Un grand poète

« À Umberto Saba convient cet adjectif rare qu'aujourd'hui on n'a jamais le courage d'employer pour les poètes, mais qui est en revanche employé (et de façon très inappropriée) pour des dictateurs sanglants, des acteurs médiocres et simili : l'adjectif "grand". Umberto Saba est un grand poète et vivra parmi les plus grands poètes de notre histoire littéraire. » [Elsa Morante]

À droite, portrait du poète peint par Carlo Levi vers 1950. 

Trieste et ses influences

Umberto Saba est né à Trieste. Sa vie durant, il demeura indissolublement lié à ce port qui fut, longtemps durant, le débouché maritime du Saint Empire romain germanique et de l'Empire austro-hongrois. Le poète est lui-même le reflet de cet amalgame. Il fut partagé entre les influences germanique, slave et méditerranéenne, entre une mère juive et une nourrice slovène, entre les communautés juive et catholique, entre un père d'origine vénitienne qu'il n'a pas connu et un enfant (lui-même) qu'il n'eut de cesse de retrouver.

À gauche, la via Domenico Rossetti qu'évoque Umberto Saba dans Come di un vecchio che sogna (Comme un vieillard qui rêve). 

La jeunesse d'un poète

La jeunesse d'un poète qui fut, comme un « comme un vieillard qui rêve », titre d'un de ses récits, récit de confession et de recueillement autobiographique, confession à sa fille Linuccia et hommage à Lina (Carolina Wölfer), la compagne d'une existence.

Découvrez la poésie de Saba

Plongez dans l'univers poétique d'Umberto Saba et laissez-vous emporter par la profondeur de ses vers et la richesse de son imaginaire. Explorez ses œuvres majeures et découvrez un poète qui a marqué son époque.

 

¬ Umberto SABA (1883-1957) :

Le sens de la vie

 

« Un poète est toujours, plus ou moins, un “enfant terrible” ; on ne sait jamais ce qu’il peut faire ou dire : dire surtout. Or les “enfants terribles” sont des êtres un peu gênants, bien que - je le reconnais volontiers - ils puissent parfois, comme le font justement les poètes, rafraîchir chez les autres le sens de la vie. »
(Umberto Saba)
 
« Ecco cosa sono veramente Ultime Cose : una lacrima che non si vede, o appena. »
(U. Saba, Ultime Cose)
 
« Voilà ce que sont réellement Choses dernières : une larme que l’on ne voit pas, ou à peine. »
 
 
~ Tout lecteur de Saba, fût-il occasionnel, devine que pour atteindre le noyau de sa poésie, il devra d’abord franchir un voile plus ou moins opaque où l’aveu de la souffrance paraît chercher dans son obsession même une impossible issue. Un voile fait de tous les mots par lesquels, avec un innocent orgueil, le poète clame que nul n’a souffert autant que lui. Tant d’autres l’ont écrit, mais bien peu méritent comme Saba de voir porter cette complaisance à leur crédit, car la spirale de douleur qu’il trace est d’abord escalier vertigineux, de connaissance. Jour après jour, Saba compose le « livre d’heures » d’un poète en situation de frontière, il scrute cette âme et ce cœur singuliers qui, par leur tendresse autant que perversité, par la profondeur de leur angoisse, estiment pouvoir parler une langue exemplaire. C‘est le revers souffrant de l’humanisme que Saba impose à son lecteur en quelques images, en quelques vers. Se refusant à toute innovation formelle, cultivant la rime simple au terme d’une syntaxe raffinée, il compose, dans une Trieste aux multiples identités mais une pour qui la porte au cœur, le journal d’un être que l’insupportable dualité de ses origines relie paradoxalement à la communauté des hommes. [...]
 
L’Étreinte
Bernard Simeone.
 
 
Biographie
 
Umberto Saba, pseudonyme d’Umberto Poli, est natif de Trieste, un 9 mars 1883. D’une mère juive, Felicita Rachele Cohen, dont la famille commerçait dans les quartiers juifs et d’Ugo Edoardo Poli, agent de commerce issu d’une famille aristocratique vénitienne. Il s’était converti au judaïsme afin d’épouser Rachele. Bien vite, il abandonna la confession juive.
Saba vécut son enfance de manière solitaire et chagrine, marqué par l’absence de son père. Il sera élevé par une nourrice slovène, Beppa Sabaz - il adoptera une partie de son nom - qui, ayant perdu un enfant, reportera son affection sur le petit Umberto. Le poète l’appellera la madre gioia (la mère joie). Quand sa mère le récupère, il vit son premier traumatisme qu’il décrit en partie dans son premier recueil, Il piccolo Berto.
Il étudie d’abord mais de façon intermittente au lycée Dante Alighieri de Trieste. Puis entre à l’Académie impériale de Commerce et de Nautique qu’il va quitter en milieu d’année. Alors qu’il se passionne pour la musique, ses tentatives pour devenir violoniste se soldent par un échec, tandis que ses essais poétiques promettent.
En 1903, il se rend à Pise pour fréquenter l'université. Pendant l'été 1904, à cause d'une dispute avec son ami pianiste Chiesa, il tombe dans une profonde dépression et décide de retourner à Trieste. Le 14 juillet 1905 paraît dans le quotidien triestin Il Lavoratore un article sur ses expériences réalisées pendant un voyage à pied au Monténégro. À cette époque, il fréquente le café Rossetti, lieu de rencontre des jeunes intellectuels. Au cours d'un de ses rares retours dans sa famille, il fait la rencontre de Carolina Wölfer, la « Lina » de ses poèmes, qu'il épousera par la suite. Étant citoyen italien, bien qu'habitant dans l'Empire austro-hongrois, il part pour le service militaire à Salerne en 1907. Il tire de cette expérience Les Vers militaires. Il épouse Lina le 28 février 1908, selon la tradition juive. Leur fille Linuccia voit le jour un an plus tard.
En 1911, il publie sous le pseudonyme de Umberto Saba son premier recueil de poésie, préfacé par Silvio Benco. En 1912, suit le recueil Avec mes yeux, désormais connu comme Trieste et une femme. En mai 1912, il déménage à Bologne, où il collabore au quotidien Il Resto del Carlino et, en février 1914, à Milan, où il devient le gérant du café du Théâtre Eden.
Quand la Première Guerre mondiale éclate, il est appelé tout d'abord à Casalmaggiore dans un camp de soldats autrichiens faits prisonniers, puis comme dactylographe dans un bureau militaire et, finalement, en 1917, au camp d'aviation de Taliedo. Il fait à cette époque la lecture de Nietzsche. Une fois la guerre terminée et de retour à Trieste, il commence la rédaction du Canzoniere qui voit le jour en 1922. Dans sa production poétique, ce recueil offre une rédaction légèrement modifiée par rapport au brouillon de 1919. Il commence à se lier d'amitié avec Giacomo Debenedetti et à collaborer à la revue Primo Tempo. Il participe au milieu littéraire en gravitant autour de la revue Solaria qui lui consacre un numéro en 1928. Entre 1929 et 1931, en raison d'une crise nerveuse plus intense que les autres, il commence une analyse avec Edoardo Weiss, qui introduisit la psychanalyse en Italie en 1932. Parallèlement, la critique découvre Saba, ainsi que de nouveaux jeunes auteurs (Comisso, Penna...) qui commencent à le considérer comme un maître.
En 1938, en raison des « lois raciales» mises en place par Mussolini, il est obligé de céder la librairie qu'il possède. Il émigre en France, à Paris. Il retourne en Italie fin 1939, d'abord à Rome, où Ungaretti essaie en vain de l'aider, puis à Trieste, où il décide d'affronter avec d'autres Italiens dans la même situation la Tragédie nationale. Le 8 septembre 1943, il est obligé de fuir avec Lina et sa fille. Il se cache à Florence en changeant de très nombreuses fois d'appartement. Le poète Eugenio Montale risque sa vie et vient le voir chaque jour dans ses logements provisoires pour lui apporter son aide, tout comme Carlo Levi. En même temps, le recueil Parole. Ultime cose 1933-1943 est publié à Lugano, préfacé par Gianfranco Contini. Ce recueil sera ajouté par la suite à l'édition définitive du Canzoniere, par la maison d'édition Einaudi en 1945.
Après la guerre, Saba reste dix ans à Milan, retournant épisodiquement à Trieste. Il collabore au quotidien Corriere della Sera, publie chez Mondadori Scorciatoie, son premier recueil d'aphorismes. En 1946, il gagne ex aequo avec Silvio Micheli le prix Viareggio pour sa poésie d'après-guerre, puis le prix de l'Accademia dei Lincei et le prix Taormina tandis que l'Université de Rome lui donne une licence Honoris Causa. Saba demeure néanmoins isolé des milieux hermétiques et néo-réalistes qui le redécouvrent avec ferveur après la guerre. Son œuvre résolument autobiographique est la preuve d'une séparation culturelle et humaine. Sa poésie peut paraître déroutante par son apparente simplicité, il s'inscrit en faux contre une certaine poésie moderne qui verse dans l'hermétisme.
Il meurt le 25 août 1957, quelques mois après la mort de sa femme.
En 1975, avec l'aide de sa fille, le roman Ernesto est publié par les éditions Einaudi. D'inspiration autobiographique, le livre raconte les premières expériences érotiques (et sentimentales) d’un garçon à la fin du siècle précédent. « Le garçon de Saba, par sa grâce, est indemne de certains tabous, responsables de transformer les réalités naturelles en monstres absurdes et criminels », écrit Elsa Morante, l’autrice de L’isola di Arturo.
En 2025, un geste marquant des Triestins permit de sauver la librairie antique Umberto Saba, ouverte par le poète en 1919 sans grand enthousiasme pourtant, alors qu'elle paraissait vouée à la fermeture lorsque disparut le fils du fidèle assistant du poète, "Carletto" Cerne. Le bâtiment appartenait toujours à la communauté juive de Trieste lorsque l'avocat Paolo Volli, dont les bureaux étaient placés dans le même immeuble que la librairie, organisa une collecte pour préserver la librairie. La librairie inclut à présent plusieurs espaces : un musée-hommage à Umberto Saba, une salle de lecture et une autre accueillant des événements littéraires.
 
 
Ultime Cose (1935-43)
 
Quando si apriva il velario sul mondo
 
Quando si apriva il velario sul mondo
della mia fanciullezza, accorsi come
ad una festa promessa. Cadute
sono le meraviglie ad una ad una;
delle concette speranze nessuna
che mi valga, al ricordo, anche una lacrima,
anche un solo sospiro. Ma possiedo,
giovane amica, il tuo bacio, che assenze
fanno, e pietà di noi stessi, più raro.
Era questo la vita: un sorso amaro.
 
Quand s'est ouvert le rideau sur le monde/de mon enfance, j'accourus comme/à une fête promise. Les merveilles/sont tombées une à une ;/des espoirs conçus aucun/qui me vaille, à m'en souvenir, même une larme,/même un soupir. Mais je possède,/ma jeune amie, ton baiser, qu'absences,/et pitié de nous-mêmes, font plus rare,/
Telle était la vie : une amère gorgée.
 
I morti amici
 
I morti amici rivivono in te,
e le morte stagioni. Che tu esista
è un prodigio; ma un altro lo sorpassa :
che in te ritrovi un mio tempo che fu.
In un paese m'aggiro che più
non era, remotissimo, sepolto
dalla mia volontà di vita. È questo
il bene o il male, non so, che m'hai fatto.
 
Mes amis morts revivent en toi,/et les saisons mortes. Que tu existes/est un prodige ; mais un autre le surpasse : / qu'en toi je retrouve un âge mien disparu./
J'erre dans un pays qui n'était/plus, très reculé, enseveli/par ma volonté de vivre. C'est là/ le bien ou le mal, je ne sais, que tu m'as fait.
 
Principio d'estate
Début d'été
 
Douleur, où es-tu ? Ici je ne te vois pas ;
Dolore, dove sei ? Qui non ti vedo ;
tout apparence t'est contraire. Le soleil
ogni apparenza t'è contraria. Il sole
indora la città, brilla nel mare.
dore la ville, brille dans la mer.
D'ogni sorta veicoli alla riva
Des véhicules de toutes sortes jusqu'à la rive
emmènent faire un tour quelque chose ou quelqu'un.
portano in giro qualcosa o qualcuno.
Tutto si muove lietamente, come
tutto fosse di esistere felice.
Tout va joyeusement, comme
heureux d'exister.
 
Contovello
 
Un uomo innaffia il suo campo. Poi scende
così erta del monte una scaletta,
che pare, come avanza, il piede metta
nel vuoto. Il mare sterminato è sotto.
Ricompare. Si affanna ancora attorno
quel ritaglio di terra grigia, ingombra
di sterpi, a fiore del sasso. Seduto
all'osteria, bevo quest'aspro vino.
 
Un homme arrose son champ. Puis descend,
sur la montagne, un escalier si raide
qu'il semble, en avançant, mettre le pied
dans le vide. Au-dessous, la mer infinie
Il reparaît. S'essouffle encore sur
ce bout de terre grise, encombrée
de ronces, à fleur de roche. Assis
à l'auberge, je bois ce vin âpre.
 
N.B. Contovello est un quartier de Trieste situé sur la haute plaine du Karst. Avant l'annexion italienne de 1918, il était habité par une population majoritairement slovène.
 
Ultimi versi a Lina
 
La banda militare che affollava
vie più il Corso la sera, i fanaletti
oscillanti alla marcia - il battistrada
tronfio alzava e abbassava il suo bastone -;
le tue compagne: la buona, la scaltra,
l'infedele in amore; il verde fuori
e dentro la città; le laceranti
sirene dei vapori che partivano;
le osterie di campagna
queste cose
furono un giorno - ricordi - cui venne,
una a una, una fine.
La memoria,
amica come l'edera alle tombe,
cari frammenti ne riporta in dono.
 
La fanfare militaire qui le soir attirait/sur le Corso plus de monde encore, les lanternes qui oscillaient au rythme des pas - le tambour-major/paradant levait et abaissait son bâton -;/ tes compagnes : la bonne, la rusée,/l'infidèle en amour ; la verdure en ville/et au-dehors ; les sirènes/déchirantes des vapeurs en partance ;/les auberges de campagne ;/
ces choses
furent un jour - tu te rappelles - qui, une/à une, prirent fin/
La mémoire,/
amie comme le lierre des tombes,/en rapporte de chers fragments en offrande.
 
[Traduction : Bernard Simeone]
 
 
Canzoniere (1900-1954)
 
A Lina
 
Primieramente udii nella solenne
notte un richiamo: il chiú.
Dell'amore che fu,
Lina, mi risovvenne.

Quanti suoni risposero a quel suono,
quanti canti a quel canto !
Strinse il cuore un rimpianto
di te; ti chisei dell'oblio perdono.

Ultimamente udii nella solenne
notte un gemito : il chiú.
Del dolore che fu,
Lina, mi risovvenni.
 
J'ai d'abord ouï à travers la somptueuse
nuit un appel : le chiou.
De l'amour qui fut,
Lina, je me suis souvenu.
 
Que de sons répondaient à ce son,
que de chants à ce chant !
Me déchirait le cœur un regret
de toi ; je t'ai demandé pardon pour l'oubli.
 
À la fin j'ai ouï à travers la somptueuse
nuit un gémissement : le chiou. 
De la douleur qui fut,
Lina, je me suis souvenu.  
 
 
 
 
Mediterraneo
 
Penso un mare lontano, un porto, ascose
vie di quel porto, quale un giorno v'ero,
e qui oggi sono, che agli dèi le palme
supplice levo, non punirmi vogliano
di un'ultima vittoria che depreco
(ma il cuore, per dolcezza, regge appena),
penso cupa sirena
- baci ebbrezza delirio -; penso Ulisse
che si leva laggiù da un triste letto.
 
Je songe à une mer lointaine, à un port, des recoins
chemins de ce port, comme je l'étais un jour
et comme je le suis à présent,
levant les mains vers les dieux
priant qu'ils ne me punissent
pour un triomphe final que je déplore
(mon cœur, cependant, peine à l'endurer),
je songe à une sombre sirène
- baisers, ivresse, délire -; je songe à Ulysse
Qui se lève là-bas d'un triste lit. 
 
 
Il piccolo Berto (1929-1931)
À Edoardo Weiss
 
 
Berto
 
Timidamente mi si fece accanto,
con infantile goffaggine, in una
delle mie ore piú beate e meste.
Calze portava di color celeste;
quasi un muto rimprovero gli errava
negli occhi. Una dolcezza al cor m’inferse,
grande, che poco piú, credo, sarei
morto od un grido avrei gettato. «Dammi
– pregai – la tua manina». Obbediente
egli la mise nelle mie. Ed a lungo
ci guardammo in silenzio; oh, cosí a lungo
che il tempo, come in una fiaba, a noi
non esisteva. Senza voce: «Berto
– gli dissi al fine – non sai quanto t’amo.
Io che me stesso oggi non amo, privo
del tuo pensiero vivere non posso».
Ma non pareva quanto me commosso;
anzi tolse alle mie mani la sua,
ai miei occhi i suoi occhi. «Ho tante cose,
bambino, che vorrei chiedere a te».
Quasi atterrito si ritrasse, e in se
stesso di rientrar desideroso.
«Berto – gli dissi – non aver paura.
Io ti parlo cosí, sai, ma non oso,
o appena, interrogarti. Non sei tu,
tornato all’improvviso, il mio tesoro
nascosto? Ed io non porto oggi il tuo nome?»
«Non hai – rispose; ed un sorriso come
disincantato gli corse sul volto -
non hai lí al petto la catena d’oro,
con l’orologio che mi fu promesso
un giorno?» – «Piú non usa, bimbo, adesso.
Ed il solo orologio che mi piace ha colonnine d’alabastro, in cima
genietti che giocan con l’alloro;
è fermo a un’ora per sempre». Egli volse
a quello la gentil testina, e rise;
poi la sua mano nella mia rimise,
mi guardò in volto. «Ed io ricordo – disse –
uno ancora piú antico». – «Ed io ricordo
l’amor che in collo ti tenne, e i tuoi passi
guidava ai verdi giardini, l’amore
che ti fece – e lo sai quanto – beato». –

«Ed in guerra – rispose – ci sei stato?

Hai ucciso un nemico?» – «E sei tu Berto,

tu che mi fai queste domande? Or come

non parli invece a me della tua mamma,

che nel giorno che a noi fu cosí atroce,

per solo averti lei sola, all’amore

di cui tre anni vivevi, ti tolse?»

«La mamma che alla mia Peppa mi tolse

è morta?» – «Sí. Morí fra le mie braccia,

e di morire fu lieta. Ma prima

del tuo volto rivide ella una traccia

nella mia figliolina. Invece vive, vive

sí la tua balia, e quanto bene

ti vuole ancora! Se un bambino vede

che a te un poco assomigli, ecco che in collo

lo prende, al seno se lo stringe, dice

quelle parole che diceva a te,

tanti e tanti anni or sono. È viva ancora,

io te lo giuro; ma mutata è molto,

molto mutata d’allora... Perché,

Berto, in volto t’oscuri? Parla». – «Io sono

– rispose – un morto. Non toccarmi piú».

 

 

 
 

 

Comme un vieillard qui rêve

 

 

 Il était une fois, ma chère Linuccia, une ville presque légendaire, qui était sous la domination de l'Autriche et qui s'appelait Trieste ; le gouverneur de cette ville, qui s'appelait Hohenlohe (et c'était vraiment un Prince de haut lignage) ; une jeune fille (couturière de son état) fiancée à un homme qu'elle aimait depuis l'enfance, et qui se prénommait (elle) Lina. Or il advint que le fiancé déplora comme un malheur, à voix haute et en public (et tant d'années après), que l'attentat d'Oberdan [1], en son temps, eût échoué. Banni à vie de l'Autriche, il partit habiter Fiume [2], alors sous domination hongroise - où d'autres lois étaient en vigueur. 

 Mais la jeune fille, qui s'appelait Lina et ne pouvait, pour des raisons familiales, aller vivre à Fiume, fut incapable de mettre - comme on dit - du baume à son cœur, ou de renoncer à son cher exilé. Elle réussit en revanche (elle qui, comme toutes ses compagnes d'atelier, portait sur la tête le châle des femmes du peuple, et non le chapeau des "demoiselles"), elle réussit à obtenir une audience privée du prince Hohenlohe. Ce gentilhomme très fin de siècle, pour qui gouverner une ville difficile ou une province impossible était aussi simple et naturel que pour un employé subalterne bâcler n'importe quelle tâche de scribe, reçut la plaignante, non comme une "petite main", mais comme une archiduchesse. Il se leva à son approche, écrasa le cigare Virginia qu'il venait tout juste d'allumer, et n'alla se rasseoir que lorsque la jeune femme fut installée à la place qu'il lui désigna. Mais la grâce - d'autant plus courageuse qu'innocente - qu'elle venait quémander (une grâce pour un « crime politique ») était dans l'Autriche de cette époque la chose au monde la plus difficile à obtenir. Aussi la première audience ne fut-elle pas la dernière : il en alla même tout autrement, puisqu'elles se renouvelèrent pendant des années, de trois en trois mois, sans que pendant tout ce temps le Prince trahît le moindre signe d'impatience, ou se départît un instant de son attitude de parfait gentilhomme. Une seule fois il fit allusion à autre chose qu'à leur "affaire". Sous les fenêtres du Gouverneur les étudiants défilaient, manifestant pour obtenir une « Université italienne à Trieste », mille fois promise et jamais accordée. « Si on m'imagine m'avoir fait plaisir en me mettant à ce poste, dit le Prince à Lina en fronçant imperceptiblement les sourcils, on se trompe. Je ne crois pas manquer de cœur, et je ne crois pas non plus être un idiot. Je sais aussi bien que ces jeunes gens - vous les entendez, Mademoiselle ? vous entendez leurs cris hostiles ? - que non seulement les Italiens de Trieste ont le droit d'avoir, à Trieste même, une Université dans leur langue, mais encore que l'intérêt bien compris de l'Autriche commandait de la leur accorder, et sur-le-champ. Mais moi, qu'y puis-je ? Tant que je suis sur ce maudit "trône" (il eut un sourire tapotant légèrement de la main le dossier du fauteuil qui lui servait précisément de "maudit trône"), je ne peux qu'obéir aux ordres de la Cour de Vienne. Je pourrais, il est vrai, présenter ma démission, mais... » Alors il se leva, signifiant par là que l'audience, pour cette fois, était terminée. Ce fut l'avant-dernière. Lors de la dernière, à laquelle la jeune fille se rendit en ayant perdu désormais toute raison d'espérer, le Prince ne l'attendit pas dans le bureau habituel, mais vint à sa rencontre jusqu'en haut des marches de l'escalier principal, en agitant comme un étendard une feuille de papier. « Mademoiselle, lui dit-il, Mademoiselle, la voilà finalement, la grâce tant attendue de votre fiancé. Regardez : elle est signée de la main même de S.M. l'Empereur, et contresignée par S.E. le ministre de la Justice et des Grâces. Votre fiancé peut, s'il le désire, rentrer aujourd'hui même à Trieste, personne ne peut plus s'y opposer. » Puis il lui prit la main, qu'il baisa pour la première fois, il lui souhaita bonne chance et s'en retourna, déjà un peu voûté (du moins le sembla-t-il à Lina) vers son "maudit trône". Mais le fiancé ne revint pas à Trieste, ni ce jour-là ni les suivants. Il avait, durant les longues années de l'exil, noué des liens avec une autre femme, qui avait ses raisons pour le tenir en son pouvoir, et qui n'entendait nullement laisser échapper sa proie. Quand Lina le sut, elle tomba comme foudroyée ; et ne parvint pas à s'en remettre. Elle ne mangeait plus, ne dormait plus, ne sortait plus. Une seule fois elle sortit, et ce fut pour accompagner une de ses sœurs (de douze ans plus jeune qu'elle) à un bal auquel les parents ne voulaient pas qu'elle allât seule. Elle y assista sans danser ; mais qu'elle était belle, assise avec les duègnes, à l'écart de toute la fête qui se prolongea fort avant dans la nuit. De retour à la maison, elle avait, dit-on, le masque d'une morte. 

 

 Il était une fois un jeune homme (vraiment rien, en lui, de "merveilleux" ; juste un peu agité, juste un peu "malade des nerfs") qui s'appelait Umberto...

Né à Trieste, mais citoyen italien par sa naissance, il faisait son service militaire dans une ville du Royaume. Il attendait une permission de convalescence. Il ne connaissait pas Lina, il ne l'avait jamais vue. Le premier à lui en parler fut un amoureux de la sœur cadette, qui lui raconta toute l'histoire, en mettant l'accent sur le bal et sur d'autres semblables épisodes. Alors une voix intérieure lui commanda : il faut que tu guérisses cette femme, et une fois guérie... En ces années lointaines, il pensait à tout sauf à se marier. Toutefois, il obéit ; à cette voix-là, il sentait qu'il devait obéir. La permission obtenue, il revint à Trieste, où il se mit aussitôt en quête de Lina. Il savait qu'elle habitait via Domenico Rossetti, mais il ignorait (ou l'avait-il déjà oublié ?) le numéro. Il marchait pour ainsi dire à l'aveuglette quand, levant les yeux, il vit à la hauteur d'un entresol une femme à la peau très brune, aux cheveux très noirs qui lui tombaient librement sur les épaules, occupée à arroser des géraniums en pots, qu'on avait mis sur la fenêtre pour qu'ils aient un peu d'air. Il comprit - il éprouva dans l'instant que c'était elle son épouse, elle ou aucune autre. Il la regarda intensément ; puis il dit « Pardon, Mademoiselle, c'est vous Lina...? - Et vous, répondit-elle avec un sourire, vous êtes Umberto...» Par quel miracle le connaissait-elle ? Elle l'avait remarqué - lui dit-elle plus tard - quand, à l'âge encore ingrat, il déambulait par les rues de Trieste. Elle s'était renseignée pour savoir qui était, qui pouvait être cet étrange, trop étrange garçon. Et puis, mon Dieu, quel accoutrement !

 

De ce regard en l'air, et de ce sourire adressé de cette fenêtre en fleurs, tu es née quelques années plus tard, toi Linuccia, ma fille. Et moi... moi j'ai épousé la femme la plus injuste, la plus cruelle (toujours envers « les autres femmes », et jamais par jalousie amoureuse), la plus féroce qu'il m'ait été donné de connaître au monde. Et, à la fois, la plus proche d'une forme personnelle de sainteté, « appelée » pour ainsi dire. Je me rappelle certaines de ses actions, qui touchaient presque à l'homicide... Cinq minutes plus tard, et même moins, un mot, un sourire, la voix, la bonté, l'humanité profonde et, par-dessus tout, cette ineffable « lumière intérieure » qui émanait de sa seule présence, effaçaient, et au-delà, tous les torts qu'elle avait pu avoir. Et cela, pratiquement jusqu'aux dernières années de sa vie. Il ne restait plus à la personne injustement offensée qu'à lui demander pardon. Et si - comme on le dit - il existe entre les morts des Saintes et des Saints, ta mère st certainement de celles-là. Au côté de notre Père, plus proche de lui que nous ne pourrons jamais espérer l'être, toi Linuccia, et moi. 

- Umberto SABA.

(Publié dans La Stampa, 26 mai 1957)

Traduction : Gérard Macé.

Umberto Saba donne la précision suivante à propos du titre : « Je ne voudrais pas me parer des plumes du paon. Le titre de ce nouveau riccordo-racconto est emprunté à un essai de Giuseppe De Robertis, dans lequel il parle de mes précédents souvenirs. 

 

[1] Guglielmo Oberdan(k) fut arrêté alors qu'il projetait d'assassiner l'empereur François-Joseph, lors d'une visite de celui-ci à Trieste (1882). La police eut vent du projet d'attentat, et Oberdan (d'origine slave) fut pendu dans la cour d'une caserne qui se trouve maintenant sur la place du même nom (les fascistes amputèrent son nom du k final, à cause de la résonance étrangère...)

[2] Port sur la mer Adriatique, aujourd'hui devenue Rijeka en Croatie. Après les guerres de la Troisième Coalition en 1805, Rijeka échoit au royaume d'Italie par le traité de Presbourg. À partir de 1809, elle fait partie des Provinces illyriennes; initialement comme chef-lieu de la province de Fiume, plus tard comme partie de la Croatie civile. En 1815, le Congrès de Vienne remet la ville à l'empire d'Autriche

Après la Première Guerre mondiale et la dissolution de l'Autriche-Hongrie, Rijeka est occupée conjointement par l'armée italienne et un corps interallié. Fin juin 1919, éclatent les Vêpres fiumaines, qui opposent les troupes italiennes (dont le régiment des grenadiers de Sardaigne), à des troupes françaises du corps interallié. De 1919 à 1920, l'écrivain italien Gabriele D'Annunzio occupe la ville, qui ne faisait pas partie de l'Istrie annexée par l'Italie, et crée l'éphémère Régence italienne du Carnaro, suivie par l'État libre de Fiume. La ville est annexée par l'Italie en 1924 après la signature d'un traité avec la Yougoslavie.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 4 mai 1945, la ville est prise par les troupes yougoslaves de Josip Broz Tito. L'annexion à la Yougoslavie est formalisée par le traité de Paris le 10 février 1947. Les exécutions sommaires de citoyens italiens, militaires et civils (au moins 650 Italiens sont tués immédiatement après la fin de la guerre), forcent la majorité des 40 000 Italiens (environ 70 % de la population résidente avant 1945) à quitter la ville : ils sont appelés en italien Esuli (« exilés »). Fiume italien a la même signification que Rijeka en serbo-croate équivalent à rivière en français.