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Zéro de conduite [1933 - France, 44 min. N&B] R. Sc. dial. Mont. Jean Vigo. Assistants. Albert Riéra, Pierre Merle. Ph. Boris Kaufman, Louis Berger. Son. Royné, R. Bocquel. Mus. Maurice Jaubert, Ch. Goldblatt (chansons). Déc. Henri Storck, B. Kaufman, J. Vigo. Prod. Argui-Films (Jacques Louis-Nounez). I. Jean Dasté (le surveillant Huguet), Robert Le Flon (le surveillant Parrain, dit Pète-sec), le nain Delphin (le principal), du Verron Blanchar (M. Santhe, le surveillant général, dit Bec-de-gaz), Mme Émile (Mme Colin, dite Mme Haricot), Louis Lefebvre (l'élève Caussat), Gilbert Pruchon (l'élève Colin), Gérard de Bédarieux (l'élève Tabard), Louis de Gonzague-Frick (Frick, le préfet), Léon Larive (le professeur de chimie), Coco Goldstein (l'élève Bruel), Henri Storck (le curé). Tournage : Décembre 1932/Janvier 1933, collège de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine).
~ Les vacances terminées, deux gosses (les élèves Caussat puis Bruel) se rejoignent dans un train qui les ramène au collège. Ils échangent leurs souvenirs de vacances et, dans un esprit d'émulation et de surenchère, font part de leurs trouvailles (diabolo, flûte...). Ils arrivent à la nuit tombée. Ils font connaissance sur le quai avec les surveillants Parrain dit Pète-sec (On ne rigolera pas encore cette année, commente Bruel) et Huguet (J. Dasté), un doux rêveur, extravagant et poussiéreux. Premier soir dans le dortoir : les enfants sont couchés. Le surveillant général Bec-de-gaz traverse l'allée à pas feutrés. Au milieu du dortoir, isolé dans sa cabine, ce dernier se couche à son tour. Aussitôt, de curieux bruissements emplissent la chambrée : imitation de cris d'animaux, chuchotements, rires étouffés... Une claque, on s'esclaffe plus franchement. Le pion hurle : « Durand ! Au pied de mon lit ! » L'élève concerné n'a pas le temps de se lever. Caussat, Bruel et Colin qui n'ont pas été appelés se postent chacun sur un côté de la cabine de Pète-sec. Le surveillant, mécontent, leur demande, en guise de punition, de rester sur place jusqu'à onze heures du soir. Les enfants se plaignent bientôt : Colin a mal au ventre. Pète-sec leur intime d'aller se coucher. Au moment de regagner leurs lits, un élève-somnambule se lève et fait le tour du dortoir. Le veilleur fait, pour sa part, son tour de garde. Le lendemain matin, les enfants sont lents à sortir du plumard. Quand le surveillant général traverse le dortoir, on les croirait actionnés par des ressorts. Bec-de-gaz sorti, les gosses se recouchent. Mais c'est une feinte.... Le surgé rouvre soudainement la porte. Pète-sec châtie donc ses têtes de Turc, à savoir Colin, Caussat et Bruel, les sempiternels consignés du dimanche, abonnés au zéro de conduite...
L'idée d'un film sur la Camargue totalement abandonnée, Jean Vigo s'attela à un projet nettement plus personnel. Il acheva, en une semaine à peine, une ébauche de scénario nommé Les Cancres. Restait à convaincre Nounez, son jeune producteur. Les choses se déroulèrent favorablement : celui-ci informa Vigo que les studios Gaumont seraient à sa disposition, l'espace d'une semaine environ, à partir du 24 décembre de l'année 1932. « La position de Jean Vigo face à son sujet - l'enfance brimée par les adultes - était commandée par deux expériences : la sienne au cours des années passées à Millau et à Chartres (surtout les quatre années dans cette première ville), et celle de son père Eugène Bonaventure, alias Miguel Almereyda, à la prison de la Petite Roquette (située dans le 11e arrondissement de Paris). [...] Bien que le cadre du sujet de Vigo soit l'école et non la prison et qu'on ne trouve nulle trace, dans son scénario, de la sauvagerie avec laquelle les enfants étaient traités à la Petite Roquette, celle-ci lui a inspiré directement certains détails. » [P. E. Salès Gomès, Jean Vigo. "Cinémathèque", Éditions du Seuil, 1957]. Le réalisateur en était venu à identifier une souffrance commune liée à l'enfance. Il nourrissait une extrême sensibilité à l'endroit du monde de l'enfance, souvent victime de l'incompréhension et de la brutalité du monde des adultes. Vers la fin du tournage de ce qui s'appelle désormais Zéro de conduite, Vigo déclara à un journaliste : « Ce film, c'est tellement ma vie de gosse que j'ai hâte de faire autre chose. » [André Négis, Ciné-Monde, n° 224, 2 février 1933] Dit autrement, Jean Vigo souhaitait se libérer du poids d'une enfance malheureuse. Pour Zéro de conduite, il estompa de son scénario initial les influences littéraires d'Alain-Fournier. « Comment ai-je osé, devenu homme, courir tout seul, sans les camarades de jeux et d'études, les sentiers du Grand Meaulnes ? », dira-t-il. [Présentation de Zéro de conduite] On trouvera donc dans chacun des quatre principaux gosses - Caussat, Colin, Bruel, Tabard - des réminiscences de ses anciens condisciples et de lui-même bien entendu. Mais il sera plus difficile d'en reconnaître complètement un. Côté adultes, le réalisateur agira de la même manière. Cependant, la réalité ne pourra être que celle qu'un enfant voit. Un enfant qui, devenu homme, actionnera, en guise de vengeance, le levier de la raillerie. « On est frappé par l'acharnement de Vigo contre Bec-de-gaz, le surveillant général, qui deviendra le personnage vraiment odieux de Zéro de conduite. C'est que, pour le camper, il a utilisé certains tics des gardiens de la Petite Roquette [...] cette habitude de simuler un départ pour revenir soudain et prendre en défaut le prisonnier ou l'écolier », commente Salès Gomès. [op. cité]
Zéro de conduite fut conçu, selon l'accord passé avec la Gaumont, comme un film de première partie. Les intérieurs - le collège de Saint-Cloud où Vigo passa une partie de sa scolarité - seront tournés en huit jours et les extérieurs en douze, ce qui est tout à fait correct pour un film de ce type et de cette durée. Le réalisateur dira dans sa présentation à Bruxelles (octobre 1933) : « Personne et rien n'est venu contrarier notre travail. » Côté réception, il en ira tout autrement. Le film sera jugé « antifrançais » et, sous la pression et la menace de représailles des Pères de famille organisés, il n'obtient son visa d'exploitation qu'en 1945, après la Libération. C'est le premier film français à avoir été interdit officiellement par la censure française. Cette censure a lancé le film qui commença une carrière dans les ciné-clubs belges. Dans le documentaire de Jacques Rozier, inclus dans la série Cinéastes de notre temps et consacré à Jean Vigo, Albert Riéra, qui a participé au film, s'exprime à propos de cette censure. Avant de présenter le film aux autorités qui délivraient le visa d'exploitation, Riéra lui conseille de couper la séquence où l'on voit les enfants sur le toit jeter divers objets sur l'assemblée, et rapporte la conversation qu'il a eue avec Vigo : « Cette séquence-là mon vieux, on va te la couper. C'est ton premier film, tu devrais faire quelques concessions pour ce premier film, et puis ensuite tu en feras d'autres, et quand vraiment tu auras donné ta mesure, tu pourras faire ce que tu voudras. Et là il m'a regardé, et vraiment c'était tragique son regard, il m'a dit : "Toi tu es en bonne santé, tu as le temps, mais moi je n'ai pas le temps, alors il faut que je le fasse tout de suite. »
En tout état de cause, au cours des années 1930, deux films marginaux dans leur conception et leur réalisation destinés à sortir avec un autre film, deux films uniquement, auront évoqué et, de façon marquante, l'enfance et l'univers du collège et de l'internat. Il s'agit de Zéro de conduite et de Merlusse (1935, 65 min.) réalisé par Marcel Pagnol ; l'un à Paris, l'autre à Marseille. « Deux films absolument antithétiques dans leur style comme dans leur esprit, écrit Jacques Lourcelles, et qu'on ne peut imaginer plus éloignés l'un de l'autre. À un Pagnol réaliste, bavard, extraordinairement moderne dans son appréhension des lieux et des personnages, cherchant à analyser d'une façon à la fois détachée et poignante les malentendus entre adultes et enfants, et à les dénouer, fût-ce au prix d'une conclusion en forme de conte de fées, s'oppose un Vigo violent et irréaliste, proche du muet et opposant deux mondes irrémédiablement étrangers et hostiles [...] » [J. Lourcelles, Dictionnaire du cinéma, Les films, Robert Laffont/Bouquins, 1992, p. 1611,12] « Cette division en deux mondes et la conclusion du film, note pour sa part Salès Gomès, nous donnent tous les éléments de l'idéologie de Jean Vigo et de ses intentions sociales. » Ce n'est pas uniquement les souvenirs passés que le réalisateur met en scène, c'est aussi sa vision d'un monde déchiré par des conflits sociétaux : une minorité toute puissante imposant son autorité à une majorité faible. Le choix des accusés est symbolique d'une vision anarchiste : l'Église, l'État, l'Armée, l'École etc. Zéro de conduite est un film essentiellement libertaire, d'une invention visuelle et poétique incroyable. Il ne saurait être autre chose qu'un pamphlet lyrique contre l'oppression des esprits. « La révolte au dortoir fut remarquable, s'extasiait Georges Sadoul en son temps : par sa musique - Maurice Jaubert en expliqua le "secret de fabrication" - comme par la symphonie en blanc majeur de ses images, où des enfants en chemise sautaient au ralenti parmi les plumes volant hors des oreillers éventrés. » [op. cité]