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Kadosh [1999 - Israël, France, 110 min., C] R. Amos Gitaï. Sc. A. Gitaï, Éliette Abecassis, Jacky Cukier. Mus. Louis Sclavis, Michel Portal, Charlie Haden. Mont. Monica Coleman, Kobi Netanel. Ph. Renato Berta. Déc. Miguel Markin. Cost. Laura Dinolesko. Pr. A. Gitaï, Michel Propper|Agav Hafakot, Canal +. I. Yaël Abecassis (Rivka), Yoram Hattab (Meir), Meital Barda (Malka), Uri Ran Klauzner (Yossef), Sami Hort (Yaakov), Yussuf Abu-Warda (Rav Shimon). 

~ À Méa Shéarim, un quartier ultra orthodoxe situé au Nord-Ouest de la Vieille ville de Jérusalem, les préceptes du judaïsme y sont appliqués sans faiblesse. Meir et Rivka sont mariés depuis dix ans, ils s'aiment passionnément mais ne parviennent pas à avoir d'enfants. Sur l'injonction du rabbi, Meir doit répudier Rivka. De son côté Malka, la sœur de Rivka, est mariée contre son gré à Yossef alors qu'elle aime Yaakov.  Rivka sombre dans l'enfermement tandis que Malka choisit de s'insurger. 

Né en 1950 à Haïfa, ville portuaire importante et cité universitaire réputée, Amos Gitaï pourrait symboliser le fameux aphorisme : « Tel-Aviv danse, Jérusalem prie, Haïfa travaille. » Sa filmographie considérable, mais aussi son activité théâtrale, son enseignement, ses conférences attestent de son constant labeur.  C'est aussi un homme moderne et progressiste. Issu d'une famille d'intellectuels, il suit des études d'architecture à la célèbre université du Technion. Mobilisé pour participer à la guerre du Kippour (octobre 1973), il devra les interrompre momentanément. C'est au sein d'une unité d'évacuation sanitaire par hélicoptère, qu'il se mettra à filmer à l'aide d'une caméra Super 8. Il laissera de nombreux témoignages de ce conflit qui le marquera définitivement, ayant frôlé la mort lors de l'explosion de son hélicoptère. Amos Gitaï est l'héritier d'une génération de sionistes socialistes. Il a toujours observé la réalité israélienne avec un œil distant et critique. Que ce soit sur un plan sociétal ou sur un plan strictement politique. Son premier documentaire House (1980), est consacré à la reconstruction d'une maison de Jérusalem qui avait appartenu à des Palestiniens avant 1948. Amos Gitaï y rencontre ses occupants successifs et au fur et à mesure, ces fragments de biographies dessinent une mosaïque plus large, celle d’un territoire et du conflit israélo-palestinien. « Gitaï veut que cette maison devienne à la fois quelque chose de très symbolique et de très concret, qu’elle devienne un personnage de cinéma. Il arrive l’une des plus belles choses qu’une caméra puisse enregistrer en direct : des gens qui regardent la même chose et qui voient des choses différentes. Et que cette vision émeut. Dans la maison à moitié éboulée, des hallucinations vraies prennent corps. L’idée du film est simple et le film a la force de cette idée. Ni plus ni moins », écrit Serge Daney [Libération, mars 1982] Le film est aussitôt interdit en Israël. C’est pour faire exister ce film malgré la censure qu’il dit à ce sujet : « J’ai décidé de devenir cinéaste ». Cette relation sera bientôt envenimée par la controverse suscitée par son film Journal de campagne, réalisé, avant et pendant l’invasion du Liban en 1982, et se traduit par un long exil en France (1983-1993). On remarque d'emblée qu'avec House, Amos Gitaï inaugure un projet conceptuel plus large et plus ambitieux, celui d'une thématique regroupée en trilogies. Il lui permet d'élargir son champ de vision et de reformuler en des termes différents ses réflexions et interrogations. Kadosh [קדוש] (littéralement, sacré) serait donc le troisième opus d'une « trilogie des villes » débutée avec Devarim (1995) d'après le roman de Yaakov Shabtai et Yom Yom (1998). Le premier se déroule à Tel-Aviv, le second à Haïfa tandis que Kadosh a lieu à Jérusalem.

Dans le judaïsme, le terme de kadosh (ou kodesh) renvoie à la racine sémitique kdsh qui signifie saint mais qui indique une notion de séparation. Le troisième film du cinéaste met donc l'accent sur le caractère particulier de son film : il se situe dans un milieu profondément attaché à la halakha (droit rabbinique), et donc fermé à l'influence du monde profane, kadosh étant l'antonyme de hol (profane). Elle montre également qu'en terre essentiellement juive, Israël en l'occurrence, respecter la halakha demeure une affaire de choix. Israël n'est donc pas un État théocratique. La séparation que les Juifs ont commencé à effectuer d'avec l'univers purement religieux et qui s'était observé en Europe au moment de l'acquisition des citoyennetés n'a donc pas été effacée en Israël. Au-delà de sa dimension purement religieuse, le terme kadosh invite à une méditation beaucoup plus profonde et générale. Il est dépassement de notre propre condition sur terre, invitation au détachement et à la transcendance. De fait, les destinées de Rivka et Meir et celle de Malka montrent, une fois encore, qu'une application littéraliste et étroite du judaïsme conduisent à nier son message de sagesse et d'amour. Et puisque la religion officielle est dirigée, pour l'essentiel, par des hommes, elle est donc interprétée par des hommes en vue de reproduire l'injustice que constitue la société patriarcale. Avec Kadosh, Amos Gitaï incrimine clairement les méfaits de l'intégrisme religieux qui pénalise tout particulièrement les femmes, victimes expiatoires de ses juridictions. « Mais le propos, écrit Jean-Claude Lamy, va un peu plus loin que la simple dénonciation d'un fondamentalisme indéfendable, car il pose des questions sur la liberté et le bonheur, notions qui ne sont pas aussi indissociables qu'on le croit en Occident. » [J.-C. L. in : Larousse des films] Dans Kadosh, la plupart des protagonistes paraissent amorphes, peu enclins à secouer le « joug ». Ici, paradoxalement, et hormis Malka (Meital Barda), les individus et, alors qu'ils en ont la possibilité, se morfondent à Méa Sharim ad vitam aeternam. Précisément, nous savons - le spectacle n'est pas observable qu'en Israël - que des gens peuvent se sentir heureux ou partiellement heureux dans ce qui, aux yeux de quelques-uns d'entre nous, semble un univers très contraignant. Car, dans une société où l'individu paraît roi mais où, dans le même temps, il est souverainement nié, des êtres choisissent consciemment de ne pas choisir la « solitude de la liberté » (J.C. L.), mais le confort communautaire de l'asservissement. Il s'agit là d'une attitude engendrée par une peur fort compréhensible. Aussi, quand ceux-ci s'octroient quelques rares instants de liberté, telles Rivka ou Malka - une ou deux fugues -, ces moments valent une existence et nourrissent leurs rêves indéfiniment. Kadosh d'Amos Gitaï est un film profondément intéressant, qui soulève des problèmes d'ordre universel, problèmes que nos sociétés ne sont guère parvenues à résoudre. 

 

Laura [1944 - États-Unis, 83 min., N&B] R. Otto Preminger. Scénario. Jay Dratler, Samuel Hoffenstein, Betty Reinhardt d’après le roman de Vera Caspary. Photographie. Joseph LaShelle. Décors. Lyle Wheeler, Leland Fuller, Thomas Little. Musique. David Raksin. Montage. Louis R. Loeffler. Production. Preminger/20th Century Fox. Interprétation. Gene Tierney (Laura Hunt), Dana Andrews (Mark McPherson), Clifton Webb (Waldo Lydecker), Judith Anderson (Ann Treadwell), Vincent Price (Shelby Carpenter), Dorothy Adams (Bessie Clary). 

Le film débute sur une phrase : « I shall never forget the week-end Laura died » (« Je n'oublierai jamais le week-end où Laura est morte ») ; celle de Waldo Lydecker, son « Pygmalion misanthrope » [Olivier Eyquem]. Laura Hunt (Gene Tierney), agent publicitaire new-yorkaise, a été découverte abattue d'une décharge de chevrotine à l'entrée de son appartement. Le lieutenant McPherson (Dana Andrews) enquête auprès de ses proches, principalement Waldo Lydecker (Clifton Webb), un journaliste et critique à la plume acide, qui a fait de Laura une femme du monde, et Shelby (V. Price), un Adonis sans le sou qu'elle devait épouser. Au fil de ses recherches, où il apprend à la connaître au travers des témoignages, de la lecture de ses lettres et de son journal intime, également fasciné par un tableau qui la représente, l'inspecteur tombe sous le charme de la défunte Laura. Un soir, il s'endort épuisé. C'est alors que Laura surgit, bien vivante...

« Rappelons brièvement les circonstances de la naissance du film et la situation particulière d’Otto Preminger à l’époque. Venu d’Autriche à l’appel de la Fox pour travailler à Hollywood, Preminger a réalisé pour Darryl Zanuck deux films de seconde zone. S’étant gravement querellé l’année suivante avec Zanuck lors du tournage de Kidnapped (tiré du roman de Stevenson) dont il avait dû entreprendre contre son gré la réalisation, il est purement et simplement renvoyé. » (Jacques Lourcelles) Plus encore, Zanuck, producteur tout-puissant, jure qu’Otto Preminger ne réalisera plus à Hollywood. Il s’agit là d’un véritable interdit professionnel. Homme de théâtre, Preminger pourra fort heureusement rester en Amérique et y exercer à New York, où il montera entre 1938 et 1941 plusieurs pièces. Notamment une comédie antinazie de Claire Booth Luce Margin for Error dans laquelle il joue un horrible diplomate allemand acquis à la cause hitlérienne : lui, le Juif chassé par l’arrivée des nationaux-socialistes dans son pays ! Cela deviendra même une des spécialités d’Otto Preminger acteur. Quoi qu’il en soit, la pièce de Luce obtiendra un fort succès et, en 1943, la Fox envisage de la porter à l’écran. Les producteurs semblent justement apprécier les prestations de Preminger. Ils ne voulurent point étendre l’interdit à la fonction de comédien. Preminger fut donc sollicité pour interpréter à nouveau le fameux diplomate hitlérien. Le réalisateur d’Anatomy of a Murder, particulièrement clairvoyant, posa, de son côté, comme condition la possibilité de réaliser le film. Zanuck, mobilisé aux armées après Pearl Harbor, est à ce moment-là remplacé par William Goetz. L’interlocuteur sera sûrement plus souple. Preminger concède certaines choses quand même : il mettra en scène gratuitement tandis que son cachet d’acteur restera fixe. Goetz accepte le deal à condition, cependant, qu’il admette qu’on puisse le renvoyer à la fin de la première semaine de tournage si les rushes ne donnent point satisfaction à la production. Tout se passera bien... et Preminger sera bientôt réaccrédité à Hollywood. Les idées lui viennent naturellement : il lit sans discontinuer scripts, pièces et romans. Le roman policier de Vera Caspary (1899-1987), Laura, publié en 1943, le fascine de façon extraordinaire et il souhaite l’adapter. Autrice de nombreux polars, Vera Caspary a participé à l’élaboration de scénarios de films, enfin ses récits ont inspiré les réalisateurs : Easy Living (1937) de Mitchell Leisen, The Blue Gardenia (1953) de Fritz Lang, Les Girls (1957), une célèbre comédie musicale de George Cukor avec Gene Kelly et Mitzi Gaynor.

Entre bientôt Zanuck qui tempête. Il récrimine Goetz, mais accepte que Preminger produise le film. Il est hors de question qu’il le réalise cependant. Quant au budget, il est infiniment limité à celui d’une réalisation de série B. Preminger échafaude une première mouture de scénario avec Jay Dratler puis le remanie côté dialogues avec Samuel Hoffenstein et et Betty Reinhardt. Le personnage de Waldo Lydecker est recréé en fonction de l’interprète choisi, Clifton Webb. Ensuite, Otto Preminger souligne que le retour de Laura joué par Gene Tierney et que l’on croit morte est, selon lui, la trouvaille du récit. Elle devient dès lors le suspect principal du meurtre. Or, ce script ne plaît à personne, hormis ceux qui y ont travaillé. Vera Caspary émet quelques désaccords. Plus tard, elle écrira tout de même : « En dernier lieu, Preminger réalisa le film lui-même et personne n’eut à se plaindre qu’il en fût ainsi. J’ai revu le film récemment dans la salle de projection privée de la Fox. La réalisation en est magnifique. Il n’y a pas un mouvement, pas une intonation, pas une nuance qui ne soit riche de sens. La clarté de l’histoire, tout particulièrement dans la première moitié du film, est stupéfiante. Néanmoins sur certains points de l’intrigue, je conserve mes désaccords. » Vera Caspary notait également que Preminger n’avait pas été totalement indifférent à quelques-unes de ses critiques et ce, malgré la grande fermeté exprimée par le réalisateur. En réalité, Preminger ne cessait jamais d’améliorer et de peaufiner son travail. Jacques Lourcelles qui a connu personnellement Preminger et l’admire beaucoup, écrit : « Il semble évident que celui-ci a su tirer profit, même sans le reconnaître, de telle ou telle des objections formulées par la romancière sur le script sans pour autant renoncer à aucun des éléments auxquels il tenait vraiment. » Contre toute attente, Darryl Zanuck s’éprend d’un tel scénario et fait passer le film au rang supérieur. Néanmoins, il ne songe toujours pas à Preminger pour assurer la réalisation. Le producteur de la Fox finit par jeter son dévolu sur Rouben Mamoulian. Ce dernier essaie - en vain - de modifier le script. Preminger l’en empêche, objectant que Zanuck l’a aimé ainsi. Les rushes sont, à deux reprises, insatisfaisants. À la fin, le producteur, après avoir écouté les conseils d’Otto Preminger, se tourne vers lui et lui dit : « Pensez-vous que nous devrions congédier Mamoulian ? » Preminger répondra affirmativement. Zanuck donnera alors carte blanche à Preminger pour diriger « Laura ». Ce dernier devra affronter l’hostilité des acteurs - Clifton Webb excepté, que Mamoulian, pour sa part, n’aimait point. Mais, Preminger sut reprendre les choses en mains. Il replaça les vêtements et les décors dans un cadre expurgé de toute sophistication et nettement plus contemporain. Pour ce faire, il remplaça la costumière de Mamoulian. La photographie n’était plus confiée à Lucien Ballard mais à Joseph LaShelle dont « Laura » sera à n’en pas douter sa première grande collaboration. La partie musicale échut à un jeune compositeur pratiquement inconnu, David Raksin. La mélodie de Laura remporta un immense succès international. Projeté devant Zanuck et ses collaborateurs, le premier montage de « Laura » déçut. Le producteur reprocha à Preminger d’avoir sous-évalué le rôle principal confié à Gene Tierney. Il proposa d’en réécrire la fin et cette tâche fut attribuée à Jerome Cady (non crédité au générique).

« La logique interne de cette deuxième fin, écrit Lourcelles, impliquait, et même exigeait, le renoncement à deux avantages, de type policier et psychologique, contenus dans la première fin. En montrant Laura retirer seule le fusil du compartiment secret de l’horloge, puis sortir de son appartement en le serrant contre elle, battre en retraite quand elle entend du bruit, rentrer chez elle et cacher l’arme au grenier, la première fin contenait le seul moment où l’on pouvait croire concrètement à sa culpabilité (fausse piste de l’intrigue). D’autre part l’existence d’un remords de brutale rupture avec Waldo Lydecker (Clifton Webb) et son sursaut instinctif de générosité [...] offraient de son caractère des nuances non négligeables. » Mais, il fallait que ces deux développements soient gommés au profit de ce qui forme l’essence du film, la vraie nature de « Laura » : « un poème lyrique et tragique sur la distance entre les êtres, leurs désirs, leurs ruses et finalement leur incapacité à se rejoindre (sinon dans l’éternité), prisonniers qu’ils sont des méandres du Temps. » (J. Lourcelles) [Lire : découpage en 252 plans dans L’Avant-scène n° 211-212 (1978) avec une préface de Lourcelles analysant la genèse du film et les quinze séquences coupées de la première fin.] Olivier Eyquem conclut pour sa part ainsi : « Laura est de ces films dont rien ne paraît devoir altérer la beauté ni épuiser les richesses et les ambiguïtés. Cette œuvre qui tient à la fois du film noir, de la satire sociale et du poème, est une méditation nostalgique sur le temps révolu, un jeu savant sur la présence/absence, une illustration magistrale de la toute-puissance de l’image et du discours amoureux. »