K L

 

 

 

Kadosh [1999 - Israël, France, 110 min., C] R. Amos Gitaï. Sc. A. Gitaï, Éliette Abecassis, Jacky Cukier. Mus. Louis Sclavis, Michel Portal, Charlie Haden. Mont. Monica Coleman, Kobi Netanel. Ph. Renato Berta. Déc. Miguel Markin. Cost. Laura Dinolesko. Pr. A. Gitaï, Michel Propper|Agav Hafakot, Canal +. I. Yaël Abecassis (Rivka), Yoram Hattab (Meir), Meital Barda (Malka), Uri Ran Klauzner (Yossef), Sami Hort (Yaakov), Yussuf Abu-Warda (Rav Shimon). 

~ À Méa Shéarim, un quartier ultra orthodoxe situé au Nord-Ouest de la Vieille ville de Jérusalem, les préceptes du judaïsme y sont appliqués sans faiblesse. Meir et Rivka sont mariés depuis dix ans, ils s'aiment passionnément mais ne parviennent pas à avoir d'enfants. Sur l'injonction du rabbi, Meir doit répudier Rivka. De son côté Malka, la sœur de Rivka, est mariée contre son gré à Yossef alors qu'elle aime Yaakov.  Rivka sombre dans l'enfermement tandis que Malka choisit de s'insurger. 

Né en 1950 à Haïfa, ville portuaire importante et cité universitaire réputée, Amos Gitaï pourrait symboliser le fameux aphorisme : « Tel-Aviv danse, Jérusalem prie, Haïfa travaille. » Sa filmographie considérable, mais aussi son activité théâtrale, son enseignement, ses conférences attestent de son constant labeur.  C'est aussi un homme moderne et progressiste. Issu d'une famille d'intellectuels, il suit des études d'architecture à la célèbre université du Technion. Mobilisé pour participer à la guerre du Kippour (octobre 1973), il devra les interrompre momentanément. C'est au sein d'une unité d'évacuation sanitaire par hélicoptère, qu'il se mettra à filmer à l'aide d'une caméra Super 8. Il laissera de nombreux témoignages de ce conflit qui le marquera définitivement, ayant frôlé la mort lors de l'explosion de son hélicoptère. Amos Gitaï est l'héritier d'une génération de sionistes socialistes. Il a toujours observé la réalité israélienne avec un œil distant et critique. Que ce soit sur un plan sociétal ou sur un plan strictement politique. Son premier documentaire House (1980), est consacré à la reconstruction d'une maison de Jérusalem qui avait appartenu à des Palestiniens avant 1948. Amos Gitaï y rencontre ses occupants successifs et au fur et à mesure, ces fragments de biographies dessinent une mosaïque plus large, celle d’un territoire et du conflit israélo-palestinien. « Gitaï veut que cette maison devienne à la fois quelque chose de très symbolique et de très concret, qu’elle devienne un personnage de cinéma. Il arrive l’une des plus belles choses qu’une caméra puisse enregistrer en direct : des gens qui regardent la même chose et qui voient des choses différentes. Et que cette vision émeut. Dans la maison à moitié éboulée, des hallucinations vraies prennent corps. L’idée du film est simple et le film a la force de cette idée. Ni plus ni moins », écrit Serge Daney [Libération, mars 1982] Le film est aussitôt interdit en Israël. C’est pour faire exister ce film malgré la censure qu’il dit à ce sujet : « J’ai décidé de devenir cinéaste ». Cette relation sera bientôt envenimée par la controverse suscitée par son film Journal de campagne, réalisé, avant et pendant l’invasion du Liban en 1982, et se traduit par un long exil en France (1983-1993). On remarque d'emblée qu'avec House, Amos Gitaï inaugure un projet conceptuel plus large et plus ambitieux, celui d'une thématique regroupée en trilogies. Il lui permet d'élargir son champ de vision et de reformuler en des termes différents ses réflexions et interrogations. Kadosh [קדוש] (littéralement, sacré) serait donc le troisième opus d'une « trilogie des villes » débutée avec Devarim (1995) d'après le roman de Yaakov Shabtai et Yom Yom (1998). Le premier se déroule à Tel-Aviv, le second à Haïfa tandis que Kadosh a lieu à Jérusalem.

Dans le judaïsme, le terme de kadosh (ou kodesh) renvoie à la racine sémitique kdsh qui signifie saint mais qui indique une notion de séparation. Le troisième film du cinéaste met donc l'accent sur le caractère particulier de son film : il se situe dans un milieu profondément attaché à la halakha (droit rabbinique), et donc fermé à l'influence du monde profane, kadosh étant l'antonyme de hol (profane). Elle montre également qu'en terre essentiellement juive, Israël en l'occurrence, respecter la halakha demeure une affaire de choix. Israël n'est donc pas un État théocratique. La séparation que les Juifs ont commencé à effectuer d'avec l'univers purement religieux et qui s'était observé en Europe au moment de l'acquisition des citoyennetés n'a donc pas été effacée en Israël. Au-delà de sa dimension purement religieuse, le terme kadosh invite à une méditation beaucoup plus profonde et générale. Il est dépassement de notre propre condition sur terre, invitation au détachement et à la transcendance. De fait, les destinées de Rivka et Meir et celle de Malka montrent, une fois encore, qu'une application littéraliste et étroite du judaïsme conduisent à nier son message de sagesse et d'amour. Et puisque la religion officielle est dirigée, pour l'essentiel, par des hommes, elle est donc interprétée par des hommes en vue de reproduire l'injustice que constitue la société patriarcale. Avec Kadosh, Amos Gitaï incrimine clairement les méfaits de l'intégrisme religieux qui pénalise tout particulièrement les femmes, victimes expiatoires de ses juridictions. « Mais le propos, écrit Jean-Claude Lamy, va un peu plus loin que la simple dénonciation d'un fondamentalisme indéfendable, car il pose des questions sur la liberté et le bonheur, notions qui ne sont pas aussi indissociables qu'on le croit en Occident. » [J.-C. L. in : Larousse des films] Dans Kadosh, la plupart des protagonistes paraissent amorphes, peu enclins à secouer le « joug ». Ici, paradoxalement, et hormis Malka (Meital Barda), les individus et, alors qu'ils en ont la possibilité, se morfondent à Méa Sharim ad vitam aeternam. Précisément, nous savons - le spectacle n'est pas observable qu'en Israël - que des gens peuvent se sentir heureux ou partiellement heureux dans ce qui, aux yeux de quelques-uns d'entre nous, semble un univers très contraignant. Car, dans une société où l'individu paraît roi mais où, dans le même temps, il est souverainement nié, des êtres préfèrent consciemment à la « solitude de la liberté » (J.C. L.) le confort communautaire de l'asservissement. Il s'agit là d'une attitude engendrée par une peur fort compréhensible. Aussi, quand ceux-ci s'octroient quelques rares instants de liberté, telles Rivka ou Malka - une ou deux fugues -, ces moments valent une existence et nourrissent leurs rêves indéfiniment. Kadosh d'Amos Gitaï est un film profondément intéressant, qui soulève des problèmes d'ordre universel, problèmes que nos sociétés ne sont guère parvenues à résoudre. 

 

Laura [1944 - États-Unis, 83 min., N&B] R. Otto Preminger. Scénario. Jay Dratler, Samuel Hoffenstein, Betty Reinhardt d’après le roman de Vera Caspary. Photographie. Joseph LaShelle. Décors. Lyle Wheeler, Leland Fuller, Thomas Little. Musique. David Raksin. Montage. Louis R. Loeffler. Production. Preminger/20th Century Fox. Interprétation. Gene Tierney (Laura Hunt), Dana Andrews (Mark McPherson), Clifton Webb (Waldo Lydecker), Judith Anderson (Ann Treadwell), Vincent Price (Shelby Carpenter), Dorothy Adams (Bessie Clary). 

Le film débute sur une phrase : « I shall never forget the week-end Laura died » (« Je n'oublierai jamais le week-end où Laura est morte ») ; celle de Waldo Lydecker, son « Pygmalion misanthrope » [Olivier Eyquem]. Laura Hunt (Gene Tierney), agent publicitaire new-yorkaise, a été découverte abattue d'une décharge de chevrotine à l'entrée de son appartement. Le lieutenant McPherson (Dana Andrews) enquête auprès de ses proches, principalement Waldo Lydecker (Clifton Webb), un journaliste et critique à la plume acide, qui a fait de Laura une femme du monde, et Shelby (V. Price), un Adonis sans le sou qu'elle devait épouser. Au fil de ses recherches, où il apprend à la connaître au travers des témoignages, de la lecture de ses lettres et de son journal intime, également fasciné par un tableau qui la représente, l'inspecteur tombe sous le charme de la défunte Laura. Un soir, il s'endort épuisé. C'est alors que Laura surgit, bien vivante...

« Rappelons brièvement les circonstances de la naissance du film et la situation particulière d’Otto Preminger à l’époque. Venu d’Autriche à l’appel de la Fox pour travailler à Hollywood, Preminger a réalisé pour Darryl Zanuck deux films de seconde zone. S’étant gravement querellé l’année suivante avec Zanuck lors du tournage de Kidnapped (tiré du roman de Stevenson) dont il avait dû entreprendre contre son gré la réalisation, il est purement et simplement renvoyé. » (Jacques Lourcelles) Plus encore, Zanuck, producteur tout-puissant, jure qu’Otto Preminger ne réalisera plus à Hollywood. Il s’agit là d’un véritable interdit professionnel. Homme de théâtre, Preminger pourra fort heureusement rester en Amérique et y exercer à New York, où il montera entre 1938 et 1941 plusieurs pièces. Notamment une comédie antinazie de Claire Booth Luce Margin for Error dans laquelle il joue un horrible diplomate allemand acquis à la cause hitlérienne : lui, le Juif chassé par l’arrivée des nationaux-socialistes dans son pays ! Cela deviendra même une des spécialités d’Otto Preminger acteur. Quoi qu’il en soit, la pièce de Luce obtiendra un fort succès et, en 1943, la Fox envisage de la porter à l’écran. Les producteurs semblent justement apprécier les prestations de Preminger. Ils ne voulurent point étendre l’interdit à la fonction de comédien. Preminger fut donc sollicité pour interpréter à nouveau le fameux diplomate hitlérien. Le réalisateur d’Anatomy of a Murder, particulièrement clairvoyant, posa, de son côté, comme condition la possibilité de réaliser le film. Zanuck, mobilisé aux armées après Pearl Harbor, est à ce moment-là remplacé par William Goetz. L’interlocuteur sera sûrement plus souple. Preminger concède certaines choses quand même : il mettra en scène gratuitement tandis que son cachet d’acteur restera fixe. Goetz accepte le deal à condition, cependant, qu’il admette qu’on puisse le renvoyer à la fin de la première semaine de tournage si les rushes ne donnent point satisfaction à la production. Tout se passera bien... et Preminger sera bientôt réaccrédité à Hollywood. Les idées lui viennent naturellement : il lit sans discontinuer scripts, pièces et romans. Le roman policier de Vera Caspary (1899-1987), Laura, publié en 1943, le fascine de façon extraordinaire et il souhaite l’adapter. Autrice de nombreux polars, Vera Caspary a participé à l’élaboration de scénarios de films, enfin ses récits ont inspiré les réalisateurs : Easy Living (1937) de Mitchell Leisen, The Blue Gardenia (1953) de Fritz Lang, Les Girls (1957), une célèbre comédie musicale de George Cukor avec Gene Kelly et Mitzi Gaynor.

Entre bientôt Zanuck qui tempête. Il récrimine Goetz, mais accepte que Preminger produise le film. Il est hors de question qu’il le réalise cependant. Quant au budget, il est infiniment limité à celui d’une réalisation de série B. Preminger échafaude une première mouture de scénario avec Jay Dratler puis le remanie côté dialogues avec Samuel Hoffenstein et et Betty Reinhardt. Le personnage de Waldo Lydecker est recréé en fonction de l’interprète choisi, Clifton Webb. Ensuite, Otto Preminger souligne que le retour de Laura joué par Gene Tierney et que l’on croit morte est, selon lui, la trouvaille du récit. Elle devient dès lors le suspect principal du meurtre. Or, ce script ne plaît à personne, hormis ceux qui y ont travaillé. Vera Caspary émet quelques désaccords. Plus tard, elle écrira tout de même : « En dernier lieu, Preminger réalisa le film lui-même et personne n’eut à se plaindre qu’il en fût ainsi. J’ai revu le film récemment dans la salle de projection privée de la Fox. La réalisation en est magnifique. Il n’y a pas un mouvement, pas une intonation, pas une nuance qui ne soit riche de sens. La clarté de l’histoire, tout particulièrement dans la première moitié du film, est stupéfiante. Néanmoins sur certains points de l’intrigue, je conserve mes désaccords. » Vera Caspary notait également que Preminger n’avait pas été totalement indifférent à quelques-unes de ses critiques et ce, malgré la grande fermeté exprimée par le réalisateur. En réalité, Preminger ne cessait jamais d’améliorer et de peaufiner son travail. Jacques Lourcelles qui a connu personnellement Preminger et l’admire beaucoup, écrit : « Il semble évident que celui-ci a su tirer profit, même sans le reconnaître, de telle ou telle des objections formulées par la romancière sur le script sans pour autant renoncer à aucun des éléments auxquels il tenait vraiment. » Contre toute attente, Darryl Zanuck s’éprend d’un tel scénario et fait passer le film au rang supérieur. Néanmoins, il ne songe toujours pas à Preminger pour assurer la réalisation. Le producteur de la Fox finit par jeter son dévolu sur Rouben Mamoulian. Ce dernier essaie - en vain - de modifier le script. Preminger l’en empêche, objectant que Zanuck l’a aimé ainsi. Les rushes sont, à deux reprises, insatisfaisants. À la fin, le producteur, après avoir écouté les conseils d’Otto Preminger, se tourne vers lui et lui dit : « Pensez-vous que nous devrions congédier Mamoulian ? » Preminger répondra affirmativement. Zanuck donnera alors carte blanche à Preminger pour diriger « Laura ». Ce dernier devra affronter l’hostilité des acteurs - Clifton Webb excepté, que Mamoulian, pour sa part, n’aimait point. Mais, Preminger sut reprendre les choses en mains. Il replaça les vêtements et les décors dans un cadre expurgé de toute sophistication et nettement plus contemporain. Pour ce faire, il remplaça la costumière de Mamoulian. La photographie n’était plus confiée à Lucien Ballard mais à Joseph LaShelle dont « Laura » sera à n’en pas douter sa première grande collaboration. La partie musicale échut à un jeune compositeur pratiquement inconnu, David Raksin. La mélodie de Laura remporta un immense succès international. Projeté devant Zanuck et ses collaborateurs, le premier montage de « Laura » déçut. Le producteur reprocha à Preminger d’avoir sous-évalué le rôle principal confié à Gene Tierney. Il proposa d’en réécrire la fin et cette tâche fut attribuée à Jerome Cady (non crédité au générique).

« La logique interne de cette deuxième fin, écrit Lourcelles, impliquait, et même exigeait, le renoncement à deux avantages, de type policier et psychologique, contenus dans la première fin. En montrant Laura retirer seule le fusil du compartiment secret de l’horloge, puis sortir de son appartement en le serrant contre elle, battre en retraite quand elle entend du bruit, rentrer chez elle et cacher l’arme au grenier, la première fin contenait le seul moment où l’on pouvait croire concrètement à sa culpabilité (fausse piste de l’intrigue). D’autre part l’existence d’un remords de brutale rupture avec Waldo Lydecker (Clifton Webb) et son sursaut instinctif de générosité [...] offraient de son caractère des nuances non négligeables. » Mais, il fallait que ces deux développements soient gommés au profit de ce qui forme l’essence du film, la vraie nature de « Laura » : « un poème lyrique et tragique sur la distance entre les êtres, leurs désirs, leurs ruses et finalement leur incapacité à se rejoindre (sinon dans l’éternité), prisonniers qu’ils sont des méandres du Temps. » (J. Lourcelles) [Lire : découpage en 252 plans dans L’Avant-scène n° 211-212 (1978) avec une préface de Lourcelles analysant la genèse du film et les quinze séquences coupées de la première fin.] Olivier Eyquem conclut pour sa part ainsi : « Laura est de ces films dont rien ne paraît devoir altérer la beauté ni épuiser les richesses et les ambiguïtés. Cette œuvre qui tient à la fois du film noir, de la satire sociale et du poème, est une méditation nostalgique sur le temps révolu, un jeu savant sur la présence/absence, une illustration magistrale de la toute-puissance de l’image et du discours amoureux. »

 

Leopardi : Il giovane favoloso (Il giovane favoloso) [2014 - Italie, 137 min. C] R. Mario Martone. Sc. Ippolita di Majo, M. Martone. Ph. Renato Berta, Renaud Personnaz. Mont. Jacopo Quadri. Mus. Sascha Ring. Déc. Giancarlo Muselli. Dir. art. Carlo Rescigno. Cost. Ursula Patzak. Son. Alessandro Zanon, Paolo Segat. Scripte. Fiorella Amico. Pr. Palomar, Rai Cinema|Carlo Degli Esposti, Patrizia Massa, Nicola Serra (Palomar), Paolo Del Brocco (RAI Cinema). I. Elio Germano (Giacomo Leopardi), Massimo Popolizio (comte Monaldo Leopardi), Michele Riondino (Antonio Ranieri), Anna Mouglalis (Fanny Targioni Tozzetti), Isabella Ragonese (Paolina Leopardi), Filippo Chierici (Giacomo enfant), Raffaella Giordano (Adelaïde Antici Leopardi), Paolo Graziosi (Carlo Antici), Sandro Lombardi (Don Vincenzo, le précepteur), Edoardo Natoli (Carlo Leopardi), Gloria Ghergo (Teresa Fattorini), Valerio Binasco (Pietro Giordani).  Lieux de tournage :  Recanati : Casa Leopardi. Loreto : basilique de la Sainte. Maison de Lorette. Macerata : Palazzo Buonaccorsi. Florence : Fiesole. Rome : Parc des Aqueducs. Naples : Università Suor Orsola. Benincasa, collines de Sant'Elmo, Piazza del Plebiscito. Pompéi et Terzigno. 

~ Le titre du film est emprunté à un récit d'Anna Maria Ortese [Pellegrinaggio alla tomba di Leopardi  (nel libro edito da Adelphi, da Moby Dick all’Orsa Bianca)]. L'écrivaine décrit ainsi son recueillement sur la tombe du poète de Recanati sise dans le parc Vergiliano de Piedigrotta  à Naples : « [...] Cosi ho pensato di andare verso la grotta, un fondo alla quale, in un paese di luce, dorme, da cento anni, il giovane favoloso. » (« J'ai pensé ainsi aller au fond de la grotte, au fond de laquelle, dans un pays lumineux, dort, depuis cent ans, le jeune homme fabuleux »).

Giacomo Leopardi (1798-1837) est très tôt un garçon d'une intelligence et d'un savoir prodigieux. Il grandit à Recanati (province de Macerata), dans la région des Marches, alors partie intégrante des États pontificaux. Son milieu est imprégné de catholicisme. Il a des relations particulièrement difficiles avec son père, le comte Monaldo Leopardi, un homme aux préceptes figés. Sa mère, la marquise Adélaïde Antici est dénuée de toute tendresse. Solitaire, Giacomo passe le plus clair de son temps dans la maison-bibliothèque familiale où, dès l'âge de 10 ans, il se réfugie dans la lecture et l'apprentissage des langues : il maîtrisera bientôt le latin, le grec, l'hébreu et de nombreuses langues modernes dont le français. « Sette anni di studio matto e disperatissimo » (« sept années d'études folles et profondément désespérées »), dira-t-il. Car, Giacomo Leopardi, atteint d'une cypho-scoliose, aura continuellement une santé extrêmement précaire. Dans les Petites œuvres morales, il ira même jusqu'à écrire : « Bien que je ne voie pas encore le terme de ma vie, un sentiment secret m’assure pourtant que mon heure est proche. Je suis mûr pour la mort, et il me paraît trop absurde, alors que je suis mort spirituellement, et que la fable de l’existence est achevée pour moi, de devoir durer encore quarante ou cinquante ans, comme m’en menace la nature. Cette seule idée me fait frémir. Mais, comme il en est de tous ces maux qui dépassent l’imagination, cette perspective me semble un songe et une illusion qui ne se vérifieront jamais. » Quoi qu'il soit, la demeure familiale lui devient insupportable (« abborrito e inabitabile Recanati ») et il cherche à s'en échapper. Il veut partager l'univers intellectuel de ses amis et surtout de l'écrivain Pietro Giordani, un moine émancipé. Giacomo échoue dans sa tentative de fuite, fin juillet 1819. Il est bouleversé par le décès de Teresa Fattorini, la fille du cocher qui représente, à ses yeux, l'unique lueur d'amour et d'espoir. Il lui dédiera, dix ans plus tard, un magnifique poème, À Silvia. Toujours en 1819, il contracte une ophtalmie. D'où une tentative de suicide. Au mois d'octobre 1822, sur les instances de quelques amis, il s’échappe enfin  du « natìo borgo selvaggio » (« bourg sauvage natif », c'est-à-dire Recanati) pour Rome. Il rencontre des amis — Barthold Georg Niebuhr, ministre de Prusse à la cour pontificale, Alessandro Manzoni, le baron Christian Cari Josias Bunsen (1791-1860), diplomate, archéologue et historien, successeur de Niebuhr comme ministre de Prusse, Johann Gothard Reinhold (1771-1838), ministre de Hollande, bibliothécaire d'Angelo Mai. Il ne trouve pas de situation stable, refuse d'entrer dans les ordres  - son grand-père maternel Carlo Antici voudrait en faire un prélat, tandis que son père souhaite qu'il devienne philologue. Il ne se résout pas à un emprunt qui aurait amélioré sa condition. Il ne demande rien à son père qui ne lui propose aucune aide financière. Leopardi se contente d'un travail d'édition et se voit chargé de dresser le catalogue des manuscrits grecs de la bibliothèque Barberini. En 1824, il commence à faire paraître à Bologne dix grandes Canzoni accompagnées de précieuses notes, où se dessine une poétique originale, appuyée sur sa réflexion approfondie de la langue italienne au tournant du XIXe siècle (et du premier Romantisme), puis revient alors dans sa ville natale...

Souffreteux et limité physiquement, Giacomo Leopardi ne put être qu'un écrivain confiné, privé de réelle vie sociale et sentimentale. Son œuvre seule, riche et splendide, rachètera ce handicap. Il n'est pas simple de rendre justice, cinématographiquement parlant, à un écrivain. Le défi est alors plus risqué s'agissant du poète de Recanati. Or le Napolitain Mario Martone, dont l'œuvre se détache rarement de sa cité d'origine, a réussi ce pari, selon une subtilité et une sensibilité extraordinaire, avec une maîtrise remarquable. « Au cinéma que faire ? déclare le metteur en scène. La contradiction devait être assumée : un corps malade qui transmet la faim de vivre, la vitalité. Il s'agit d'écarter tout regard de pitié sur le malade. » De fait, le réalisateur met en perspective un écrivain, un homme avec lequel il se laisse emporter et vibrer, qu'il écoute parler et méditer. Elio Germano qui l'incarne y est renversant : « Aucun autre acteur italien n'a su représenter comme lui la rage de ceux qui ne sont pas à leur place, qui ne sont pas conformes, qui restent en marge », affirme Piero Spila [in : Cinecritica, n°102|103, 2021] Et ici, par conséquent. Ce Il giovane favoloso n'est pas un film sur Leopardi - au diable, le biopic illustratif ! - mais avec Leopardi - on chemine à ses côtés et l'on marche énergiquement comme pour tous les héros de Mario Martone. Du coup, la perspective trop souvent offerte et, à tort, sur l'écrivain en est radicalement modifiée. On l'avait rangé dans la catégorie des poètes uniment romantiques. On ne saisissait pas son pessimisme et sa mélancolie. On l'opposait trop facilement aux idées des Lumières. Mario Martone rend justice à l'esprit d'un homme tout au contraire rebelle aux idées étriquées et à l'immobilisme de la pensée. À juste raison, il met son parcours en parallèle avec celui de notre contemporain Pier Paolo Pasolini. C'est d'un jeune homme fabuleux dont veut nous entretenir Martone. L'auteur d'une œuvre monumentale, Zibaldone di pensieri, journal intellectuel écrit entre 1817 et 1832, si peu lu et quasiment ignoré en France, mais qu'on vient cependant de traduire et d'éditer.  Leopardi, comme Pier Paolo, ne croyait guère à la toute puissance du progrès. Il y a un espace, un espace infini, où le progrès seul ne pourrait habiter le monde que nous ignorons, celui de notre propre individualité et de la place qu'elle occupe dans cet infini qu'est l'univers. Cet infini (L'infinito, 1819) qui est sans aucun doute le poème le plus célèbre de Leopardi : 

Sempre caro mi fu quest’ermo colle,
E questa siepe, che da tanta parte
Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma sedendo e mirando, interminati
Spazi di là da quella, e sovrumani
Silenzi, e profondissima quiete
Io nel pensier mi fingo; ove per poco
Il cor non si spaura. E come il vento
Odo stormir tra queste piante, io quello
Infinito silenzio a questa voce
Vo comparando: e mi sovvien l’eterno,
E le morte stagioni, e la presente
E viva, e il suon di lei. Così tra questa
Immensità s’annega il pensier mio;
E il naufragar m’è dolce in questo mare.

 

(Toujours chère me fut cette colline déserte et cette haie qui, sur un long espace, cache au regard l’extrême horizon. Mais, m’asseyant et regardant, au delà de la haie j’imagine d’interminables espaces, des silences surhumains, un profond repos où peu s’en faut que le cœur ne s’effraie. Et comme j’entends bruire le vent à travers le feuillage, je vais comparant le silence infini à cette voix : et je me souviens de l’éternité, des siècles morts, du siècle présent et vivant et du bruit qu’il fait. Ainsi dans cette immensité s’anéantit ma pensée et il m’est doux de faire naufrage dans cette mer.)

 

Il y a dans le Leopardi de Mario Martone ce sentiment d'une vitalité désespérée  - c'est le titre d'une anthologie poétique de Pasolini ; c'est aussi celui d'un film de Mario Martone (Una disperata vitalità, 1999) consacré à l'actrice Laura Betti, la muse de Pier Paolo - ou d'un désespoir vital. Il faut peut-être comprendre le succès du film ainsi : il allait droit au cœur d'une jeunesse qui exprime, avec rage, l'exigence du bonheur. « Ces jeunes n'ont pas aimé le film, dit Martone, parce que leurs professeurs le leur ont dit, mais parce qu'ils ont vu Leopardi comme le poète de l'adolescence. Pas comme âge de la vie, mais comme condition de l'âme. » [Propos recueillis par René Marx, L'Avant-scène cinéma, n° 705, septembre 2023] Il y a, par ailleurs, dans une séquence du film, une claire allusion à Pasolini, celle de la luciole découverte par deux adolescents croisés par le poète du Dernier chant de SapphoLe réalisateur d'Il delitto Pasolini (2005) nous dit encore : « Il est frappant de voir comment celui-ci annonce si souvent Pasolini. Mais en fait cela vient d'un passage d'un texte du jeune Leopardi, Histoire d'une âme, où il décrit, avec des phrases tourbillonnantes, deux garçons qui tuent une luciole pendant que Teresa Fattorini apparaît sur le seuil de sa maison et que le « ciel se fait noir comme un chapeau.» Ces mots me sont apparus comme le fragment lancinant d'un scénario en devenir, dans lequel, avec ce regard sur les êtres humains, sur les lieux, sur la nature, sur la lumière, il suffisait de quelques lignes pour permettre la naissance de puissantes images en mouvement. » [Entretien cité] 

C'est, à n'en pas douter aussi, la révélation, pour le cinéaste lui-même, d'un étrange sentiment personnel, celui de n'avoir réalisé que des films leopardiens. Comment ne pas reconnaître la destinée du poète dans ses héros napolitains ? Comme le mathématicien Renato Caccioppoli (Carlo Cecchi), suicidé le 8 mai 1959 [Morte di un matematico napolitano, 1992] ou l'héroîne de L'amore molesto (1995) joué par Anna Bonaiuto ou  encore dans le Felice (Pier Francesco Favino) de Nostalgia  (2022), revenu en son pays ? L'expression de cet amour de la vie et d'une cité à laquelle chacun d'entre eux ne peuvent s'arracher. « Ici, à Naples, toutes les choses, le bien et le mal, la santé et les douleurs, le bonheur plus chantant et la douleur plus déchirante, tous ces mots étaient si étroitement liés entre eux, confus, amalgamés les uns aux autres », écrivit Anna Maria Ortese [In : L'infanta sepolta, Adelphi, Milan, 1994] Atteint par l'épidémie de choléra qui sévissait à Naples en 1837, le poète en avait certainement ressenti le fascinant paradoxe. Le voici, à Torre del Greco, sur la terrasse de la villa Ferroni, le profil éclairé par la lave du Vésuve rougeoyant, qui murmure La ginestra Le Genêt  ») : « Qui, su l'arida schiena|Del formidabil monte|Sterminator Vesuvio,|La qual null'altro allegra arbor nè fiore,|Tuoi cespi solitari intorno spargi... [...] » (« Là, sur le dos stérile|Du mont redoutable|Du Vésuve exterminateur|Que n'égaye aucun autre arbre, aucune autre fleur|Tu éparpilles tes buissons solitaires. ») Ce genêt qui, en panoramique, surgit sur la paroi volcanique. Le poète, lucide, perçoit la fatalité et la fin en chaque chose, y compris celle du genêt revêche. Les yeux embués et le regard extasié dans la nuit étoilée, il scrute néanmoins plus loin, toujours plus loin : il voit briller les destinées magnifiques et s'éployer l'éternité du monde...