juillet 1937. Le titre, de façon ironique, reprend la façon selon laquelle le Duce alias Benito Mussolini évoquait l'exil qu'il imposait à ses opposants. Dans le film, le professeur Rossini écrit à son épouse que « la villégiature est terminée » dès lors qu'il entre dans une opposition ouverte et sans compromis au régime fasciste.
Marco Leto (1931-2016) fut le fils d'un fonctionnaire de police, connu pour avoir été à la tête de l'OVRA, la police politique fasciste, entre 1938 et 1945. Issu de la télévision, il n'a réalisé pour le grand écran que deux LM. Entre lui et Adolfo Celi qui incarne le commissaire, il y a des similarités de destins. Celi fut le fils d'un sénateur fasciste.
Lors de la sortie du film à Paris, en novembre 1973, Marco Leto dira, lors d'un entretien avec Jean Antoine Gili (Écran 73) : « J'avais fait, il y a plusieurs années, une enquête pour la télévision, sur Carlo Rosselli ; de là est né tout un intérêt, toute une documentation abondante. On peut dire qu'il n'y a pas un seul événement dans le film qui ne soit pas authentique. Tout a été réélaboré, mais les détails sont vrais ou tirés de faits réels. [...] Par ailleurs, La villeggiatura ne veut jamais être d'un réalisme naturaliste ; le film tend sans cesse à être symbolique. Le film est métaphorique [...] » Jean A. Gili écrit donc : « [...] au-delà de l'évocation du fascisme dans son époque, le film met à jour les structures profondes d'un système oppressif dont l'auteur suggère la permanence dans l'Italie actuelle : le paternalisme du commissaire (A. Celi) conduit en droite ligne au fascisme sournois qui peu à peu envahit la société contemporaine. Plutôt que de montrer une image insoutenable des prisons fascistes, plutôt que d'insister sur l'aspect totalitaire du régime mis en place par le Duce, Marco Leto nous présente une vision rassurante de l'oppression. [...] Toutefois, avec cette politique du sourire et de l'amabilité, Leto souligne la capacité du pouvoir à se travestir selon les besoins du moment [...] Ainsi, La villeggiatura ne parle pas "d'un" fascisme (l'Italie à la fin des années vingt), mais "du" fascisme comme structure constante du pouvoir dans le système capitaliste ; en somme, le fascisme non comme un accident historique mais comme une dimension incluse dans les régimes dits démocratiques. » [J. A. Gili, Écran 73, n° 20] Marco Leto confirme : « L'ennemi au visage féroce est moins dangereux que l'ennemi au visage sympathique ; hier et aujourd'hui. Dans le film, le chef des fascistes est une espèce de marionnette imbécile ; au contraire, le commissaire est un homme intelligent et donc dangereux. [...] Le fascisme, c'est le capitalisme dans certaines conditions ». [Entretien cité] Déjà brûlant en son temps, La villeggiatura n'a donc pris aucune ride de nos jours.
Visages de femmes [1985 - Côte d'Ivoire, France, 105 min. C] R. Sc. Désiré Écaré. Ph. Dominique Gentil, François Migeat. Mont. Nicolas Barachin, Madame Djé-Djé, Gisèle Miski. Pr. Films de la Lagune. I. Eugénie Cissé-Roland (Bernadette), Sidiki Bakaba (Kouassi), Albertine N'Guessan (N'Guessan), Kouadio Brou (Brou), Véronique Mahilé (Affoué), Hanny Tchelley (Tchelley), Carmen Levry (Fanta).
~ Trois portraits de femmes ivoiriennes : l’une cherche à conquérir sa liberté amoureuse, l’autre apprend à se défendre des hommes et la troisième est une chef d’entreprise énergique. De la brousse à la cité, Ecaré (1939-2008) s’interroge sur le parcours des femmes du continent africain. Il filme ici une des premières scènes érotiques du cinéma subsaharien.
Natif de Treichville, cette banlieue d’Abidjan qu’avait filmée Jean Rouch dans Moi un Noir en 1958, Désiré Ecaré (de son vrai nom Ekrary) [1939-2009] est issu d’une famille akan de confession chrétienne. Les populations akans sont principalement localisées au Ghana d’abord d’où elles sembleraient être originaires et ensuite, par ordre d’importance, en Côte d’Ivoire, au Bénin et au Togo, donc en Afrique de l’Ouest. Ayant grandi dans une famille nombreuse, le futur réalisateur n’en fit pas moins des études complètes. Il lui faudra néanmoins quitter son pays pour poursuivre une formation supérieure en matière d’art dramatique. Il débarque à Paris à la fin de l’été 1961 et, trois ans plus tard, parvient à entrer à l’IDHEC où il obtiendra, deux ans après, son diplôme de réalisateur-producteur. Il débute cependant comme comédien en intégrant la Compagnie du Toucau dirigée par Jean-Marie Serreau. Il crée par la suite sa maison de production, Les Films de la Lagune. L’objectif est de réaliser dans un premier temps et sur une idée de son épouse, Concerto pour un exil (1968), un court métrage de 42 minutes, portrait d’étudiants ivoiriens vivant à Paris. Cette première œuvre est basée sur une large part d’improvisation avec des acteurs non professionnels, Claudia Chazel excepté. C’est toujours à Paris qu’il va tourner son premier LM, À nous deux France ! qui renvoie tout autant au prénom de son héroïne qu’à celui du pays d’accueil. Le ton est volontiers satirique et évoque une fois encore l’aliénation des jeunes Africains. Ecaré refuse le titre qu’Argos Films veut lui faire endosser, référence à un poème de Léopold Sédar Senghor (Femme nue, femme noire). Du reste, le cinéaste ironise, tout au long du film, sur le concept de négritude. Ce qui n’aura pas l’heur de plaire en haut lieu au Sénégal. Le film sera interdit durant le règne de M. Senghor.
Désiré Ecaré revient à Abidjan en 1972 en tant que conseiller du ministère du Tourisme et de la Culture, il démissionne l’année suivante afin d’entreprendre Visages de femmes. Il démarre le tournage dans son village familial de Koffikro, au sud du pays. Hélas, les soutiens et les moyens font défaut. Ecaré se lance alors dans l’élevage de porcs et achète un restaurant à Ouagadougou au Burkina Faso. Dix ans plus tard, le voilà de nouveau à Abidjan pour achever le projet Visages de femmes. Le film est présenté à Cannes (Semaine de la critique) en 1985 et obtient le prix Fipresci. La réception publique demeure modeste, mais le scandale est bien réel en raison d’une longue séquence d’amour. En Côte d’Ivoire, le film est censuré pour « obscénité et atteinte à la pudeur. »
Au sujet de cette scène, d’une durée de dix minutes, où Kouassi et Affoué font l’amour dans le bras mort d’un fleuve, Ecaré déclarait : « L’interdire est de la part des autorités une attitude irresponsable et contradictoire : j’ai fait un film pour l’Afrique, en montrant l’Afrique, je ne l’ai pas fait pour faire plaisir à l’extérieur. »
Désiré Ecaré résume par ailleurs le film ainsi : « A Treichville, Bernadette, qui dirige une sècherie de poissons, essaye de développer ses affaires. Elle doit passer d'une économie de troc à une société basée sur l'argent. L'attitude du banquier, les traditions familiales, les réactions des hommes d'affaires qui ne sont pas prêts à accepter une femme à leur niveau tout comme sa propre méconnaissance des mécanismes d'une entreprise de plus grande dimension réduisent considérablement ses chances de succès.
Dans le village de Koffikro, on assiste au destin tragique de N'Guessan qui refuse d'être l'objet de son mari pour conquérir son propre droit d'aimer. Fanta s'efforce d'échapper aux caprices et à l'idiosyncrasie des hommes en apprenant le karaté. Son but est de défier les hommes par la force, celle que les hommes ont toujours utilisé. Les femmes africaines veulent toutes échapper à la domination masculine... mais les voies qu'elles choisissent pour y arriver contredisent les buts qu'elles poursuivent. » (In : Dossier de presse)
Dans son analyse du film sur « Africultures » - le film est ressorti en 2022 en version restaurée 4K -, Olivier Barlet affirme que les femmes «ne sont ni victorieuses ni morales ; elles n’ont pas forcément les bonnes méthodes mais elles veulent toutes échapper à la domination masculine. » Il note que « le recours aux langues locales ancre culturellement un film dont la structure peut paraître touffue mais n’a rien de confuse, tant les différents éléments puisent tous dans la quotidienneté. Cette proximité converge vers une affirmation culturelle à cent lieues de l’exotisme, où les chants et les danses n’ont rien de superflu, réunissant à nouveau cette "comédie humaine" en fin de film »