E

 

Esprit de la ruche (L') (El espíritu de la colmena) [1973 - Espagne, 97 min. C] R. Sc. Victor Erice. Sc.  Ángel Fernández Santos. Ph. Luis Cuadrado, Teo Escamilla. Dir. art. Jaime Chávarri. Mus. Luis de Pablo. Mont. Pablo González del Amo. Pr. Elías Querejeta Gárate. I. Fernando Fernán Gómez (Fernando), Teresa Gimpera (Teresa), Ana Torrent (Ana), Isabel Telleria (Isabel), Ketty de la Cámarra (Milagros), José Villasante (le monstre de Frankenstein), Laly Soldevila (Doña Lucia, l'institutrice), Miguel Picazo (le médecin). Coquille d'Or au Festival du film de San Sebastián. 

Dans une petite ville de Castille, en pleine période d'après-guerre, au milieu des années 1940, Isabel (Isabel Tellería) et Ana (Ana Torrent), deux sœurs âgées respectivement de huit et six ans, regardent un dimanche, et, grâce à un cinéma itinérant, le film Frankenstein. La petite fille est tellement impressionnée par le film qu'elle pose constamment des questions à sa sœur aînée, qui lui assure que le monstre est vivant et rôde près de la ville.

«Deux des films les plus connus hors d'Espagne, Le Bourreau de Luis García Berlanga et L'Esprit de la ruche de Victor Erice, nous dit un compatriote, Pedro Almodóvar, ont employé chacun leur propre manière, radicalement différente mais tout aussi efficace, pour duper les censeurs franquistes. Le film d'Erice est un chef-d'œuvre de codes et de signes symboliques. [...] La censure n'a pas saisi la réelle portée de ces deux films. [...] El espíritu de la colmena se situe à l'opposé du Bourreau. C'est un film lyrique qui prend l'apparence d'un conte pour enfants, et dans lequel la projection d'un film, le Frankenstein de James Whale suscite la curiosité d'une petite fille, face à la mort et aux fantômes qui hantent un village de 1941, un an après que Franco ait annoncé la fin de la guerre civile espagnole. Une année malheureusement riche en fantômes. Le film est quasi muet, façon pour les personnages adultes d'intérioriser et d'exprimer la censure. Les parents de la fillette, jouée par Ana Torrent, 5 ans, sont des morts-vivants, silencieux, distants, fermés. Ana passe son temps à s'occuper d'un « esprit » furtif, caché dans une bergerie (un maquisard qui a fui la montagne). Un jour, l'esprit disparaît, criblé de balles par la Guardia Civil. Le regard interrogatif de l'enfant, ses yeux à la fois innocents et téméraires, en expriment plus long que n'importe quelle image sur l'incertitude des temps et sur la soif de savoir qui était la nôtre en 1973 - année de la sortie du film -, nous qui commencions à évaluer la situation dans laquelle nous vivions et qui  n'était pas celle dont on nous parlait à l'école ou à la maison. » (P. Almodóvar, in : Catalogue Festival Lumière 2014]

Pourquoi  El espíritu de la colmena ? Certes, le père de la petite Ana est apiculteur le jour (il philosophe la nuit). Victor Erice s'en explique : « Ce titre, en réalité, ne m'appartient pas. Il est tiré d'un livre, à mon avis le plus beau jamais écrit sur la vie des abeilles, écrit par le grand poète et dramaturge Maurice Maeterlinck. Dans cette œuvre, Maeterlinck utilise l'expression « L'Esprit de la Ruche » pour décrire cet esprit tout-puissant, énigmatique et paradoxal auquel les abeilles semblent obéir, et que la raison humaine n'a jamais pu comprendre. » Maeterlinck avait élaboré, en effet, au début du siècle dernier une Vie des abeilles qui s'insérait dans un ensemble d'œuvres consacrées à la nature. Il faut relier ce mystère propre à la nature à celle de la société des hommes vue par une enfant, ici incarnée de manière extraordinaire et inoubliable par Ana Torrent que Carlos Saura reprendra pour Cría cuervos (1976). Trois ans plus tard, Ana, alors âgée de treize ans, jouera dans un très beau film de  Jaime de Armiñán, El nido, l'histoire d'amour d'un vieux chef d'orchestre retiré du monde et d'une adolescente. 

Pour L'Esprit de la ruche, Victor Erice rappelle ses souvenirs d'enfant, eux seuls l'ont guidé pour saisir ici l'éblouissement d'Ana découvrant pour la première fois le cinéma, Frankenstein en l'occurrence. Dans son CM La Morte rouge (2006), le réalisateur évoque sa prime expérience cinématographique. Elle l'ébranla durablement. En assistant à la projection de La Griffe sanglante (1944), un thriller américain, il ne « fut pas uniquement frappé par la violence du film, mais plus encore troublé par l'impassibilité des autres spectateurs face à cette avalanche de meurtres. Je pensais, dit-il, que l'attitude unanime des adultes devait être la conséquence d'un pacte qu'ils avaient tous accepté, consistant à se taire et à continuer de regarder. » [V. Erice, Cahiers du cinéma, mars 1988] C'est donc à travers le cinéma que la jeune Ana découvre la complexité du monde des hommes, l'atrocité dissimulée sous la beauté apparente, la brutalité sous-jacente des rapports humains. « Sur L'Esprit de la ruche, j'étais soucieux pour Ana Torrent, dira Victor Erice, parce que tout ce qui se passait sur le tournage était vraiment, pour elle, la réalité. Je me disais : « Peut-être qu'à cause du cinéma, cette petite fille va vieillir trop vite.» C'était un sentiment terrible. De temps en temps, je lui téléphone encore : je me sens responsable d'avoir peut-être écourté certains choses de son enfance... » [V. Erice, op. cité] 

Car, bien sûr, dans L'Esprit de la ruche, deux univers contrastés cohabitent : la candeur infantile d'Ana et le douloureux désenchantement des adultes, celui d'Isabel et Fernando, ses parents. Fernando s'est enfermé dans le monde des abeilles, tandis qu'Isabel écrit à un amant que l'on devine disparu pour toujours. Ont-ils perdu, à jamais, la « capacité de sentir la vie » (Teresa) ? On y flaire évidemment - Erice ne s'y appesantit pas - les scarifications de la Guerre civile. Luis Cuadrado signe ici une photographie habillée d'une lumière hivernale : un regard habité sans doute par la nostalgie de la perte, parce qu'il devenait alors progressivement aveugle. C'est toujours, néanmoins, « le regard étonné et profond d'Ana Torrent qui reste le fil conducteur d'une histoire qui voyage en train. Ana se penche sur les rails pour écouter le bruit du train qui arrive. Un monde fascinant peuplé de champignons vénéneux, de fugitifs, d'abeilles et de monstres de Frankenstein. » [Antxon Salvador Castiella, Le Cinéma espagnol, Gremese Éd.]

Le film a été tourné à Hoyuelos (province de Ségovie), dans un palais du XVIe siècle, aujourd'hui rénové et transformé en hôtel. Comme l'indique le générique de fin, une partie du tournage a également eu lieu à Parla (communauté autonome de Madrid).