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Laura [1944 - États-Unis, 83 min., N&B] R. Otto Preminger. Scénario. Jay Dratler, Samuel Hoffenstein, Betty Reinhardt d’après le roman de Vera Caspary. Photographie. Joseph LaShelle. Décors. Lyle Wheeler, Leland Fuller, Thomas Little. Musique. David Raksin. Montage. Louis R. Loeffler. Production. Preminger/20th Century Fox. Interprétation. Gene Tierney (Laura Hunt), Dana Andrews (Mark McPherson), Clifton Webb (Waldo Lydecker), Judith Anderson (Ann Treadwell), Vincent Price (Shelby Carpenter), Dorothy Adams (Bessie Clary). 

Le film débute sur une phrase : « I shall never forget the week-end Laura died » (« Je n'oublierai jamais le week-end où Laura est morte ») ; celle de Waldo Lydecker, son « Pygmalion misanthrope » [Olivier Eyquem]. Laura Hunt (Gene Tierney), agent publicitaire new-yorkaise, a été découverte abattue d'une décharge de chevrotine à l'entrée de son appartement. Le lieutenant McPherson (Dana Andrews) enquête auprès de ses proches, principalement Waldo Lydecker (Clifton Webb), un journaliste et critique à la plume acide, qui a fait de Laura une femme du monde, et Shelby (V. Price), un Adonis sans le sou qu'elle devait épouser. Au fil de ses recherches, où il apprend à la connaître au travers des témoignages, de la lecture de ses lettres et de son journal intime, également fasciné par un tableau qui la représente, l'inspecteur tombe sous le charme de la défunte Laura. Un soir, il s'endort épuisé. C'est alors que Laura surgit, bien vivante...

« Rappelons brièvement les circonstances de la naissance du film et la situation particulière d’Otto Preminger à l’époque. Venu d’Autriche à l’appel de la Fox pour travailler à Hollywood, Preminger a réalisé pour Darryl Zanuck deux films de seconde zone. S’étant gravement querellé l’année suivante avec Zanuck lors du tournage de Kidnapped (tiré du roman de Stevenson) dont il avait dû entreprendre contre son gré la réalisation, il est purement et simplement renvoyé. » (Jacques Lourcelles) Plus encore, Zanuck, producteur tout-puissant, jure qu’Otto Preminger ne réalisera plus à Hollywood. Il s’agit là d’un véritable interdit professionnel. Homme de théâtre, Preminger pourra fort heureusement rester en Amérique et y exercer à New York, où il montera entre 1938 et 1941 plusieurs pièces. Notamment une comédie antinazie de Claire Booth Luce Margin for Error dans laquelle il joue un horrible diplomate allemand acquis à la cause hitlérienne : lui, le Juif chassé par l’arrivée des nationaux-socialistes dans son pays ! Cela deviendra même une des spécialités d’Otto Preminger acteur. Quoi qu’il en soit, la pièce de Luce obtiendra un fort succès et, en 1943, la Fox envisage de la porter à l’écran. Les producteurs semblent justement apprécier les prestations de Preminger. Ils ne voulurent point étendre l’interdit à la fonction de comédien. Preminger fut donc sollicité pour interpréter à nouveau le fameux diplomate hitlérien. Le réalisateur d’Anatomy of a Murder, particulièrement clairvoyant, posa, de son côté, comme condition la possibilité de réaliser le film. Zanuck, mobilisé aux armées après Pearl Harbor, est à ce moment-là remplacé par William Goetz. L’interlocuteur sera sûrement plus souple. Preminger concède certaines choses quand même : il mettra en scène gratuitement tandis que son cachet d’acteur restera fixe. Goetz accepte le deal à condition, cependant, qu’il admette qu’on puisse le renvoyer à la fin de la première semaine de tournage si les rushes ne donnent point satisfaction à la production. Tout se passera bien... et Preminger sera bientôt réaccrédité à Hollywood. Les idées lui viennent naturellement : il lit sans discontinuer scripts, pièces et romans. Le roman policier de Vera Caspary (1899-1987), Laura, publié en 1943, le fascine de façon extraordinaire et il souhaite l’adapter. Autrice de nombreux polars, Vera Caspary a participé à l’élaboration de scénarios de films, enfin ses récits ont inspiré les réalisateurs : Easy Living (1937) de Mitchell Leisen, The Blue Gardenia (1953) de Fritz Lang, Les Girls (1957), une célèbre comédie musicale de George Cukor avec Gene Kelly et Mitzi Gaynor.

Entre bientôt Zanuck qui tempête. Il récrimine Goetz, mais accepte que Preminger produise le film. Il est hors de question qu’il le réalise cependant. Quant au budget, il est infiniment limité à celui d’une réalisation de série B. Preminger échafaude une première mouture de scénario avec Jay Dratler puis le remanie côté dialogues avec Samuel Hoffenstein et et Betty Reinhardt. Le personnage de Waldo Lydecker est recréé en fonction de l’interprète choisi, Clifton Webb. Ensuite, Otto Preminger souligne que le retour de Laura joué par Gene Tierney et que l’on croit morte est, selon lui, la trouvaille du récit. Elle devient dès lors le suspect principal du meurtre. Or, ce script ne plaît à personne, hormis ceux qui y ont travaillé. Vera Caspary émet quelques désaccords. Plus tard, elle écrira tout de même : « En dernier lieu, Preminger réalisa le film lui-même et personne n’eut à se plaindre qu’il en fût ainsi. J’ai revu le film récemment dans la salle de projection privée de la Fox. La réalisation en est magnifique. Il n’y a pas un mouvement, pas une intonation, pas une nuance qui ne soit riche de sens. La clarté de l’histoire, tout particulièrement dans la première moitié du film, est stupéfiante. Néanmoins sur certains points de l’intrigue, je conserve mes désaccords. » Vera Caspary notait également que Preminger n’avait pas été totalement indifférent à quelques-unes de ses critiques et ce, malgré la grande fermeté exprimée par le réalisateur. En réalité, Preminger ne cessait jamais d’améliorer et de peaufiner son travail. Jacques Lourcelles qui a connu personnellement Preminger et l’admire beaucoup, écrit : « Il semble évident que celui-ci a su tirer profit, même sans le reconnaître, de telle ou telle des objections formulées par la romancière sur le script sans pour autant renoncer à aucun des éléments auxquels il tenait vraiment. » Contre toute attente, Darryl Zanuck s’éprend d’un tel scénario et fait passer le film au rang supérieur. Néanmoins, il ne songe toujours pas à Preminger pour assurer la réalisation. Le producteur de la Fox finit par jeter son dévolu sur Rouben Mamoulian. Ce dernier essaie - en vain - de modifier le script. Preminger l’en empêche, objectant que Zanuck l’a aimé ainsi. Les rushes sont, à deux reprises, insatisfaisants. À la fin, le producteur, après avoir écouté les conseils d’Otto Preminger, se tourne vers lui et lui dit : « Pensez-vous que nous devrions congédier Mamoulian ? » Preminger répondra affirmativement. Zanuck donnera alors carte blanche à Preminger pour diriger « Laura ». Ce dernier devra affronter l’hostilité des acteurs - Clifton Webb excepté, que Mamoulian, pour sa part, n’aimait point. Mais, Preminger sut reprendre les choses en mains. Il replaça les vêtements et les décors dans un cadre expurgé de toute sophistication et nettement plus contemporain. Pour ce faire, il remplaça la costumière de Mamoulian. La photographie n’était plus confiée à Lucien Ballard mais à Joseph LaShelle dont « Laura » sera à n’en pas douter sa première grande collaboration. La partie musicale échut à un jeune compositeur pratiquement inconnu, David Raksin. La mélodie de Laura remporta un immense succès international. Projeté devant Zanuck et ses collaborateurs, le premier montage de « Laura » déçut. Le producteur reprocha à Preminger d’avoir sous-évalué le rôle principal confié à Gene Tierney. Il proposa d’en réécrire la fin et cette tâche fut attribuée à Jerome Cady (non crédité au générique).

« La logique interne de cette deuxième fin, écrit Lourcelles, impliquait, et même exigeait, le renoncement à deux avantages, de type policier et psychologique, contenus dans la première fin. En montrant Laura retirer seule le fusil du compartiment secret de l’horloge, puis sortir de son appartement en le serrant contre elle, battre en retraite quand elle entend du bruit, rentrer chez elle et cacher l’arme au grenier, la première fin contenait le seul moment où l’on pouvait croire concrètement à sa culpabilité (fausse piste de l’intrigue). D’autre part l’existence d’un remords de brutale rupture avec Waldo Lydecker (Clifton Webb) et son sursaut instinctif de générosité [...] offraient de son caractère des nuances non négligeables. » Mais, il fallait que ces deux développements soient gommés au profit de ce qui forme l’essence du film, la vraie nature de « Laura » : « un poème lyrique et tragique sur la distance entre les êtres, leurs désirs, leurs ruses et finalement leur incapacité à se rejoindre (sinon dans l’éternité), prisonniers qu’ils sont des méandres du Temps. » (J. Lourcelles) [Lire : découpage en 252 plans dans L’Avant-scène n° 211-212 (1978) avec une préface de Lourcelles analysant la genèse du film et les quinze séquences coupées de la première fin.] Olivier Eyquem conclut pour sa part ainsi : « Laura est de ces films dont rien ne paraît devoir altérer la beauté ni épuiser les richesses et les ambiguïtés. Cette œuvre qui tient à la fois du film noir, de la satire sociale et du poème, est une méditation nostalgique sur le temps révolu, un jeu savant sur la présence/absence, une illustration magistrale de la toute-puissance de l’image et du discours amoureux. »